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14/10/2004 | LUXEMBOURG | N°17959

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 14 octobre 2004, 17959


Tribunal administratif N° 17959 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 23 avril 2004 Audience publique du 14 octobre 2004 Recours formé par les époux … et …, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17959 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 23 avril 2004 par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Pec (Kosovo/Etat de Serbie et Monténégro), et de

son épouse Madame …, née le … à Pec, tous les deux de nationalité serbo-monténégrine, demeur...

Tribunal administratif N° 17959 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 23 avril 2004 Audience publique du 14 octobre 2004 Recours formé par les époux … et …, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17959 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 23 avril 2004 par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Pec (Kosovo/Etat de Serbie et Monténégro), et de son épouse Madame …, née le … à Pec, tous les deux de nationalité serbo-monténégrine, demeurant actuellement ensemble à L-

…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 19 janvier 2004 portant rejet de leur demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 22 mars 2004 prise sur recours gracieux ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 1er juillet 2004 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions entreprises ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, et Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, en remplacement de Maître Louis TINTI, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Marc MATHEKOWITSCH en leurs plaidoiries respectives.

Monsieur … et son épouse Madame … introduisirent en date du 21 août 2003 une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

Les époux …-… furent entendus le même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux de la police grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur leur identité.

Ils furent entendus séparément le 9 octobre 2003 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de leur demande d’asile.

Par décision du 19 janvier 2004, leur notifiée par voie de courrier recommandé expédié en date du 26 janvier 2004, le ministre de la Justice les informa que leur demande avait été refusée. Cette décision est libellée comme suit :

« En mains le rapport du service de police judiciaire du 21 août 2003 et les rapports d’audition de l’agent du ministère de la Justice du 9 octobre 2003.

Il résulte de vos déclarations que vous auriez quitté le Kosovo pour aller à Sarajevo. Vous y auriez trouvé un passeur pour vous conduire au Luxembourg. Vous ne pouvez donner aucun détail concernant votre trajet.

Vous avez déposé vos demandes en obtention du statut de réfugié le 21 août 2003.

Monsieur, vous n’auriez pas fait votre service militaire.

Vous auriez été membre du parti SDA. Ceci ne vous aurait causé cependant aucune difficulté.

Vous dites que l’insécurité règnerait au Kosovo. Vous auriez été agressé par des inconnus qui vous accuseraient d’être un espion au service des Serbes. Vous auriez porté plainte à l’UNMIK mais rien n’aurait été fait.

Vous, Madame, vous confirmez le récit de votre mari.

Je vous informe que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi, et surtout, par la situation particulière des demandeurs d’asile qui doivent établir, concrètement, que leur situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécutions au sens de la Convention de Genève.

Je vous rends attentifs au fait que, pour invoquer l’article 1er A,2 de la Convention de Genève, il faut une crainte justifiée de persécutions en raison de vos opinions politiques, de votre race, de votre religion, de votre nationalité ou de votre appartenance à un groupe social et qui soit susceptible de vous rendre la vie intolérable dans votre pays.

L’appartenance à une minorité ethnique est insuffisante pour entraîner d’office l’application de la Convention de Genève.

En ce qui concerne les craintes dont vous faites état, elles ne sauraient constituer un motif suffisant pour obtenir le statut de réfugié. En effet, elles dénotent davantage un sentiment d’insécurité qu’une persécution au sens de l’article 1er de la Convention de Genève. Des individus non autrement identifiés ne sauraient être assimilés à des agents de persécution.

En ce qui concerne la situation au Kosovo, après les élections du 18 novembre 2001, Ibrahim RUGOVA a formé un gouvernement de coalition, ce qui constitue une garantie pour les minorités ethniques. De même, il est admis que les violences ont diminué au Kosovo et que les forces de l’ONU sont tout à fait capables de fournir une protection aux personnes appartenant à une minorité. Concernant la situation plus précise des Bochniaques, il ressort qu’actuellement ceux-ci ont, non seulement le droit à la participation et à la représentation politique, mais encore accès à l’enseignement, aux soins de santé et aux avantages sociaux, ce qui fait qu’une discrimination à leur égard ne saurait être retenue pour fonder une persécution au sens de la Convention de Genève. A cela s’ajoute qu’il ressort du rapport du UNHCR de janvier 2003 sur la situation des minorités au Kosovo qu’en règle générale, les Bochniaques ne doivent plus craindre des attaques directes contre leur sécurité.

