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14/10/2004 | LUXEMBOURG | N°17955

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 14 octobre 2004, 17955


Tribunal administratif N° 17955 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 23 avril 2004 Audience publique du 14 octobre 2004 Recours formé par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17955 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 23 avril 2004 par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Pec (Kosovo/Etat de Serbie et Monténégro), de nationalité

serbo-monténégrine, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision...

Tribunal administratif N° 17955 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg Inscrit le 23 avril 2004 Audience publique du 14 octobre 2004 Recours formé par Monsieur …, … contre deux décisions du ministre de la Justice en matière de statut de réfugié

JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 17955 du rôle et déposée au greffe du tribunal administratif le 23 avril 2004 par Maître Louis TINTI, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à Pec (Kosovo/Etat de Serbie et Monténégro), de nationalité serbo-monténégrine, demeurant actuellement à L-…, tendant à la réformation d’une décision du ministre de la Justice du 19 janvier 2004 portant rejet de sa demande en reconnaissance du statut de réfugié comme n’étant pas fondée, ainsi que d’une décision confirmative du même ministre du 22 mars 2004 prise sur recours gracieux ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 1er juillet 2004 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment les décisions entreprises ;

Ouï le juge-rapporteur en son rapport, et Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, en remplacement de Maître Louis TINTI, ainsi que Monsieur le délégué du gouvernement Marc MATHEKOWITSCH en leurs plaidoiries respectives.

Monsieur … introduisit en date du 9 septembre 2003 une demande en reconnaissance du statut de réfugié au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, approuvée par une loi du 20 mai 1953, et du Protocole relatif au statut des réfugiés, fait à New-York, le 31 janvier 1967, approuvé par règlement grand-ducal du 6 janvier 1971, l’ensemble de ces dispositions étant ci-après dénommé « la Convention de Genève ».

Monsieur … fut entendu le même jour par un agent du service de police judiciaire, section police des étrangers et des jeux de la police grand-ducale sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg et sur son identité.

Il fut entendu le 7 novembre 2003 par un agent du ministère de la Justice sur les motifs à la base de sa demande d’asile.

Par décision du 19 janvier 2004, lui notifiée par voie de courrier recommandé expédié en date du 26 janvier 2004, le ministre de la Justice l’informa que sa demande avait été refusée. Cette décision est libellée comme suit :

« En mains le rapport du service de police judiciaire du 16 septembre 2003 et le rapport d’audition de l’agent du ministère de la Justice du 7 novembre 2003.

Il résulte de vos déclarations que vous avez quitté Pec en bus pour aller à Podgorica. De là, vous auriez été à Sarajevo et puis en Croatie. Vous auriez alors pris place dans l’auto d’un passeur. Vous ignorez le trajet de cette voiture, si ce n’est que vous seriez passé par l’Italie.

Vous avez déposé votre demande en obtention du statut de réfugié le 9 septembre 2003.

Vous n’auriez pas fait votre service militaire.

Vous ne seriez pas membre d’un parti politique.

Vous exposez que vous auriez reçu des menaces et des coups de la part d’Albanais. Ceci serait dû au fait que vos frères auraient fait la guerre et que vous parliez serbo-croate. Vous ne connaîtriez pas vos agresseurs. Vous n’auriez pas porté plainte.

Je vous informe que la reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine, mais aussi, et surtout, par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation individuelle est telle qu’elle laisse supposer une crainte justifiée de persécutions au sens de la Convention de Genève.

L’appartenance à une minorité ethnique est insuffisante pour entraîner d’office l’application de la Convention de Genève.

Je constate que vos dires traduisent davantage un sentiment général d’insécurité qu’une réelle crainte de persécution.

En outre, les Albanais ne sauraient constituer des agents de persécution au sens de la Convention de Genève.

En effet, en ce qui concerne le Kosovo, force est de constater qu’une force armée internationale, agissant sous l’égide des Nations Unies, s’y est installée et qu’une administration civile, placée également sous l’autorité des Nations Unies, a été mise en place. Après les élections du 18 novembre 2001, Ibrahim RUGOVA a formé un gouvernement de coalition, ce qui constitue une garantie pour les minorités ethniques.

Concernant la situation plus précise des bosniaques, il ressort qu’actuellement ceux-ci ont, non seulement le droit à la participation et à la représentation politique, mais encore accès à l’enseignement, aux soins de santé et aux avantages sociaux, ce qui fait qu’une discrimination à leur égard ne saurait pas être retenue pour fonder une persécution au sens de la Convention de Genève. A cela s’ajoute qu’il ressort du rapport de l’UNHCR de janvier 2003 sur la situation des minorités au Kosovo qu’en règle générale les bosniaques ne doivent plus craindre des attaques directes contre leur sécurité.

