AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
LA COUR DE CASSATION, DEUXIEME CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
Attendu, selon l'arrêt attaqué et les productions, que dans son numéro 116 des mois de juillet-août 2002, le magazine "Lyon Mag", édité par la société Lyon-Mag, a publié, à la suite de la demande de l'Union interprofessionnelle des vins du Beaujolais, au Gouvernement, de transformer 100 000 hectolitres de vin en vinaigre ou en alcool pour anticiper une baisse de la consommation, un article de M. X..., intitulé : "Un grand expert accuse : le Beaujolais, ce n'est pas du vin..." où les propos d'un expert, M. Y..., étaient résumés comme suit :
"Pour lui, face à cette crise, les viticulteurs du Beaujolais ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes car ils négligent la qualité du vin en augmentant leur productivité depuis des années pour profiter de la mode du primeur et gagner toujours plus d'argent. Il met également en cause leur conservatisme car ces viticulteurs n'ont pas été capables de s'adapter aux nouvelles exigences des consommateurs malgré plusieurs avertissements" ; que l'article, juxtaposé à un encadré intitulé "La qualité du Beaujolais n'est pas en cause" où M. Z..., président de l'Union interprofessionnelle des vins du Beaujolais présentait son opinion, reproduisait les réponses de M. Y... aux questions du journaliste en ces termes : "La plupart des Beaujolais et Beaujolais-Villages sont des vins de mauvaise qualité... ce n'est pas du vin ! Mais plutôt une sorte de jus de fruit légèrement fermenté et alcoolisé. On attend d'un vin qu'il ait tout de même une certaine finesse avec un équilibre entre l'acidité, la richesse alcoolique et le fruit. Mais aussi des tanins doux, le tanin étant cette substance qui provient des tiges des grappes de raisin et qui donne son goût au vin. Autant de qualités qu'on ne retrouve pas dans 80 % des Beaujolais et Beaujolais-Villages. La plupart des viticulteurs font pisser la vigne pour produire un maximum de vin. Ils utilisent beaucoup de produits chimiques, ce qui leur permet d'atteindre des rendements supérieurs à 50 hectolitres de vin par hectare. Or, si on veut produire un très grand vin, il faut s'en tenir à 35 hectolitres par hectare. Et puis, il y a la pasteurisation qui renforce ce côté artificiel du Beaujolais... c'est un moyen utilisé pour conserver leurs arômes fruités jusqu'à la vente car ils sont trop fragiles. Le primeur, par exemple, c'est la facilité. On vend vite, beaucoup et sans trop se soucier de la qualité. Leur seul objectif : gagner le plus d'argent possible. Les viticulteurs du Beaujolais ont voulu faire du fric à tout prix et ils étaient tout à fait conscients de commercialiser un vin de merde. Ils ne méritent donc pas d'être indemnisés. Ceux qui continueront à faire pisser la vigne finiront par faire faillite."
Que s'estimant lésés par cet article, l'Union inter-professionnelle des vins du Beaujolais ont assigné devant le tribunal de grande instance la société Lyon Mag, éditrice du journal, et M. Y... en responsabilité et indemnisation de leurs préjudices, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil ;
Sur le premier moyen :
Attendu que la société Lyon Mag et M. Y... font grief à l'arrêt d'avoir refusé de constater la nullité de l'acte introductif d'instance du 21 octobre 2002 pour non-respect des dispositions de l'article 53 de la loi du 29 juillet 1881 et la prescription de l'action en application de l'article 65 de cette loi alors, selon le moyen :
1 / que les abus de la liberté d'expression qualifiables au regard de la loi du 29 juillet 1881 et réprimés par celle-ci ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil ; que tel est le cas lorsque les propos incriminés mettent en cause la politique critiquable des viticulteurs du Beaujolais qui "veulent se débarrasser de 100 000 hectolitres de vin pour anticiper une baisse de la consommation", mais qui "ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes, car ils négligent la qualité de leur vin en augmentant leur productivité", et qui "ont voulu faire du fric à tout prix", tout en étant "tout à fait conscients de commercialiser un vin de merde", propos susceptibles de porter atteinte à l'honneur et à la considération des viticulteurs concernés ; que, en estimant le contraire pour refuser d'annuler l'acte introductif d'instance et de constater la prescription, la cour d'appel a violé les articles 29, 32, 53 et 65 du 29 juillet 1881 ;