Enfin, il ne résulte pas de votre dossier qu’il vous était impossible de vous installer dans une autre ville de Serbie-Monténégro de façon à profiter d’une possibilité de fuite interne.

Par conséquent, vos demandes en obtention du statut de réfugié sont refusées comme non fondées au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne sauriez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève. » Suite à un recours gracieux formulé par le mandataire des époux …-… suivant courrier du 24 février 2004 à l’encontre de la décision ministérielle précitée, le ministre de la Justice confirma le 22 mars 2004 sa décision initiale du 19 janvier 2004 dans son intégralité.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 23 avril 2004, les époux …-… ont fait déposer un recours en réformation à l’encontre des deux décisions ministérielles de refus des 19 janvier et 22 mars 2004.

L’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, de sorte que le tribunal est compétent pour l’analyser. Le recours en réformation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.

A l’appui de leur recours, les demandeurs exposent être originaires du Kosovo, et plus particulièrement de la ville de Pec au Kosovo, être de confession musulmane, et appartenir à la minorité des « Bochniaques ». Ils reprochent au ministre une appréciation erronée des faits et de ne pas en avoir tiré les conséquences qui se seraient imposées. Ils font valoir qu’ils auraient été menacés et agressés à plusieurs reprises, au motif que les Albanais les soupçonneraient d’espionnage au profit des Serbes du fait que leur nom de famille serait d’origine serbe. Ils estiment que la vie au Kosovo en tant que membres de la minorité bochniaque leur serait impossible, que les Albanais useraient de tous les moyens et même de la violence pour les faire partir et les empêcheraient même de parler leur langue maternelle, tout en précisant que ces pratiques feraient partie de la politique des Albanais dans le but d’arriver à un Kosovo « ethniquement pur ». Ils affirment que les autorités en place au Kosovo ne seraient pas capables de leur assurer une protection adéquate et que ce serait à tort que le ministre aurait conclu dans leur chef à l’existence d’une possibilité de fuite interne. Pour étayer leurs affirmations, ils se réfèrent au rapport de l’UNHCR de mars 2004, lequel viendrait contre-dire le rapport de l’UNHCR de janvier 2003 cité par le ministre de la Justice à l’appui de sa décision litigieuse.

En substance, ils reprochent au ministre de la Justice d’avoir fait une mauvaise application de la Convention de Genève et d’avoir méconnu la gravité des motifs de persécution qu’ils ont mis en avant pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans leur chef.

Le délégué du gouvernement soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation des demandeurs et que le recours sous analyse laisserait d’être fondé.

Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2003, v° Recours en réformation, n° 11).

En l’espèce, l’examen des déclarations faites par les demandeurs lors de leurs auditions respectives du 9 octobre 2003, telles que celles-ci ont été relatées dans les comptes rendus figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que les demandeurs restent en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans leur chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un certain groupe social ou de leurs convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

En effet, en ce qui concerne de prime abord la situation générale régnant au Kosovo, région dont les demandeurs sont originaires, il convient de relever qu’en la présente matière, saisie d’un recours en réformation, la juridiction administrative est appelée à examiner le bien-fondé et l’opportunité des décisions querellées à la lumière de la situation telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance du demandeur d’asile et non pas uniquement eu égard à la situation telle qu’elle existait à l’époque de son départ.

A cet égard, il y a lieu de constater que suivant la version actualisée du rapport de l’UNHCR datant d’août 2004 sur la situation des minorités au Kosovo, la situation de sécurité générale des Bochniaques est restée stable, sans que des incidents sérieux de violence aient été signalés. Ainsi, il y est indiqué que “The security situation for Kosovo Bosniaks and Goranis has remained stable, with no serious incidents of violence reported. Incidents of intimidation, harassment and discrimination have continued and there is still a reluctance to use their mother tongue in public”.

