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25/11/2022 | FRANCE | N°443253

France | France, Conseil d'État, 4ème chambre, 25 novembre 2022, 443253


Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 24 août 2020 et le 18 janvier 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Beauté Nutrition et Succès (BNS) demande au Conseil d'Etat :

1°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de trois millions d'euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la durée excessive des procédures engagées devant la juridiction administrative, tendant à la décharge des suppléments d'impôt sur les sociétés et de taxes sur le chiffre d'affaires

mis à sa charge au titre des exercices 1992 et 1993 ;

2°) de mettre à la charge d...

Vu la procédure suivante :

Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés le 24 août 2020 et le 18 janvier 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la société Beauté Nutrition et Succès (BNS) demande au Conseil d'Etat :

1°) de condamner l'Etat à lui verser une somme de trois millions d'euros en réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la durée excessive des procédures engagées devant la juridiction administrative, tendant à la décharge des suppléments d'impôt sur les sociétés et de taxes sur le chiffre d'affaires mis à sa charge au titre des exercices 1992 et 1993 ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code général des impôts ;

- le livre des procédures fiscales ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Thalia Breton, auditrice,

- les conclusions de M. Raphaël Chambon, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SARL Didier-Pinet, avocat de la société Beauté Nutrition et Succès (BNS) ;

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte de l'instruction qu'à l'issue d'une vérification de comptabilité portant sur les exercices clos en 1992 et 1993, des cotisations supplémentaires d'impôt sur les sociétés et de taxe sur le chiffre d'affaires ont été mises à la charge de la société Beauté Nutrition et Succès à hauteur de 9 660 258 francs (1 472 696 euros) au titre de l'exercice 1992 et de 13 819 294 francs (2 106 737 euros) au titre de l'exercice 1993. La société Beauté Nutrition et Succès a formé le 30 septembre 1998 auprès de l'administration fiscale une réclamation qui a été rejetée le 24 mai 2002. La société Beauté Nutrition et Succès a contesté le rejet de cette réclamation par une demande introduite le 24 juillet 2002 devant le tribunal administratif de Paris, qui, par un jugement du 14 mai 2008 a partiellement fait droit à sa demande. Par un arrêt du 27 mai 2011, la cour administrative d'appel de Paris a partiellement déchargé la société des suppléments d'impôt maintenus à sa charge par le tribunal administratif. Par une décision du 17 mai 2013, le Conseil d'Etat, statuant au contentieux, a partiellement annulé cet arrêt et renvoyé l'affaire à la cour administrative d'appel de Paris. Par un arrêt du 10 juin 2014, cette cour, faisant droit à l'appel de la société Beauté Nutrition et Succès, a réduit la base imposable de la société au titre de l'exercice 1992 de la somme de 30 millions de francs (4 573 470 euros), et déchargé cette société des suppléments d'impôt correspondants. Par une ordonnance du 16 juin 2016, le premier vice-président du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, se prononçant sur la demande en référé introduite par la société Beauté Nutrition et Succès le 7 septembre 2015, a condamné l'Etat à lui verser une provision de 1 125 714,97 euros au titre des intérêts moratoires dus en exécution des dégrèvements prononcés. La société Beauté Nutrition et Succès demande la condamnation de l'Etat à l'indemniser des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de la durée excessive de ces procédures juridictionnelles.

Sur le caractère raisonnable du délai de jugement :

2. Il résulte des principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives que les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable. Si la méconnaissance de cette obligation est sans incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l'issue de la procédure, les justiciables doivent néanmoins pouvoir en faire assurer le respect. Ainsi, lorsque la méconnaissance du droit à un délai raisonnable de jugement leur a causé un préjudice, ils peuvent obtenir la réparation du dommage ainsi causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Le caractère raisonnable du délai de jugement d'une affaire doit s'apprécier de manière à la fois globale, compte tenu notamment, de l'exercice des voies de recours, particulière à chaque instance et concrète, en prenant en compte sa complexité, les conditions de déroulement de la procédure et, en particulier, le comportement des parties tout au long de celle-ci, mais aussi, dans la mesure où la juridiction saisie a connaissance de tels éléments, l'intérêt qu'il peut y avoir, pour l'une ou l'autre, compte tenu de sa situation particulière, des circonstances propres au litige et, le cas échéant, de sa nature même, à ce qu'il soit tranché rapidement.

