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26/11/2019 | LUXEMBOURG | N°43606C

Luxembourg | Luxembourg, Cour administrative, 26 novembre 2019, 43606C


GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 43606C Inscrit le 1er octobre 2019

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Audience publique du 26 novembre 2019 Appel formé par Monsieur …, …, contre un jugement du tribunal administratif du 24 septembre 2019 (n° 41741 du rôle) en matière de protection internationale

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Vu l’acte d’appel inscrit sous le numéro 43606C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 1er

octobre 2019 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l...

GRAND-DUCHE DE LUXEMBOURG COUR ADMINISTRATIVE Numéro du rôle : 43606C Inscrit le 1er octobre 2019

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Audience publique du 26 novembre 2019 Appel formé par Monsieur …, …, contre un jugement du tribunal administratif du 24 septembre 2019 (n° 41741 du rôle) en matière de protection internationale

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Vu l’acte d’appel inscrit sous le numéro 43606C du rôle et déposé au greffe de la Cour administrative le 1er octobre 2019 par Maître Ardavan FATHOLAHZADEH, avocat à la Cour, inscrit au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Monsieur …, né le … à … (Turquie), de nationalité turque, demeurant à L-…, dirigé contre un jugement rendu par le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg le 24 septembre 2019 (n° 41741 du rôle), l’ayant débouté de son recours tendant à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 27 août 2018 portant refus de faire droit à sa demande en obtention d’une protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe de la Cour administrative le 31 octobre 2019 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment le jugement entrepris ;

Le rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Ardavan FATHOLAHZADEH et Monsieur le délégué du gouvernement Daniel RUPPERT en leurs plaidoiries à l’audience publique du 19 novembre 2019.

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Le 9 janvier 2017, Monsieur … introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, une demande de protection internationale au sens de la loi du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après dénommée « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le même jour, les déclarations de Monsieur … sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg furent actées dans un rapport de la police grand-ducale, section police des étrangers et des jeux.

1 Le même jour encore, Monsieur … fit l’objet d’un entretien auprès du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, en vue de déterminer l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, dit « règlement Dublin III ».

En dates des 13 juillet, 20 octobre 2017 et 23 mai 2018, Monsieur … fut entendu par un agent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, sur sa situation et sur les motifs se trouvant à la base de sa demande de protection internationale.

Dans sa décision du 27 août 2018, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après dénommé « le ministre », résuma les déclarations de Monsieur … comme suit :

« (…) Vous déclarez que vous seriez d’origine kurde et que vous auriez quitté votre pays d’origine à cause de votre « Volkszugehörigkeit » (p.7/14). Vous indiquez que : « wir als Kurden werden immer von der Regierung verfolgt und unterdrückt. » (p.7/14).

Vous déclarez que vous n’auriez pas encore presté le service militaire alors que vous auriez déjà reçu une lettre de convocation. Vous refusez d’effectuer ledit service militaire, car ich will nicht töten und nicht umgebracht werden. » (p.7/14).

Ainsi, vous expliquez que vous seriez originaire du village « … ». Vous décrivez votre situation dans le village comme suit : « Wir haben weder für die Regierung noch für die Kurden gearbeitet. Deshalb waren wir immer zwischen zwei Fronten. » (p.7/14). Vous énoncez que votre grand-père aurait été assassiné par le PKK en 1980. Vous ajoutez que votre famille aurait changé le nom de « … » (p.12/14) à « … » « um von Problemen wegzukommen » (p.12/14).

Vous seriez arrivé par le biais d’un passeur à … en date du 10 juin 2016 où vous auriez passé deux semaines chez vos cousins à …, avant de séjourner à … jusqu’à la date du 6 janvier 2017. Après avoir introduit la demande d’asile au Luxembourg, vous auriez voyagé vers l’Allemagne deux ou trois fois, notamment à … où votre sœur réside.

Vous présentez une copie de votre carte d’identité turque, établie le 13 mai 2016 (…) ».

Le ministre informa ensuite Monsieur … que sa demande était refusée comme non fondée, tout en lui ordonnant de quitter le territoire.

