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14/04/2023 | FRANCE | N°441561

France | France, Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 14 avril 2023, 441561


Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 1er juillet et 1er octobre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Betclic enterprises limited demande au Conseil d'Etat :

1°) à titre principal, d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2020-494 du 28 avril 2020 relatif aux modalités de mise à disposition de l'offre de jeux et des données de jeux ;

2°) à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle ;

3°) de mettr

e à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de ju...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 1er juillet et 1er octobre 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Betclic enterprises limited demande au Conseil d'Etat :

1°) à titre principal, d'annuler pour excès de pouvoir le décret n° 2020-494 du 28 avril 2020 relatif aux modalités de mise à disposition de l'offre de jeux et des données de jeux ;

2°) à titre subsidiaire, de saisir la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- le code de la sécurité intérieure ;

- la loi n° 2010-476 du 12 mai 2010 ;

- la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 ;

- l'ordonnance n° 2019-1015 du 2 octobre 2019 ;

- le décret n° 55-733 du 26 mai 1955 ;

- le décret n° 2010-518 du 19 mai 2020 ;

- le décret n° 2019-1060 du 17 octobre 2019 ;

- le décret n° 2019-1061 du 17 octobre 2019 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Joachim Bendavid, maître des requêtes,

- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Betclic enterprises limited, et à la SCP Spinosi, avocat de la société La Française des jeux.

Considérant ce qui suit :

1. La société Betclic enterprises limited demande l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 28 avril 2020 relatif aux modalités de mise à disposition de l'offre de jeux et des données de jeux.

2. En premier lieu, le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique est fondé à soutenir que la qualité de concurrente de la société La Française des jeux ne saurait conférer à la requérante un intérêt suffisant lui donnant qualité pour demander l'annulation de l'article 35 du décret attaqué, divisible, qui a pour seul objet de soumettre cette société au contrôle économique et financier de l'Etat selon les modalités du décret du 26 mai 1955 relatif au contrôle économique et financier de l'Etat.

3. En deuxième lieu, l'illégalité d'un acte administratif, qu'il soit ou non réglementaire, ne peut être utilement invoquée par voie d'exception à l'appui de conclusions dirigées contre une décision administrative ultérieure que si cette dernière décision a été prise pour l'application du premier acte ou s'il en constitue la base légale.

4. Si la société requérante soutient que le décret attaqué serait illégal en raison de l'illégalité du décret du 17 octobre 2019 relatif aux modalités d'application du contrôle étroit de l'Etat sur la société La Française des jeux, du décret du 17 octobre 2019 relatif à l'encadrement de l'offre de jeux de La Française des jeux et du Pari mutuel urbain, du décret du 30 octobre 2019 décidant le transfert au secteur privé de la majorité du capital de la société La Française des jeux, de l'arrêté du 6 novembre 2019 fixant les modalités de transfert au secteur privé de la majorité du capital de la société La Française des jeux, de l'arrêté du 20 novembre 2019 fixant le prix et les modalités d'attribution d'actions de la société La Française des jeux et du décret du 30 décembre 2019 relatif à l'approbation des statuts de la société La Française des jeux, ces actes, qui portent sur les conditions d'exploitation et de fonctionnement du monopole confié à La Française des jeux et les modalités de son transfert au secteur privé, ne constituent pas la base légale du décret attaqué, qui n'a pas été pris pour leur application.

5. La société requérante ne peut pas non plus exciper utilement de l'illégalité de l'ordonnance du 2 octobre 2019 réformant la régulation des jeux d'argent et de hasard, dont elle ne conteste au demeurant, par les moyens qu'elle invoque, que les dispositions relatives au monopole de La Française des jeux, dès lors qu'à l'exception de l'article 35 du décret attaqué, dont elle n'est pas recevable à demander l'annulation, aucune disposition de celui-ci n'y trouve sa base légale ou n'a été prise pour son application.