3. Aux termes de l'article R* 198-10 du livre des procédures fiscales, dans sa rédaction en vigueur : " L'administration des impôts ou l'administration des douanes et droits indirects, selon le cas, statue sur les réclamations dans le délai de six mois suivant la date de leur présentation (...) / ". Aux termes de l'article R* 199-1 du même livre : " L'action doit être introduite devant le tribunal compétent dans le délai de deux mois à partir du jour de la réception de l'avis par lequel l'administration notifie au contribuable la décision prise sur la réclamation, que cette notification soit faite avant ou après l'expiration du délai de six mois prévu à l'article R. 198-10. / Toutefois, le contribuable qui n'a pas reçu la décision de l'administration dans un délai de six mois mentionné au premier alinéa peut saisir le tribunal dès l'expiration de ce délai (...) / ". Si la société Beauté Nutrition et Succès soutient que l'administration fiscale n'a expressément rejeté sa réclamation du 30 septembre 1998 que par une décision du 24 mai 2002, qu'elle a contestée devant le tribunal administratif de Paris le 24 juillet 2002, et qu'il doit par suite être tenu compte de la durée excessive de ce recours administratif préalable obligatoire dans l'appréciation du caractère raisonnable de la durée globale de la procédure, il résulte des dispositions précitées qu'elle pouvait, à l'expiration du délai de six mois suivant la réception de sa réclamation du 30 septembre 1998, saisir le tribunal administratif. Le caractère excessif de la durée de la procédure précontentieuse lui est ainsi entièrement imputable.

4. S'il résulte de l'instruction que la société Beauté Nutrition et Succès n'a obtenu de l'autorité administrative que le 14 juin 2016 l'entière exécution de l'arrêt du 10 juin 2014 de la cour administrative d'appel de Paris, le caractère excessif de la durée d'une procédure juridictionnelle n'ouvre droit à la réparation que des préjudices qui résultent du mauvais fonctionnement du service public de la justice, et non de ceux qui trouvent leur origine directe dans le comportement de l'administration dans l'exécution de la décision juridictionnelle. Contrairement à ce que soutient la société requérante, il n'y a donc lieu, pour statuer sur sa requête, que d'examiner la durée totale de la procédure juridictionnelle devant les trois degrés de juridiction. A cet égard, il résulte de l'instruction que cette procédure a duré, en l'espèce, onze ans et cinq mois et que, par suite, la requérante est fondée à soutenir que la durée totale de la procédure en cause est excessive pour un litige ne présentant pas de difficulté particulière, alors même qu'elle recouvre quatre instances et que s'agissant de la première, la requérante, en tardant à répondre au mémoire en défense, a contribué à l'allongement du délai de jugement de sa demande.

5. Son droit à un délai raisonnable de jugement ayant été méconnu, la société requérante est fondée à obtenir, pour ce motif, la réparation des préjudices qu'elle a subis.

Sur les préjudices :

En ce qui concerne le préjudice moral :

6. Il résulte de l'instruction que la durée excessive de la procédure contentieuse a occasionné pour la société Beauté Nutrition et Succès un préjudice moral consistant en des désagréments qui vont au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès. Dans les circonstances de l'espèce, il sera fait une juste appréciation de ce préjudice en condamnant l'Etat à lui verser une indemnité de 6 000 euros.

En ce qui concerne les préjudices économiques et financiers :

7. En premier lieu, la société Beauté Nutrition et Succès ne saurait utilement demander à l'Etat d'indemniser les éventuels préjudices de ses dirigeants et associés résultant de la durée excessive de la procédure juridictionnelle, qui ne sont pas parties à l'instance.