Le ministre retint, tout d’abord, concernant le refus du statut de réfugié, que le meurtre du grand-père de Monsieur …, qui remonterait à 1980, serait trop ancien pour justifier dans son chef une crainte actuelle de persécution. Il s’agirait, par ailleurs, d’un fait non personnel, pour lequel Monsieur … serait resté en défaut d’établir qu’il pourrait risquer de faire l’objet d’actes similaires. Quant à la situation générale des Kurdes en Turquie, le ministre releva que celle-ci ne serait pas telle que tout membre de la minorité kurde puisse valablement se prévaloir d’une crainte fondée d’être persécuté du seul fait de sa présence sur le territoire turc. Quant au refus de Monsieur … d’effectuer son service militaire en Turquie, le ministre releva que chaque Etat aurait le devoir d’organiser sa défense nationale, notamment en instaurant un service militaire 2obligatoire, de sorte à pouvoir également sanctionner, de manière proportionnée, les personnes refusant de se soumettre à leurs obligations militaires, le ministre, sur base d’un article de presse, précisant encore qu’il existerait, en droit turc, des exemptions du service militaire.

S’agissant finalement de la protection subsidiaire, le ministre conclut que Monsieur … ne ferait état d’aucun motif sérieux et avéré de croire qu’il courrait un risque réel de subir les atteintes graves définies à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 en cas de retour dans son pays d’origine. Le ministre précisa, dans ce contexte, (i) que Monsieur … ne serait pas exposé au risque d’être condamné à la peine de mort, respectivement d’être exécuté, (ii) qu’il aurait lui-même déclaré qu’il n’aurait vécu rien de grave en Turquie, mais uniquement qu’il devrait prester son service militaire en cas de retour dans son pays, de sorte à ne pas pouvoir invoquer l’existence de traitements inhumains et dégradants en relation avec ledit service, et (iii) que la situation régnant en Turquie, ainsi que dans la ville d’origine de Monsieur … ne pourrait pas être qualifiée de conflit armé interne au sens de l’article 48 sub c) de la loi du 18 décembre 2015.

En conséquence, il constata que le séjour de Monsieur … sur le territoire luxembourgeois était illégal et lui enjoignit de quitter ledit territoire dans un délai de trente jours.

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 25 septembre 2018, Monsieur … fit introduire un recours tendant à la réformation de la décision du ministre du 27 août 2018 portant refus de faire droit à sa demande en obtention d’une protection internationale et de l’ordre de quitter le territoire contenu dans le même acte.

Par jugement du 24 septembre 2019, le tribunal administratif rejeta ce recours, pris en ses deux volets, comme non fondé.

Par requête déposée au greffe de la Cour administrative le 1er octobre 2019, Monsieur … a régulièrement relevé appel de ce jugement.

A l’appui de son appel, il renvoie, en ce qui concerne les faits à la base de sa demande de protection internationale, à l’exposé des faits figurant dans sa requête introductive de première instance. Il y exposa être de nationalité turque et d’origine ethnique kurde et être originaire du village de …, situé près de la frontière avec la Syrie, dans la province de …. Il aurait fui son pays d’origine en raison des discriminations dont il y aurait été victime durant des années à cause de son appartenance à la minorité ethnique kurde. Son grand-père aurait été tué en 1980 pour ne pas avoir voulu porter son assistance au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), lequel aurait exercé des pressions sur la population de son village en forçant les villageois à leur fournir de l’aide et en exigeant d’eux de ne pas se soumettre au gouvernement turc. Il craindrait de se faire tuer, alors qu’il serait perçu par les terroristes comme un sympathisant, respectivement un soldat de l’Etat turc, lequel exigerait qu’il rejoigne les rangs des gardiens du village appelés des « … ». Les militaires turcs voudraient contrôler le village et empêcher la mainmise des terroristes sur le village par la présence des protecteurs de village, qui ne seraient que de simples villageois armés. La présence de ces gardiens, dont un grand nombre serait issu de la famille …, devenue la famille …, aurait, d’une part, fait apparaître sa famille comme des traîtres à la cause kurde et, d’autre part, comme des Kurdes que les autorités turques devraient contrôler. Sa famille aurait même changé le nom de famille afin d’éviter les persécutions. Malgré une période d’accalmie dans la région et suite à une rupture des négociations de paix, les conflits interethniques auraient repris et les persécutions à l’encontre 3de sa famille auraient recommencé, et ce en raison de leur origine ethnique kurde, ainsi que du fait que la famille se « porterait mieux » et aurait fait des investissements dans la cultivation d’oliviers. Leurs arbres oliviers auraient été régulièrement arrachés par des inconnus afin de faire passer le message qu’ils seraient des indésirables. Par ailleurs, en tant que personne pacifiste, il refuserait d’accomplir son service militaire, alors qu’il serait contre les armes, contre le fait de tuer et qu’il ne souhaiterait pas non plus être tué. Il se serait ainsi retrouvé coincé entre l’obligation d’aller rejoindre les rangs de l’armée turque ou ceux du PKK. Il estime être fiché par les autorités turques qui le considéreraient comme un partisan kurde du PKK, alors qu’il aurait fui le service militaire.