2 / que si les appréciations touchant les produits et services n'entrent pas dans les prévisions de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 lorsqu'elles ne concernent pas la personne physique ou morale, il en est autrement lorsque les appréciations touchant des produits sont indissociables des imputations visant des personnes ; qu'en l'espèce l'article incriminé critiquait la politique de production et de commercialisation des viticulteurs produisant des vins primeurs du Beaujolais, de sorte que l'appréciation touchant ces produits : "le beaujolais ce n'est pas du vin, mais plutôt une sorte de jus de fruit légèrement fermenté et alcoolisé" était indissociable des propos imputant aux viticulteurs du Beaujolais de négliger la qualité de leur vin et de profiter de la mode du primeur pour gagner toujours plus d'argent, tout en étant "conscients de commercialiser un vin de merde" ; que, en affirmant néanmoins que les propos incriminés ne pouvaient être poursuivis que sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, la cour d'appel a violé ce texte, ainsi que, par refus d'application, les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 ;
3 / que les propos, selon lesquels les viticulteurs "négligent la qualité de leur vin en augmentant leur productivité", "font pisser la vigne pour produire un maximum de vin", "utilisent beaucoup de produits chimiques", pratiquent "la pasteurisation qui renforce ce côté artificiel du beaujolais", "vendent des produits de mauvaise qualité", tout en "réclamant une aide de l'Etat", constituent l'articulation précise de faits susceptibles d'être l'objet d'une preuve et d'un débat contradictoire ; que, en affirmant qu'en raison de leur formulation générique les propos incriminés ne constitueraient pas l'allégation de faits précis susceptibles de recevoir l'administration d'une preuve, la cour d'appel a violé les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 ; que la cassation interviendra sans renvoi ;
Mais attendu que les appréciations, même excessives, touchant les produits, les services ou les prestations d'une entreprise industrielle ou commerciale n'entrent pas dans les prévisions de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, dès lors qu'elles ne concernent pas la personne physique ou morale ;
Et attendu que l'arrêt retient que les allégations critiquées dans l'article intitulé "Le Beaujolais, ce n'est pas du vin", ne portaient pas atteinte à l'honneur ou à la réputation attachée à la personne des adhérents des syndicats demandeurs ; que seul le vin produit était mis en cause, et que si l'article faisait référence à certaines techniques viticoles et pratiques oenologiques conduites par les viticulteurs, c'était pour démontrer que le Beaujolais n'est pas du vin "mais plutôt une sorte de jus de fruit légèrement fermenté et alcoolisé" ;
Que de ces constatations et énonciations, la cour d'appel a déduit à bon droit, abstraction faite de la critique contenue dans la troisième branche qui est inopérante, que dès lors qu'elles ne concernaient aucune personne physique ou morale déterminée, ces appréciations n'entraient pas dans les prévisions de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 ;
D'où il suit que le moyen n'est pas fondé ;
Mais sur le deuxième moyen :
Vu l'article 1382 du Code civil, ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
Attendu que pour dire que la société Lyon Mag et M. Y... avaient commis une faute engageant leur responsabilité en publiant l'article litigieux, l'arrêt, après avoir rappelé que le droit de libre critique impliquait, lorsqu'il porte sur un produit, la plus grande objectivité possible, retient notamment que le ravalement dans un écrit des vins du Beaujolais à un excrément précédé de critiques systématiques et générales, caractérisait un dénigrement fautif portant une atteinte disproportionnée à la réputation des vins du Beaujolais ;
Qu'en statuant ainsi, alors que la publication de critiques, même sévères, concernant un vin ne pouvait constituer une faute dans le contexte d'un débat public sur l'opportunité d'une subvention de l'Etat bénéficiant aux viticulteurs à la suite de la décision de transformer 100 000 hectolitres de vin en vinaigre ou en alcool ainsi que sur la recherche des causes d'une surproduction et d'une baisse de la consommation, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
Et vu l'article 627 du nouveau Code de procédure civile ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur le troisième moyen :
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 13 août 2003, entre les parties, par la cour d'appel de Lyon ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
DEBOUTE l'Union interprofessionnelle des vins du Beaujolais de ses demandes ;
Condamne l'Union interprofessionnelle des vins du Beaujolais aux dépens exposés tant devant les juges du fond que devant la cour de Cassation ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, rejette la demande de l'Union interprofessionnelle des vins du Beaujolais, la condamne à payer à payer à la société Lyon Mag et à M. Y... la somme globale de 2 000 euros ;
Dit que sur les diligences du Procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, Deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du seize juin deux mille cinq.