Je dois donc constater qu’aucune de vos assertions ne saurait fonder une crainte de persécutions entrant dans le cadre de l’article 1er A,2 de la Convention de Genève, c’est-à-dire une crainte justifiée de persécutions en raison de vos opinions politiques, de votre race, de votre religion, de votre nationalité ou de votre appartenance à un groupe social et qui soit susceptible de vous rendre la vie intolérable dans votre pays.

Par conséquent, votre demande en obtention du statut de réfugié est refusée comme non fondée au sens de l’article 11 de la loi du 3 avril 1996 portant création 1) d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile ; 2) d’un régime de protection temporaire, de sorte que vous ne sauriez bénéficier de la protection accordée par la Convention de Genève. » Suite à un recours gracieux formulé par le mandataire de Monsieur … suivant courrier du 27 février 2004 à l’encontre de la décision ministérielle précitée, le ministre de la Justice confirma le 22 mars 2004 sa décision initiale du 19 janvier 2004 dans son intégralité.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 23 avril 2004, Monsieur … a fait déposer un recours en réformation à l’encontre des deux décisions ministérielles de refus des 19 janvier et 22 mars 2004.

L’article 12 de la loi modifiée du 3 avril 1996 portant création 1. d’une procédure relative à l’examen d’une demande d’asile, 2. d’un régime de protection temporaire prévoit un recours en réformation en matière de demandes d’asile déclarées non fondées, de sorte que le tribunal est compétent pour l’analyser. Le recours en réformation ayant par ailleurs été introduit dans les formes et délai de la loi, il est recevable.

A l’appui de son recours, le demandeur fait exposer qu’il est originaire du Kosovo, et plus particulièrement de la ville de Pec, de confession musulmane, et qu’il serait particulièrement exposé à des persécutions en raison de son appartenance à la minorité des « Bochniaques » du Kosovo. Il reproche au ministre une appréciation erronée des faits et de ne pas en avoir tiré les conséquences qui se seraient imposées. Il fait valoir qu’il aurait été menacé et agressé à de nombreuses reprises par des Albanais qui l’avaient attaqué à vingt reprises environ à son domicile afin de le contraindre à partir, de sorte qu’il ne saurait être question d’un simple sentiment d’insécurité. Il soutient que ces pratiques et, notamment le fait de vouloir empêcher les Bochniaques de parler leur langue maternelle, feraient partie de la politique des Albanais dans le but de contraindre les Bochniaques à quitter le Kosovo. Il affirme que les autorités en place au Kosovo ne seraient pas capables de lui assurer une protection adéquate et que ce serait à tort que le ministre aurait conclu dans son chef à l’existence d’une possibilité de fuite interne.

En substance, il reproche au ministre de la Justice d’avoir fait une mauvaise application de la Convention de Genève et d’avoir méconnu la gravité des motifs de persécution qu’il a mis en avant pour justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef.

Le délégué du gouvernement soutient que le ministre aurait fait une saine appréciation de la situation du demandeur et que le recours sous analyse laisserait d’être fondé.

Aux termes de l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève, le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion et de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner ».

La reconnaissance du statut de réfugié n’est pas uniquement conditionnée par la situation générale du pays d’origine mais aussi et surtout par la situation particulière du demandeur d’asile qui doit établir, concrètement, que sa situation subjective spécifique a été telle qu’elle laissait supposer un danger sérieux pour sa personne. Dans ce contexte, il convient encore de préciser que le tribunal est appelé, dans le cadre d'un recours en réformation, à apprécier le bien-fondé et l'opportunité d'une décision entreprise en tenant compte de la situation existant au moment où il statue (cf. trib. adm. 1er octobre 1997, n° 9699, Pas. adm. 2003, v° Recours en réformation, n° 11).

En l’espèce, l’examen des déclarations faites par le demandeur lors de son audition du 7 novembre 2003, telles que celles-ci ont été relatées dans le compte rendu figurant au dossier, ensemble les moyens et arguments apportés au cours des procédures gracieuse et contentieuse et les pièces produites en cause, amène le tribunal à conclure que le demandeur reste en défaut de faire état et d’établir à suffisance de droit des raisons personnelles de nature à justifier dans son chef une crainte actuelle justifiée de persécution du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses convictions politiques ainsi que le prévoit l’article 1er, section A, 2. de la Convention de Genève.

En effet, en ce qui concerne de prime abord la situation générale régnant au Kosovo, région dont le demandeur est originaire, il convient de relever qu’en la présente matière, saisie d’un recours en réformation, la juridiction administrative est appelée à examiner le bien-fondé et l’opportunité des décisions querellées à la lumière de la situation telle qu’elle se présente à l’heure actuelle dans le pays de provenance du demandeur d’asile et non pas uniquement eu égard à la situation telle qu’elle existait à l’époque de son départ.

