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02/02/2024 | FRANCE | N°476191

France | France, Conseil d'État, 2ème - 7ème chambres réunies, 02 février 2024, 476191


Vu la procédure suivante :



Par une requête et un mémoire, enregistrés le 21 juillet et le 15 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Union des aéroports français et francophones associés demande au Conseil d'Etat :



1°) à titre principal, d'annuler le décret n° 2023-385 du 22 mai 2023 précisant les conditions d'application de l'interdiction des services réguliers de transport aérien public de passagers intérieurs dont le trajet est également assuré par voie ferrée en moins de deux heures trent

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2°) à titre subsidiaire de saisir la Cour de justice de l'Union europé...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 21 juillet et le 15 décembre 2023 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'Union des aéroports français et francophones associés demande au Conseil d'Etat :

1°) à titre principal, d'annuler le décret n° 2023-385 du 22 mai 2023 précisant les conditions d'application de l'interdiction des services réguliers de transport aérien public de passagers intérieurs dont le trajet est également assuré par voie ferrée en moins de deux heures trente ;

2°) à titre subsidiaire de saisir la Cour de justice de l'Union européenne des questions préjudicielles suivantes :

- L'article 20 du règlement n° 1008/2008, qui prévoit la possibilité de prendre des mesures d'une durée limitée à trois ans en cas de problèmes graves en matière d'environnement, peut-il être invoqué par un Etat membre pour mettre en œuvre des mesures répondant à des problématiques environnementales ne revêtant un caractère ni local, ni temporaire '

- L'article 20 du règlement n° 1008/2008, qui fixe des conditions relatives à la nécessité et à la proportionnalité des mesures environnementales édictées, doit-il être interprété en ce sens qu'un Etat membre peut déroger au principe de liberté du transport aérien intra-européen en vue de limiter les émissions de gaz à effet de serre, alors même que cette dérogation revêt obligatoirement un caractère limité et que les effets attendus de cette limitation demeurent hors de proportion avec les problématiques environnementales invoquées, ici le dérèglement climatique '

3°) de condamner l'Etat à lui verser la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le règlement (CE) 1008/2008 du Parlement et du Conseil du 24 septembre 2008 ;

- le code de l'aviation civile ;

- le code de l'environnement ;

- le code des transports ;

- la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Benoît Delaunay, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Clément Malverti, rapporteur public,

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Lyon-Caen, Thiriez, avocat du ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 23 janvier 2024, présentée par l'Union des aéroports français et francophones associés ;

Considérant ce qui suit :

Sur le cadre juridique applicable au litige :

1. Aux termes de l'article 20 du règlement (CE) 1008/2008 du Parlement et du Conseil du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l'exploitation des services aériens dans la Communauté : " 1. Lorsqu'il existe des problèmes graves en matière d'environnement, l'Etat membre responsable peut limiter ou refuser l'exercice des droits de trafic, notamment lorsque d'autres modes de transport fournissent un service satisfaisant. Ces mesures sont non discriminatoires, elles ne provoquent pas de distorsion de la concurrence entre les transporteurs aériens, elles ne sont pas plus restrictives que nécessaire pour résoudre les problèmes et elles ont une durée de validité limitée, ne dépassant pas trois ans, à l'issue de laquelle elles sont réexaminées. 2. Lorsqu'un État membre estime que les mesures visées au paragraphe 1 sont nécessaires, il en informe, au moins trois mois avant leur entrée en vigueur, les autres États membres et la Commission en fournissant une justification adéquate pour ces mesures. Celles-ci peuvent être appliquées, à moins que, dans un délai d'un mois à partir de la réception de l'information, un État membre concerné ne les conteste ou que la Commission, conformément au paragraphe 3, ne décide de leur consacrer un examen plus approfondi. (...) ".

2. Aux termes du II de l'article L. 6412-3 du code des transports, issu de l'article 145 de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets : " Sont interdits, sur le fondement de l'article 20 du règlement (CE) n° 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008 précité, les services réguliers de transport aérien public de passagers concernant toutes les liaisons aériennes à l'intérieur du territoire français dont le trajet est également assuré sur le réseau ferré national sans correspondance et par plusieurs liaisons quotidiennes d'une durée inférieure à deux heures trente ". Aux termes du dernier alinéa du même article : " Un décret en Conseil d'Etat précise les conditions d'application du premier alinéa du présent II, notamment les caractéristiques des liaisons ferroviaires concernées, qui doivent assurer un service suffisant, et les modalités selon lesquelles il peut être dérogé à cette interdiction lorsque les services aériens assurent majoritairement le transport de passagers en correspondance ou peuvent être regardés comme assurant un transport aérien décarboné. Il précise les niveaux d'émissions de dioxyde de carbone par passager transporté au kilomètre que doivent atteindre les services aériens pour être considérés comme assurant un transport aérien décarboné ". Informée par les autorités françaises de leur intention d'introduire une limitation temporaire de l'exercice des droits de trafic par l'effet de ces dispositions législatives et du projet de décret attaqué, la Commission a considéré, par décision d'exécution (UE) 2022/2358 du 1er décembre 2022, que la mesure envisagée remplit les conditions énoncées à l'article 20 du règlement (CE) 1008/2008.