6. En troisième lieu, il résulte de l'article 2 du décret du 19 mai 2010 relatif à la mise à disposition de l'offre de jeux et de paris par les opérateurs agréés de jeux ou de paris en ligne dans sa rédaction issue de l'article 3 du décret attaqué que, lors de l'ouverture d'un compte joueur, l'opérateur agréé de jeux ou de paris en ligne ou l'opérateur titulaire de droits exclusifs doit, afin de s'assurer que le joueur réside en France, demander à l'intéressé la communication de son adresse postale, et qu'une telle indication n'est pas exigée lors de l'ouverture d'un compte joueur en réseau physique de distribution auprès d'un opérateur titulaire de droits exclusifs. Dès lors que la résidence en France est présumée lorsque le compte joueur est ouvert en réseau physique de distribution, la requérante n'est pas fondée à soutenir que cette différence dans les obligations pesant sur les opérateurs porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et à libre prestation de service garanties par les articles 49 et 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, ou placerait La Française des jeux en situation d'abus de position dominante en méconnaissance des articles 102 et 106 du même traité.

7. En quatrième lieu, aux termes de l'article 22 du décret du 19 mai 2010 dans sa rédaction issue de l'article 22 du décret attaqué : " Les opérateurs mentionnés au premier alinéa de l'article L. 320-9 du code de la sécurité intérieure s'assurent, par l'intermédiaire du système d'information de l'Autorité nationale des jeux, à l'ouverture du compte joueur puis à chaque connexion du joueur, que ce dernier n'est pas interdit de jeu en application de l'article L. 320-9-1 du même code. / Les opérateurs mentionnés au deuxième alinéa de l'article L. 320-9 de ce code s'assurent à l'ouverture du compte joueur puis au moins chaque jour où le joueur réalise des opérations de jeux dans les postes d'enregistrement de jeux de loterie, de jeux de paris sportifs ou de paris hippiques au moyen d'un compte que ce joueur n'est pas interdit de jeux en application de l'article L. 320-9-1 dudit code ". Il résulte de ces dispositions qu'afin de lutter contre le jeu excessif, les opérateurs qui proposent des jeux en ligne ou sur des terminaux d'enregistrement physique sans intermédiation humaine au moyen d'un compte sont tenus de contrôler qu'une personne qui souhaite accéder à leur offre de jeux ne fait pas l'objet d'une interdiction de jeu, mais qu'une telle obligation ne s'applique pas aux paris et aux tickets de jeux de loterie vendus par la société La Française des jeux en réseau physique de distribution ou par l'utilisation d'un terminal d'enregistrement physique sans utilisation d'un compte personnel. Dès lors qu'il ressort des pièces du dossier que ces obligations différenciées s'expliquent par des considérations techniques tenant à la possibilité dont disposent les opérateurs proposant des jeux en ligne ou sur des terminaux d'enregistrement physique sans intermédiation humaine au moyen d'un compte de contrôler, de façon automatique, grâce à un système d'information, l'identité du joueur lors de la création du compte et de la connexion à celui-ci, la société requérante n'est pas fondée à soutenir qu'une telle différence porterait une atteinte disproportionnée à la liberté d'entreprendre et à libre prestation de service garanties par les articles 49 et 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, ou placerait La Française des jeux en situation d'abus de position dominante en méconnaissance des articles 102 et 106 du même traité.

8. En dernier lieu, l'exercice du pouvoir réglementaire implique pour son détenteur la possibilité de modifier à tout moment les normes qu'il définit sans que les personnes auxquelles sont, le cas échéant, imposées de nouvelles contraintes, puissent invoquer un droit au maintien de la réglementation existante. En principe, les nouvelles normes ainsi édictées ont vocation à s'appliquer immédiatement, dans le respect des exigences attachées au principe de non-rétroactivité des actes administratifs. Toutefois, il incombe à l'autorité investie du pouvoir réglementaire, agissant dans les limites de sa compétence et dans le respect des règles qui s'imposent à elle, d'édicter, pour des motifs de sécurité juridique, les mesures transitoires qu'implique, s'il y a lieu, cette réglementation nouvelle. Il en va ainsi lorsque l'application immédiate de celle-ci entraîne, au regard de l'objet et des effets de ses dispositions, une atteinte excessive aux intérêts publics ou privés en cause.