En ce qui concerne la situation des Bochniaques après les incidents du mois de mars 2004, force est de constater qu’ils n’étaient pas la cible directe desdits affrontements. En effet, le même rapport indique que “whereas the Bosniaks and Goranis were not directly targeted during the turmoil in March 2004, in some locations they felt insecure and opted for precautionary movements” et encore “the events have inevitably left the communities with a heightened sense of insecurity and in a state of constant alert”.

Face à l’évolution somme toute positive ainsi tracée de la situation de la minorité bochniaque, et malgré l’installation d’un sentiment général d’insécurité suite aux événements ayant eu lieu en mars 2004, les éléments invoqués par les demandeurs ne peuvent être considérés comme fondant une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.

A cet égard, il y a lieu de constater que s’il est vrai que la situation générale des membres de minorités ethniques au Kosovo, en l’espèce celle des Bochniaques, reste difficile et qu’ils sont particulièrement exposés à subir des insultes, voire d’autres discriminations ou agressions, elle n’est cependant pas telle que tout membre d’une minorité ethnique serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève, étant entendu qu’une crainte de persécution afférente doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considérés individuellement et concrètement, les demandeurs d’asile risquent de subir des persécutions.

Or, force est de constater que l’existence de pareils éléments ne se dégage pas des éléments d’appréciation soumis au tribunal. En effet, les faits personnels allégués par les demandeurs, à savoir les traitements discriminatoires qui leur auraient été réservés par des membres de la population albanaise du Kosovo, les menaces proférées à leur encontre voire les maltraitances subies, à les supposer établis, constituent certainement des pratiques condamnables, mais ne dénotent pas en l’espèce une gravité telle qu’ils établissent à l’heure actuelle un risque de persécution dans le chef des demandeurs au point que leur vie leur serait intolérable dans leur pays d’origine.

Par ailleurs, il convient de constater que ces actes ne s’analysent pas en une persécution émanant de l’Etat, mais de groupes de la population lesquels ne sauraient en tant que tels être considérés comme des agents de persécution au sens de la Convention de Genève.

D’autre part, un risque de persécution au titre de l’une des cinq causes visées à l’article 1er de la Convention de Genève émanant de groupes de la population, ne peut être reconnu comme motif d’octroi du statut de réfugié que si la personne en cause ne bénéficie pas de la protection des autorités de son pays. Or, la notion de protection de la part du pays d’origine n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, mais suppose des démarches de la part des autorités en place en vue de la poursuite et de la répression des actes de violence commis, d’une efficacité suffisante pour maintenir un certain niveau de dissuasion.

Une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel, mais seulement dans l’hypothèse où les agressions commises par un groupe de la population seraient encouragées ou tolérées par les autorités en place, voire où celles-ci seraient incapables d’offrir une protection appropriée. Il faut en plus que le demandeur d’asile ait concrètement recherché cette protection, de sorte que ce n’est qu’en cas de défaut de protection, dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile, qu’il y a lieu de prendre en compte une persécution commise par des tiers (cf. Jean-Yves Carlier : Qu’est-ce qu’un réfugié ?, p. 113, nos 73-s).

Or, en l’espèce, les demandeurs restent en défaut de démontrer concrètement que les autorités chargées du maintien de la sécurité et de l’ordre publics en place au Kosovo ne soient pas capables de leur assurer une protection adéquate. En effet, il se dégage des déclarations de Monsieur …, telles que relatées dans le compte rendu d’audition, que sa plainte auprès de l’UNMIK en relation avec une attaque dont il aurait été victime dans sa voiture n’est pas restée sans suite, puisque les coupables auraient été attrapés même s’ils n’ont pas été jugés selon les dires du demandeur, d’ailleurs contredits par ceux de Madame …, laquelle a déclaré relativement au même incident que son mari aurait été au tribunal. Quant aux autres incidents, il échet de relever que les demandeurs n’ont pas recherché effectivement la protection des autorités en place.

Il suit de ce qui précède que les demandeurs n’ont pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans leur chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties, reçoit le recours en réformation en la forme, au fond, le déclare non justifié et en déboute, condamne les demandeurs aux frais.

Ainsi jugé par:

M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge, Mme Gillardin, juge, et lu à l’audience publique du 14 octobre 2004, par le premier juge, en présence de M.

Legille, greffier.

Legille Schroeder 7


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 17959
Date de la décision : 14/10/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-10-14;17959 ?

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