En droit, l’appelant déclare maintenir l’ensemble de ses moyens soulevés en première instance et renvoie pour l’exposé de ces moyens à sa requête introductive de première instance.

Il réitère son moyen tiré d’un défaut d’instruction suffisante de son dossier par le ministre en méconnaissance de l’article 10 de la loi du 18 décembre 2015. Il reproche en substance au ministre, d’une part, d’avoir mis en doute la crédibilité de son récit, alors qu’une meilleure instruction du dossier aurait révélé la véracité de son vécu et, d’autre part, d’avoir analysé et toisé sa demande de protection internationale et celle de son frère, dans une même décision, de sorte à ne pas avoir fait un examen individuel et personnel de chaque demande.

L’appelant soutient ensuite que les premiers juges auraient fait une mauvaise appréciation de sa situation personnelle et plus particulièrement en ce qui concerne la détermination du risque de persécution.

Ainsi, son départ de la Turquie aurait été principalement motivé par son refus de faire son service militaire dans l’armée turque pour des raisons de conscience, alors qu’il pourrait être tué ou être amené à tuer et que l’insoumission serait prévue et réprimée par des sanctions disproportionnées. Sa situation serait encore aggravée, d’une part, par son origine kurde et par la situation sécuritaire actuelle des Kurdes en Turquie et, d’autre part, par son appartenance à une famille d’opposants, dont le grand-père aurait été tué il y a 40 ans, et qui refuserait tant de collaborer avec les autorités turques que de prêter main forte aux membres du PKK lors de leurs passages dans son village. Il se trouverait ainsi pris au piège, alors qu’il ne voudrait se battre ni aux côtés du PKK, ni dans les rangs de l’armée turque, que ce soit en tant que soldat ou en tant que « … », gardien de village. Il soutient encore ne pas remplir les conditions pour bénéficier d’une exemption du service militaire et comme il se serait soustrait au service militaire en quittant son pays d’origine, il ne pourrait plus prétendre à aucune exemption. Il serait certainement fiché comme déserteur et son origine kurde ne ferait qu’aggraver sa situation à cet égard. Les droits des objecteurs de conscience ne seraient toujours pas reconnus en Turquie et il risquerait dès lors d’être arrêté, en cas de retour dans son pays d’origine, comme insoumis au service militaire et condamné à des sanctions pénales disproportionnées sans pouvoir prétendre à un procès équitable. Il ajoute qu’aux accusations portées contre lui pour refus d’effectuer le service militaire viendraient sûrement s’ajouter d’autres chefs d’accusation comme le dénigrement de l’armée turque ou les insultes à l’Etat ou au président. Depuis la tentative du coup d’Etat de 2016, les déserteurs et objecteurs de conscience seraient recherchés plus activement par les autorités turques.