A cet égard, il y a lieu de relever que suivant la version actualisée du rapport de l’UNHCR datant d’août 2004 sur la situation des minorités au Kosovo, la situation de sécurité générale des Bochniaques est restée stable, sans que des incidents sérieux de violence aient été signalés. Ainsi, il y est indiqué que “The security situation for Kosovo Bosniaks and Goranis has remained stable, with no serious incidents of violence reported. Incidents of intimidation, harassment and discrimination have continued and there is still a reluctance to use their mother tongue in public”.

En ce qui concerne la situation des Bochniaques après les incidents du mois de mars 2004, le rapport d’août 2004 relève qu’ils n’étaient pas la cible directe desdits affrontements. En effet, le même rapport indique que “whereas the Bosniaks and Goranis were not directly targeted during the turmoil in March 2004, in some locations they felt insecure and opted for precautionary movements” et encore “the events have inevitably left the communities with a heightened sense of insecurity and in a state of constant alert”.

Face à l’évolution somme toute positive ainsi tracée de la situation de la minorité bochniaque, et malgré l’installation d’un sentiment général d’insécurité suite aux événements ayant eu lieu en mars 2004, les éléments invoqués par le demandeur ne peuvent être considérés comme fondant une crainte justifiée de persécution au sens de la Convention de Genève.

En effet, il y a lieu de constater que s’il est vrai que la situation générale des membres de minorités ethniques au Kosovo, en l’espèce celle des Bochniaques, est difficile et qu’ils sont particulièrement exposés à des discriminations, elle n’est cependant pas telle que tout membre d’une minorité ethnique serait de ce seul fait exposé à des persécutions au sens de la Convention de Genève. Une crainte de persécution afférente doit reposer nécessairement sur des éléments suffisants desquels il se dégage que, considérés individuellement et concrètement, le demandeur risque de subir des persécutions.

Or, force est de constater que l’existence de pareils éléments ne se dégage pas des éléments d’appréciation soumis au tribunal. En effet, les faits personnels allégués par le demandeur du fait de son appartenance ethnique, à les supposer établis, constituent certainement des pratiques condamnables, mais en l’espèce, ne dénotent pas une gravité telle qu’ils établissent à l’heure actuelle un risque de persécution dans le chef du demandeur au point que sa vie lui serait intolérable dans son pays d’origine.

Par ailleurs, il convient de constater que ces actes, même à les supposer établis, ne s’analysent pas en une persécution émanant de l’Etat, mais de personnes privées et ne sauraient dès lors être reconnus comme motif d’octroi du statut de réfugié que si le demandeur d’asile ne bénéficie pas de la protection des autorités de son pays d’origine pour l’une des cinq causes visées à l’article 1er de la Convention de Genève. La notion de protection de la part du pays d’origine n’implique pas une sécurité physique absolue des habitants contre la commission de tout acte de violence, mais suppose des démarches de la part des autorités en place en vue de la poursuite et de la répression des actes de violence commis, d’une efficacité suffisante pour maintenir un certain niveau de dissuasion. Une persécution ne saurait être admise dès la commission matérielle d’un acte criminel, mais seulement dans l’hypothèse où les agressions commises par un groupe de la population seraient encouragées ou tolérées par les autorités en place, voire où celles-ci seraient incapables d’offrir une protection appropriée. Il faut en plus que le demandeur d’asile ait concrètement recherché cette protection, de sorte que ce n’est qu’en cas de défaut de protection, dont l’existence doit être mise suffisamment en évidence par le demandeur d’asile, qu’il y a lieu de prendre en compte une persécution commise par des tiers (cf. Jean-Yves CARLIER : Qu’est-ce-qu’un réfugié ?, p. 113, nos 73-s). Or, en l’espèce, le demandeur ne démontre pas le défaut de protection et de poursuite de ces actes de la part des autorités en place dans son pays d’origine, étant relevé qu’il n’a pas porté plainte pour dénoncer les agressions dont il fait état.

Il suit de ce qui précède que le demandeur n’a pas fait état d’une persécution ou d’une crainte de persécution au sens de la Convention de Genève susceptible de justifier la reconnaissance du statut de réfugié dans son chef. Partant, le recours en réformation est à rejeter comme étant non fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, deuxième chambre, statuant à l’égard de toutes les parties, reçoit le recours en réformation en la forme, au fond, le déclare non justifié et en déboute, condamne le demandeur aux frais.

Ainsi jugé par:

M. Schroeder, premier juge, M. Spielmann, juge, Mme Gillardin, juge, et lu à l’audience publique du 14 octobre 2004, par le premier juge, en présence de M.

Legille, greffier.

Legille Schroeder 6


Synthèse
Formation : Deuxième chambre
Numéro d'arrêt : 17955
Date de la décision : 14/10/2004

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2004-10-14;17955 ?

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