Sur le litige :

3. Pour l'application des dispositions de l'article L. 6412-3 du code des transports, a été pris le décret du 22 mai 2023 précisant les conditions d'application de l'interdiction des services réguliers de transport aérien public de passagers intérieurs dont le trajet est également assuré par voie ferrée en moins de deux heures trente. Ce décret insère dans le code de l'aviation civile les dispositions suivantes : " Art. R. 330-6-1.-I.-Les services réguliers de transport aérien public de passagers interdits par le II de l'article L. 6412-3 du code des transports sont ceux pour lesquels une liaison ferroviaire substituable assure, dans chaque sens, un trajet de moins de deux heures trente et qui présente les caractéristiques suivantes : 1° Le trajet doit s'effectuer entre des gares desservant les mêmes villes que les aéroports respectivement concernés. Toutefois, lorsque le plus important de ces deux aéroports, au vu du trafic moyen constaté au cours des sept dernières années, est directement desservi par un service ferroviaire à grande vitesse, la gare prise en compte pour l'application des dispositions du présent alinéa est celle desservant cet aéroport ;/ 2° La liaison est assurée sans changement de train entre ces gares, plusieurs fois par jour et avec un service satisfaisant, au sens de l'article 20 du règlement (CE) n° 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008 établissant des règles communes pour l'exploitation de services aériens dans la Communauté, y compris au regard du caractère abordable des tarifs du transport ferroviaire de substitution. A cette fin, les fréquences doivent être suffisantes et les horaires appropriés, compte tenu des besoins de transport des passagers empruntant cette liaison, notamment en matière de connectivité et d'intermodalité, ainsi que des reports de trafic qui seraient entraînés par l'interdiction ;/ 3° La liaison doit permettre plus de huit heures de présence sur place dans la journée, tout au long de l'année./ II.- Avant chaque saison aéronautique, le ministre chargé de l'aviation civile fait procéder à une évaluation ayant pour objet de déterminer les liaisons aériennes potentiellement concernées pour lesquelles il existe un service ferroviaire de substitution satisfaisant. Il informe les transporteurs potentiellement intéressés des liaisons aériennes susceptibles d'être interdites ". Son article 2 prévoit en outre d'une part que ces dispositions s'appliquent pendant une durée de trois ans et d'autre part que le ministre chargé de l'aviation civile fait procéder à une évaluation de leur application, qui est transmise à la Commission européenne, vingt-quatre mois après leur entrée en vigueur ".

4. L'Union des aéroports français et francophones associés a formé un recours pour excès de pouvoir contre ce décret.

Sur la légalité externe du décret attaqué :

5. En premier lieu, lorsqu'un décret doit être pris en Conseil d'Etat, le texte retenu par le Gouvernement ne peut être différent à la fois du projet qu'il avait soumis au Conseil d'Etat et du texte adopté par ce dernier. En l'espèce, il ressort des pièces du dossier, en particulier de la copie de la minute de la section des travaux publics du Conseil d'Etat, telle qu'elle a été versée au dossier par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, que le décret attaqué ne contient pas de dispositions qui diffèreraient à la fois du projet initial du Gouvernement et du texte adopté par la section des travaux publics. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance des règles qui gouvernent l'examen par le Conseil d'Etat des projets de décret doit être écarté.

6. En deuxième lieu, aux termes de l'article 7 de la Charte de l'environnement : " Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l'élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement. " Si les dispositions de l'article L. 123-19-1 du code de l'environnement, qui précisent les conditions et limites dans lesquelles le principe de participation du public défini à l'article 7 de la Charte de l'environnement est applicable aux actes réglementaires de l'Etat ayant une incidence directe et significative sur l'environnement, impliquent que ces projets d'acte fassent l'objet d'une publication préalable permettant au public de formuler des observations, elles n'imposent de procéder à une nouvelle publication pour recueillir des observations du public sur les modifications qui sont ultérieurement apportées au projet de décision, au cours de son élaboration, que lorsque celles-ci ont pour effet de dénaturer le projet sur lequel ont été initialement recueillies les observations du public.

7. Il ressort des pièces du dossier que le projet de décret a été publié selon les modalités prévues par le II de l'article L. 120-1 du code de l'environnement en vue de permettre au public de formuler des observations. Outre des corrections rédactionnelles, le projet a fait l'objet, ultérieurement, de modifications afin, d'une part, de préciser les critères, sans en ajouter d'autres, conduisant à déterminer les liaisons aériennes visées et, d'autre part, de prévoir l'évaluation du dispositif au terme sa durée d'application. Ces modifications n'ont pas présenté une ampleur telle qu'elles auraient dénaturé le projet au vu duquel le public a pu formuler ses observations. Par suite, le moyen tiré de ce que le décret serait entaché d'irrégularité, faute d'avoir fait l'objet d'une nouvelle consultation du public doit être écarté.