En citant diverses sources d’information internationales, l’appelant met encore en avant la situation sécuritaire de la population kurde en Turquie, dont le traitement par les autorités se serait aggravé après la tentative du coup d’Etat de 2016 et le vote de l’état d’urgence qui faciliterait l’arrestation des Kurdes et leur emprisonnement sans procédure régulière. Le 4sentiment anti-kurde en Turquie se serait renforcé depuis le coup d’Etat, alors que les Kurdes seraient perçus comme des terroristes potentiels. De nombreux médias kurdes auraient été fermés et des membres élus de partis kurdes, comme le HDP, auraient été arrêtés ou détenus.

Avec la reprise de la répression à l’encontre des Kurdes, la situation des objecteurs de conscience se serait également dégradée.

Ce serait dès lors à tort que les premiers juges auraient qualifié ses craintes d’hypothétiques, alors que la loi militaire turque, réprimant l’insoumission et la désertion, serait toujours d’application et le risque d’encourir des sanctions disproportionnées pour insoumission serait bien réel en vue de son origine familiale.

L’appelant estime ensuite remplir les conditions d’un objecteur de conscience, tel que cette notion est consacrée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, ci-après appelée « la CEDH », et par l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après dénommée « la Charte ». Il reproche aux premiers juges d’avoir adopté une vision trop restrictive du droit à l’objection de conscience, alors que la Cour européenne des droits de l’homme aurait retenu une notion plus large, à savoir « une objection ferme, permanente et sincère à une quelconque participation à la guerre ou au port d’armes ».

Il souligne que son refus d’accomplir son service militaire s’expliquerait par sa conscience qui lui dicterait de ne pas aller combattre, de tuer et d’être tué et non pas, comme erronément retenu par les premiers juges, par son aversion au service militaire ou sa peur du combat. Il serait sans conteste qu’il serait condamné à une peine de prison pour désertion pour ne pas s’être présenté aux autorités dans l’année de ses … ans et qu’il risquerait encore des condamnations à répétition s’il persistait dans son refus d’effectuer son service militaire. Il se prévaut ensuite d’un rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR) du 22 mars 2018, pour soutenir qu’il risquerait même d’être arrêté en cas de retour en Turquie dès son arrivée à l’aéroport et de subir des tortures et maltraitances durant sa détention. Il critique encore l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience par la Turquie. Se référant ensuite aux articles 3, 5, 6 §1, 9, 10 et 13 de la CEDH, il soutient qu’il n’aurait pas droit à un procès équitable devant les tribunaux militaires turcs. La Turquie aurait d’ailleurs été condamnée à de maintes reprises par la Cour européenne des droits de l’homme du fait de ne pas prendre en considération le droit à l’objection de conscience et de ne pas prévoir un service civil de remplacement.

L’appelant, en se basant ensuite sur le paragraphe (1), points a) et b), de l’article 42 de la loi du 18 décembre 2015, insiste sur le fait qu’en raison de son appartenance à la minorité kurde en Turquie, il aurait été pris pour cible par les autorités de son pays d’origine lesquelles n’auraient pas cessé de le persécuter et de le menacer et qu’il serait d’autant plus persécuté, en cas de retour, en raison de son refus d’effectuer son service militaire et de son appartenance à une famille d’opposants au pouvoir, pour conclure que ces faits constitueraient une accumulation de diverses mesures suffisamment graves pour l’affecter d’une manière comparable à une violation grave des droits fondamentaux de l’homme. Il souligne encore que par son appartenance à l’ethnie kurde et son refus d’effectuer son service militaire, il serait perçu par les autorités turques comme un « acteur d’opposition politique », ce qui, compte tenu de la situation actuelle en Turquie, l’exposerait encore davantage à un risque de persécution.

Il invoque également une violation de l’article 42, paragraphe (2), de la loi du 18 décembre 2015 dans la mesure où il risquerait de se faire arrêter et condamner, de même que de subir des poursuites à répétition et des sanctions pénales disproportionnées et discriminatoires, ainsi que la torture, autant des traitements dégradants contraires à l’article 3 5de la CEDH. Ce serait partant à tort que le tribunal a refusé de faire droit à sa demande de protection internationale.