9. Les dispositions réglementaires attaquées du décret du 28 avril 2020 ont pour objet de modifier les conditions d'ouverture et de fonctionnement du compte joueur en exigeant, notamment, de l'opérateur de jeux en ligne de contrôler la justification du domicile du joueur, de demander à celui-ci d'encadrer sa capacité de jeu par la fixation d'une limite de temps de jeu effectif et de s'assurer, à l'ouverture de son compte et à chaque connexion, que le joueur n'est pas interdit de jeu en application de l'article L. 320-9-1 du code de la sécurité intérieure.

10. Si la requérante fait valoir que les nouvelles obligations relatives au contrôle du domicile du joueur et à la fixation d'un temps de jeu limité imposent aux opérateurs de coûteuses modifications de leur système d'information et leur interface de jeux, ces allégations, même à les supposer avérées, ne sauraient permettre à elles seules de considérer qu'en prévoyant une entrée en vigueur le 1er octobre 2020 de ces nouvelles dispositions, l'article 38 du décret attaqué n'aurait pas laissé aux opérateurs un délai raisonnable pour s'adapter à ces modifications.

11. Il ressort par ailleurs des pièces du dossier que la vérification des personnes interdites de jeux nécessite une modification des systèmes d'information des opérateurs afin de leur permettre de se connecter automatiquement au fichier des personnes interdites de jeux géré par l'Autorité nationale des jeux. A cette fin, le troisième alinéa de l'article 22 du décret du 19 mai 2010, dans sa rédaction issue de l'article 22 du décret attaqué, a chargé l'Autorité de déterminer " les modalités de cette vérification ainsi que les modalités techniques de connexion " à son système d'information. Dès lors que l'application de l'article 22 du décret attaqué, relatif à la vérification des personnes interdites de jeux par les opérateurs, était manifestement impossible tant que l'Autorité n'avait pas procédé à la détermination de ces modalités, l'entrée en vigueur de cet article n'a pas eu lieu le 1er octobre 2020 mais a été reportée à la date d'entrée en vigueur de la décision correspondante de l'Autorité, laquelle a été adoptée par le collège de l'Autorité le 3 décembre 2020 et dont le projet avait été transmis aux acteurs concernés dès le 26 août 2020. La requérante n'est donc pas fondée à soutenir que le décret attaqué n'aurait pas laissé aux acteurs concernés un délai raisonnable pour s'adapter à la modification de la réglementation, et aurait par suite méconnu le principe de sécurité juridique.

12. Il résulte de tout ce qui précède, sans qu'il y ait lieu de saisir à titre préjudiciel la Cour de justice de l'Union européenne, que la requête de la société Betclic enterprises limited doit être rejetée, y compris, par voie de conséquence, ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, au titre des mêmes dispositions, de mettre à la charge de la société requérante la somme de 3 000 euros à verser à la société La Française des jeux.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de la société Betclic enterprises limited est rejetée.

Article 2 : La société Betclic enterprises limited versera à la société La Française des jeux la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la société Betclic enterprises limited, à la société La Française des jeux, à la Première ministre et au ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Délibéré à l'issue de la séance du 17 mars 2023 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre ; M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre ; Mme Sophie-Caroline de Margerie, Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, conseillères d'Etat ; M. Olivier Yeznikian, M. Jean-Dominique Langlais, conseillers d'Etat et M. Joachim Bendavid, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 14 avril 2023.

Le président :

Signé : M. Rémy Schwartz

Le rapporteur :

Signé : M. Joachim Bendavid

La secrétaire :

Signé : Mme Anne-Lise Calvaire


Synthèse
Formation : 5ème - 6ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 441561
Date de la décision : 14/04/2023
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 14 avr. 2023, n° 441561
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Joachim Bendavid
Rapporteur public ?: M. Maxime Boutron
Avocat(s) : SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER ; SCP SPINOSI

Origine de la décision
Date de l'import : 21/04/2023
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2023:441561.20230414
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