Sur la légalité interne du décret attaqué :

8. En premier lieu, en adoptant les dispositions de l'article L. 6412-3 du code des transports, le législateur a interdit l'exploitation de services réguliers de transport aérien public de passagers à l'intérieur du territoire français afin de contribuer à la lutte contre le changement climatique par la réduction des émissions de gaz à effet de serre produites par le transport aérien, qui sont à l'origine de " problèmes graves en matière d'environnement " au sens de l'article 20 du règlement (CE) 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil. Cette mesure d'interdiction, telle que résultant de la loi et du décret attaqué, fondée sur la durée et la fréquence des liaisons ferroviaires de substitution et sur le caractère satisfaisant de leurs horaires, s'applique à tous les services réguliers de transport aérien public de passagers pour lesquels une liaison ferroviaire assure, dans chaque sens, un trajet de moins de deux heures trente, et ne présente, ainsi, pas de caractère discriminatoire. Il n'est pas établi par les éléments versés au dossier qu'elle provoquerait sur les lignes concernées une distorsion de concurrence entre les transporteurs aériens, d'autant que sa durée de validité est limitée à une période de trois ans à l'issue de laquelle elle fera l'objet, après évaluation, d'un réexamen. Enfin, si, ainsi que le fait valoir la requérante, la mesure n'aura qu'une incidence faible sur les émissions de gaz à effet de serre, il reste qu'elle est susceptible de contribuer à court terme à la réduction de ces émissions dans le domaine du transport aérien et ne peut être regardée, eu égard aux enjeux de la lutte contre le changement climatique, comme étant plus restrictive que nécessaire.

9. Il s'ensuit que les moyens tirés de ce que le II de l'article L. 6412-3 du code des transports et le décret attaqué sur le fondement duquel il a été pris contreviendraient à l'article 20 du règlement (CE) 1008/2008 du Parlement européen et du Conseil du 24 septembre 2008, ainsi que celui tiré de ce que le pouvoir réglementaire aurait commis une erreur manifeste dans l'appréciation des modalités de mise en œuvre des dispositions législatives, doivent être écartés.

10. En deuxième lieu, en renvoyant au décret le soin de fixer les modalités selon lesquelles il peut être dérogé à l'interdiction d'exploiter des services aériens lorsque ceux-ci assurent majoritairement le transport de passagers en correspondance ou peuvent être regardés comme assurant un transport aérien décarboné, le II de l'article L. 6412-3 du code des transports s'est borné à ouvrir une faculté au pouvoir réglementaire. Par suite, le moyen tiré de ce que ce décret, pris en application de l'article 145 de la loi du 22 août 2021 méconnaîtrait ces dispositions faute d'avoir édicté de telles dérogations doit être écarté.

11. En troisième lieu, la requérante soutient que les dispositions litigieuses, qui se bornent à fixer les modalités d'application du II de l'article L. 6412-3 du code des transports, porteraient atteinte à la liberté du commerce et de l'industrie. Toutefois une telle atteinte n'est susceptible de résulter que de l'interdiction décidée dans son principe par le législateur. Par suite, en l'absence de question prioritaire de constitutionnalité présentée dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, ce moyen ne peut qu'être écarté.

12. Il résulte de tour ce qui précède, sans qu'il y ait lieu de saisir la Cour de justice de l'Union européenne à titre préjudiciel, que l'Union des aéroports français et francophones n'est pas fondée à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret qu'elle attaque.

Sur les frais liés au litige :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Union des aéroports français et francophones associés la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de l'Union des aéroports français et francophones associés est rejetée.

Article 2 : L'Union des aéroports français et francophones associés versera à l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à l'Union des aéroports français et francophones et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Délibéré à l'issue de la séance du 22 janvier 2024 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Nicolas Boulouis, M. Olivier Japiot, présidents de chambre ; M. Olivier Rousselle, Mme Anne Courrèges, M. Gilles Pellissier, M. Jean-Yves Ollier, M. Frédéric Gueudar Delahaye, conseillers d'Etat et M. Benoît Delaunay, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 2 février 2024.

Le président :

Signé : M. Jacques-Henri Stahl

Le rapporteur :

Signé : M. Benoît Delaunay

La secrétaire :

Signé : Mme Eliane Evrard


Synthèse
Formation : 2ème - 7ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 476191
Date de la décision : 02/02/2024
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 02 fév. 2024, n° 476191
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Benoît Delaunay
Rapporteur public ?: M. Clément Malverti
Avocat(s) : SCP LYON-CAEN, THIRIEZ

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2024
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2024:476191.20240202
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