L’appelant souligne encore qu’il ne pourrait pas compter sur la protection de ses autorités nationales, dès lors que ce serait l’Etat turc qui méconnaîtrait les articles 3, 5, 6 §1, 9, 10 et 13 de la CEDH en ne reconnaissant pas le droit à l’objection de conscience, qui serait en l’occurrence l’acteur de persécutions au sens de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015, tout en sollicitant également l’application de la présomption prévue par l’article 37 de la loi du 18 décembre 2015.

Il estime partant remplir les conditions pour se voir reconnaître le statut de réfugié.

En ordre subsidiaire, l’appelant estime remplir les conditions pour se voir octroyer le statut conféré par la protection subsidiaire. Il soutient être exposé, en cas de retour dans son pays d’origine, au risque de subir des atteintes graves, telles que définies à l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015. Dans ce contexte, il fait valoir qu’à défaut de définition légale contenue à l’article 48 sub b) de la loi du 18 décembre 2015 des notions de torture et de traitements inhumains ou dégradants, il conviendrait de se rapporter à l’interprétation donnée par la Cour européenne des droits de l’homme à partir des dispositions de l’article 3 de la CEDH. Il estime que le fait de vivre dans la crainte permanente de subir de telles atteintes graves constituerait un véritable traitement inhumain, sinon dégradant, au sens de l’article 3 de la CEDH.

Finalement, au dispositif de sa requête d’appel, Monsieur … sollicite encore l’instauration d’une mesure d’instruction complémentaire par la nomination d’un expert avec la mission de renseigner la Cour notamment sur le risque de sanctions pénales encourues en cas de refus d’effectuer son service militaire en Turquie pour des raisons de conscience et sur les sanctions encourues par un homme d’origine ethnique kurde issu d’une famille d’opposants et refusant d’effectuer son service militaire.

L’Etat, pour sa part, conclut à la confirmation pure et simple du jugement dont appel à partir des développements et conclusions du tribunal y contenus. Pour le surplus, le délégué du gouvernement se réfère à son mémoire déposé en première instance ainsi qu’aux pièces y versées. Il fait encore valoir que les nouvelles pièces versées par l’appelant en instance d’appel ayant trait à la problématique du service militaire obligatoire en Turquie et aux conséquences liées au refus de l’effectuer pour des raisons de conscience ne permettraient pas d’invalider les conclusions des premiers juges. Il signale en outre que l’appelant resterait toujours en défaut de démontrer qu’il risquerait de subir une peine disproportionnée en raison de son refus d’effectuer son service militaire, tout comme il resterait en défaut d’expliciter concrètement ses convictions profondes sur lesquelles il s’appuierait pour refuser d’accomplir son service militaire. Il en déduit que les développements de l’appelant consistant à reprocher à l’Etat turc de méconnaître la CEDH en n’instaurant pas le droit à l’objection de conscience seraient à rejeter pour être inopérants. Finalement, le représentant étatique conclut encore au rejet de la demande d’instauration d’une mesure d’instruction.

La Cour, de prime abord, se doit de rappeler que le fait pour l’appelant de renvoyer, de manière générale, à ses moyens en droit exposés en première instance ne saurait suffire pour que la Cour soit appelée à réexaminer l’ensemble des conclusions de première instance, étant précisé que l’appel est nécessairement dirigé contre un jugement et que les conclusions de première instance prises à l’encontre de la décision ministérielle au fond ne sauraient valoir ipso facto et ipso jure, par référence, comme moyens d’appel, étant donné que par essence elles 6ne sont pas formulées par rapport au jugement de première instance non encore intervenu au moment où elles ont été prises. Partant, la Cour limitera son examen aux moyens développés dans la requête d’appel.

Quant à la demande formulée au dispositif de la requête d’appel de voir ordonner à la partie étatique de verser l’intégralité du dossier administratif, le délégué du gouvernement, sur question afférente de la Cour à l’audience des plaidoiries, a confirmé avoir versé le dossier administratif dans son intégralité et dès lors que le litismandataire de l’appelant n’a pas indiqué les pièces qui, d’après lui, feraient défaut, il n’y a pas lieu de faire droit à cette demande.