8. En deuxième lieu, aux termes de l'article L. 207 du livre des procédures fiscales : " Lorsqu'une réclamation contentieuse est admise en totalité ou en partie, le contribuable ne peut prétendre à des dommages-intérêts ou à des indemnités quelconques, à l'exception des intérêts moratoires prévus par l'article L. 208 ". Aux termes de l'article L. 208 de ce livre : " Quand l'Etat est condamné à un dégrèvement d'impôt par un tribunal ou quand un dégrèvement est prononcé par l'administration à la suite d'une réclamation tendant à la réparation d'une erreur commise dans l'assiette ou le calcul des impositions, les sommes déjà perçues sont remboursées au contribuable et donnent lieu au paiement d'intérêts moratoires dont le taux est celui de l'intérêt de retard prévu à l'article 1727 du code général des impôts ". Il résulte de ces dispositions qu'en cas de dégrèvement prononcé à la suite d'une réclamation portant sur l'assiette ou le calcul de l'impôt, le contribuable a droit à la perception des intérêts moratoires assis sur les impositions dégrevées, qui ont pour objet de tenir compte de la durée pendant laquelle le contribuable a été privé des sommes correspondantes, en compensant en particulier les effets de l'indisponibilité de celles-ci et les coûts de substitution que l'intéressé a été contraint d'exposer. Si la société Beauté Nutrition et Succès soutient que la durée excessive de la procédure juridictionnelle a eu pour effet de rendre indisponible pendant une longue durée la somme ayant fait l'objet d'un dégrèvement, il résulte de l'instruction que par une décision du 14 juin 2016, l'administration fiscale a liquidé des intérêts moratoires pour un montant de 1 148 863 euros, assis sur un dégrèvement de 1 065 099 euros et calculés sur une période allant du 20 avril 1993 au 14 juin 2016, et que ce faisant, elle a compensé les effets de l'indisponibilité de la somme ayant fait l'objet d'un dégrèvement en tenant compte de la durée pendant laquelle la société Beauté Nutrition et Succès en a été privée, conformément aux dispositions précitées des articles L. 207 et L. 208 du livre des procédures fiscales.

9. En troisième lieu, si la société Beauté Nutrition et Succès soutient que la durée excessive de la procédure juridictionnelle a eu comme conséquences de lui faire supporter des frais pour assurer sa défense devant le juge, de limiter son accès à des sources de financement bancaire et d'entraver son développement, et s'est en outre traduit par une baisse importante de son chiffre d'affaires, ainsi que par une dépréciation de ses actifs d'un montant de 1,96 millions d'euros et d'une perte de valeur de la société d'un montant de 15 millions d'euros, il ne résulte pas de l'instruction, et en particulier du rapport d'expertise qu'elle produit, qu'il existerait un lien de causalité direct et certain entre les préjudices allégués et le délai excessif de la procédure devant la juridiction administrative.

10. En quatrième et dernier lieu, les autres préjudices invoqués par la société Beauté Nutrition et Succès, résultant de l'allongement du délai au terme duquel l'administration fiscale a levé l'hypothèque légale inscrite sur un hôtel qu'elle exploitait, et du délai au terme duquel le tribunal de commerce de Paris a constaté la clôture des opérations de redressement judiciaire, trouvent leur origine directe dans le comportement de l'administration et ne sont pas directement imputables à un mauvais fonctionnement du service public de la justice.

11. Il résulte de ce qui précède que le préjudice à indemniser au titre de la durée excessive de la procédure juridictionnelle doit être fixé à 6 000 euros.

Sur les conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

12. Il y a lieu dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Beauté Nutrition et Succès au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : L'Etat est condamné à verser à la société Beauté Nutrition et Succès la somme de 6 000 euros.

Article 2 : L'Etat versera à la société Beauté Nutrition et Succès une somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : La présente décision sera notifiée à la société Beauté Nutrition et Succès et au garde des sceaux, ministre de la justice.


Synthèse
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 443253
Date de la décision : 25/11/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 25 nov. 2022, n° 443253
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Thalia Breton
Rapporteur public ?: M. Raphaël Chambon
Avocat(s) : SARL DIDIER-PINET

Origine de la décision
Date de l'import : 27/11/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2022:443253.20221125
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