En ce qui concerne le moyen réitéré en appel et tiré d’une violation de l’article 10 de la loi du 18 décembre 2015 en raison d’« une absence d’instruction suffisante du dossier », en ce que la demande de protection internationale de l’appelant ainsi que celle de son frère auraient été rejetées dans la même décision, de sorte que sa demande à lui n’aurait pas fait l’objet d’ « une instruction personnelle et individuelle », la Cour rejoint les premiers juges en leur analyse et constate que si le ministre a effectivement, dans sa décision litigieuse du 27 août 2018, rejeté tant la demande de protection internationale de Monsieur … que celle de son frère, il a toutefois pris le soin de détailler et de distinguer les différents faits mis en avant tant par l’appelant que par son frère, et de les analyser de manière précise et séparée, de sorte à ne pas avoir failli à son obligation d’un examen individuel des demandes de protection internationale lui présentées conformément audit article 10.

La Cour se doit ensuite de constater, à l’instar des premiers juges, que le ministre n’a pas remis en cause la crédibilité du récit de l’appelant, de sorte que son reproche afférent est à rejeter pour manquer de pertinence.

Le moyen afférent laisse partant d’être fondé.

Quant au bien-fondé du refus de reconnaissance du statut de réfugié, il se dégage de la combinaison des articles 2 sub h), 2 sub f), 39, 40 et 42, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015 que l’octroi du statut de réfugié est notamment soumis aux conditions que les actes invoqués sont motivés par un des critères de fond y définis, à savoir la race, la religion, la nationalité, les opinions politiques ou l’appartenance à un certain groupe social, que ces actes sont d’une gravité suffisante au sens de l’article 42, paragraphe (1), de la loi du 18 décembre 2015, et qu’ils émanent de personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de ladite loi, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement dans le cas où les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39 de la loi du 18 décembre 2015 ne peuvent ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions et, enfin, que le demandeur ne peut ou ne veut pas se réclamer de la protection de son pays d’origine.

Dans la mesure où les conditions sus-énoncées doivent être réunies cumulativement, le fait que l’une d’entre elles ne soit pas valablement remplie est suffisant pour conclure que le demandeur de protection internationale ne saurait bénéficier du statut de réfugié.

Sur le vu des faits de la cause qui sont en substance les mêmes que ceux soumis aux premiers juges, la Cour arrive à la conclusion que les premiers juges les ont appréciés à leur juste valeur et en ont tiré les conclusions juridiques exactes.

7En ce qui concerne le meurtre du grand-père de l’appelant par des membres du PKK en 1980 en raison de son refus de leur porter son assistance, la Cour partage l’analyse du tribunal que ces faits sont trop anciens pour pouvoir justifier encore actuellement, presque quarante ans après leur survenance, l’octroi du statut de réfugié.

Quant à l’affirmation de menaces pesant sur l’appelant de la part du PKK en raison de son refus de soutenir ce dernier, il reste en défaut d’exposer des faits concrets et précis, alors que ses déclarations se limitent à des affirmations générales et non autrement circonstanciées.

Les craintes de persécution ainsi mises en avant par l’appelant doivent être regardées comme purement hypothétiques et ne sauraient partant justifier une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève et de la loi du 18 décembre 2015.

En ce qui concerne la crainte de persécution exprimée par l’appelant liée à son refus de faire son service militaire pour des raisons de conscience, les premiers juges ont rappelé à bon droit qu’une personne ne saurait être considérée comme réfugié si la seule raison pour laquelle elle a déserté ou n’a pas rejoint son corps comme elle en avait reçu l’ordre est son aversion du service militaire ou sa peur du combat (v. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés, UNHCR, décembre 2011, §§ 167 et ss).

Il convient encore de rappeler que la crainte de poursuites et d’un châtiment pour désertion ou insoumission ne peut servir de base à l’octroi du statut de réfugié que s’il est démontré que le demandeur se verrait infliger, pour l’infraction militaire commise, une peine d’une sévérité disproportionnée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. (v. Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés, précité, §§ 167 et ss).

En outre, des personnes peuvent invoquer des raisons de conscience pour justifier leur opposition au service militaire d’une force telle que la peine prévue pour l’insoumission ou la désertion puisse être assimilée à une persécution du fait de ces raisons de conscience.

Or, la Cour est amenée à constater, à la suite des premiers juges, que Monsieur … n’a pas démontré à suffisance que son aversion au service militaire serait motivée par un conflit personnel grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et sa conscience ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, ni expliqué en quoi ce conflit serait insurmontable et en quoi ses convictions profondes consisteraient exactement. En effet, l’appelant a déclaré avoir quitté la Turquie à l’âge de … ans avant de recevoir une convocation pour le service militaire, parce qu’il refuserait de combattre les Kurdes respectivement de servir l’armée turque au motif que les Kurdes y seraient maltraités, sans décrire concrètement que son opposition au service militaire résulterait d’une conviction s’opposant radicalement à toute sorte de violence et atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance tel à tomber sous le champ d’application respectivement de la CEDH et de la Charte.

S’il est certes exact que selon la législation actuellement en vigueur en Turquie, tout citoyen de sexe masculin doit effectuer son service militaire et qu’en cas de refus de s’acquitter de cette obligation, il risque d’être condamné à des peines d’emprisonnement plus ou moins longues en fonction du laps de temps s’étant écoulé entre la convocation et le moment où il s’est présenté aux autorités, il convient néanmoins de retenir qu’il n’est pas établi en cause que l’appelant se verrait infliger pour l’insoumission commise une peine d’une sévérité disproportionnée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un 8certain groupe social ou de ses opinions politiques, en raison notamment de son appartenance à la minorité ethnique kurde, étant rappelé dans ce contexte, d’une part, qu’un Etat peut organiser sa défense et, par conséquent, exiger que ses nationaux accomplissent le service militaire et, d’autre part, que les procédures visant à obtenir une protection internationale n’ont pas pour finalité de permettre aux demandeurs de se soustraire à la justice de leur pays d’origine.

Partant, la Cour arrive à la conclusion que Monsieur … n’est pas à considérer comme objecteur de conscience au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, telle que mise en avant dans sa requête d’appel, et sa crainte liée à son insoumission ne saurait partant être assimilée à une crainte fondée de persécution au sens de la Convention de Genève.

En ce qui concerne la situation générale prévalant en Turquie et, en particulier, celle des Kurdes, la Cour partage l’analyse faite par les premiers juges. En effet, si la situation des Kurdes en Turquie et, plus particulièrement, ceux dans les régions de l’est et surtout du sud-est de la Turquie, reste préoccupante compte tenu également du contexte tendu suite à la tentative du coup d’Etat de juillet 2016, il ne se dégage cependant pas des éléments soumis à l’appréciation de la Cour que leur situation soit telle que, d’une manière générale, tout membre de la minorité kurde puisse valablement se prévaloir d’une crainte fondée d’être persécuté du seul fait de sa présence sur le territoire turc, dans la mesure où les pièces versées en cause traitent essentiellement du conflit entre l’armée turque et les rebelles du PKK se limitant aux régions de l’est et du sud-est de la Turquie, bastion du PKK. Cette analyse n’est pas infirmée au regard du suivi des évènements étant survenus ou survenant en Turquie suite à la tentative de coup d’Etat de 2016.

Il s’ensuit, et sans qu’il soit encore nécessaire de procéder à une mesure d’instruction supplémentaire, telle celle suggérée par l’appelant, que les faits invoqués par l’appelant ne sont pas de nature à établir dans son chef l’existence d’une crainte fondée de persécution et c’est à juste titre que le ministre, puis les premiers juges, ont rejeté la demande de reconnaissance du statut de réfugié de l’appelant.

En ce qui concerne la demande tendant à l’octroi d’une protection subsidiaire, les premiers juges ont valablement tracé le cadre légal à partir des dispositions des articles 2 sub g), 37, paragraphe (4), 39, 40 et 48 de la loi du 18 décembre 2015.

L’article 2 sub g) de la loi du 18 décembre 2015 définit la personne pouvant bénéficier de la protection subsidiaire comme étant celle pour laquelle il y a « des motifs sérieux et avérés de croire que », si elle était renvoyée dans son pays d’origine, elle « courrait un risque réel de subir des atteintes graves définies à l’article 48 ».

Aux termes de l’article 48 de la même loi, sont considérées comme atteintes graves :« a) la peine de mort ou l’exécution ; ou b) la torture ou les traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ; ou c) des menaces graves contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle en cas de conflit armé interne ou international ».

L’octroi de la protection subsidiaire est notamment soumis à la double condition que les actes invoqués par le demandeur, de par leur nature, répondent aux hypothèses envisagées aux points a), b) et c) de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015 et qu’ils émanent de 9personnes qualifiées comme acteurs aux termes des articles 39 et 40 de ladite loi, étant entendu qu’au cas où les auteurs des actes sont des personnes privées, elles sont à qualifier comme acteurs seulement s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b) de l’article 39, à savoir l’Etat, des partis ou organisations qui contrôlent l’Etat ou une partie importante de son territoire, y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les atteintes graves invoquées.

Ici encore, les éléments de fait à la base de la demande de protection subsidiaire étant les mêmes que ceux invoqués à l’appui de la demande du statut de réfugié, il y a lieu de suivre les premiers juges en ce qu’ils ont conclu qu’il n’existe pas davantage de motifs sérieux et avérés de croire qu’en cas de retour dans son pays d’origine, l’appelant courrait un risque réel de subir, à raison de ces mêmes faits, des atteintes graves telles que visées aux points a), b) et c) de l’article 48 de la loi du 18 décembre 2015.

En effet, en ce qui concerne la crainte de l’appelant d’être poursuivi et condamné pour insoumission, la Cour estime, selon les informations versées en cause, que s’il risque effectivement des poursuites et une condamnation à une peine maximale de trois ans d’emprisonnement pour insoumission ou désertion, ce risque ne constitue pas à lui seul un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 48 sub b) de la loi du 18 décembre 2015.

Il ne ressort pas non plus des informations soumises à la Cour que la situation régnant actuellement en Turquie, que ce soit dans le sud-est ou ailleurs dans le pays, puisse être qualifiée de situation exceptionnelle où la mesure de la violence aveugle serait telle qu’il y aurait de sérieux motifs de croire que, du seul fait de sa présence, l’appelant courrait un risque réel d’être exposé à une menace grave contre sa vie ou sa personne, au sens de l’article 48 sub c) de la loi du 18 décembre 2015.

Dès lors, il y a lieu, par confirmation du jugement dont appel, de déclarer également comme non fondée la demande de protection subsidiaire de Monsieur ….

L’appelant sollicite encore, par réformation du jugement, l’annulation de l’ordre de quitter le territoire.

Or, comme le jugement entrepris est à confirmer en tant qu’il a rejeté la demande d’octroi du statut de la protection internationale de Monsieur … et que le refus dudit statut entraîne automatiquement l’ordre de quitter le territoire, l’appel dirigé contre le volet de la décision des premiers juges ayant refusé de réformer cet ordre est encore à rejeter.

L’appel n’étant dès lors pas fondé, il y a lieu d’en débouter l’appelant et de confirmer le jugement entrepris.

PAR CES MOTIFS la Cour administrative, statuant à l’égard de toutes les parties en cause, reçoit l’appel en la forme, au fond, le déclare non justifié et en déboute, partant, confirme le jugement entrepris du 24 septembre 2019, 10 condamne l’appelant aux dépens de l’instance d’appel.

Ainsi délibéré et jugé par:

Serge SCHROEDER, premier conseiller, Lynn SPIELMANN, conseiller, Martine GILLARDIN, conseiller, et lu par le premier conseiller, en l’audience publique à Luxembourg au local ordinaire des audiences de la Cour à la date indiquée en tête, en présence du greffier de la Cour Jean-Nicolas SCHINTGEN.

s. SCHINTGEN s. SCHROEDER Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 27 novembre 2019 Le greffier de la Cour administrative 11


Synthèse
Numéro d'arrêt : 43606C
Date de la décision : 26/11/2019

Origine de la décision
Date de l'import : 12/12/2019
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;cour.administrative;arret;2019-11-26;43606c ?

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