COUR D'APPEL D'AIX-EN-PROVENCE
Chambre 1-2
ARRÊT
DU 05 JANVIER 2023
N° 2023/12
Rôle N° RG 22/04494 - N° Portalis DBVB-V-B7G-BJDZX
S.A.S.U. LES JARDINS DE LA CLAIRIERE
S.C.I. MALEVAL
C/
[B] [Z]
S.A.R.L. CAUGEPA
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
Me Marie-Christine MOUCHAN
Me Charles TOLLINCHI
Décision déférée à la Cour :
Ordonnance de référé rendue par le Président du Tribunal Judiciaire de NICE en date du 24 février 2022 enregistrée au répertoire général sous le n° 20/01949.
APPELANTES
S.A.S.U. LES JARDINS DE LA CLAIRIERE
Prise en la personne de son représentant légal en exercice
dont le siège social est situé [Adresse 2]
S.C.I. MALEVAL
Prise en la personne de son représentant légal en exercice
dont le siège social est situé [Adresse 4]
représentées par Me Marie-Christine MOUCHAN, avocat au barreau de NICE, plaidant
INTIMES
Monsieur [B] [Z]
né le 07 octobre 1955 à [Localité 6], demeurant [Adresse 3]
S.A.R.L. CAUGEPA
Prise en la personne de son représentant légal en exercice
dont le siège social est situé [Adresse 3]
représentés par Me Charles TOLLINCHI de la SCP TOLLINCHI PERRET VIGNERON, avocat au barreau d'AIX-EN-PROVENCE et assistés de Me François STIFANI, avocat au barreau de GRASSE substitué par Me Letterio SETTINERI, avocat au barreau de GRASSE, plaidant
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 15 novembre 2022 en audience publique. Conformément à l'article 804 du code de procédure civile, Mme NETO, Conseillère, a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
M. Gilles PACAUD, Président
Mme Catherine OUVREL, Conseillère
Mme Angélique NETO, Conseillère
qui en ont délibéré.
Greffier lors des débats : Mme Julie DESHAYE.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aurait lieu par mise à disposition au greffe le 05 janvier 2023.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 05 janvier 2023,
Signé par M. Gilles PACAUD, Président et Mme Julie DESHAYE, greffière auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
EXPOSE DU LITIGE
Par jugement réputé contradictoire en date du 19 mai 2010, le tribunal de commerce de Nice a notamment condamné solidairement M. [L] [S], la société anomyne (SA) Probono et la société à responsabilité limitée (SARL) Compagnie Financière des Erables à verser à M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa les sommes principales de 35 880 euros, 28 382,39 euros et 246 720,46 euros.
Ce jugement a été partiellement infirmé par arrêt de la cour d'Aix-en-Provence en date du 2 février 2012 en ce qui concerne les condamnations prononcées à l'encontre de M. [L] [S] et la SA Probono.
Le 25 janvier 2007, la société de droit luxembourgeois Compagnie Financière des Erables a fait l'objet d'une dissolution avec liquidation, ce qui a entraîné la disparition de sa personnalité morale et le transfert de son patrimoine à son associée unique, la société panaméenne Turnbrook Investments Group Corp, qui s'est engagée expressément à prendre à sa charge tout passif pouvant éventuellement encore exister à charge de la société et inconnu à ce jour.
Par jugement réputé contradictoire en date du 29 octobre 2012, le tribunal de commerce de Nice a condamné la société SDETurnbrook Investments Group Corp à payer à M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa les mêmes sommes principales susvisées.
En garantie de leurs créances, M. [Z] et la société Gaugepa ont inscrit, le 1er septembre 2011, une hypothèque, renouvelée le 26 mai 2021, sur 10 lots appartenant à la société SDE Turnbrook Investments Group Corp, venant aux droits de la société de droit luxembourgeois Compagnie Financière des Erables, dépendant d'un bien immobilier Les jardins de la clairière situé [Adresse 1].
Ce bien immobilier est constitué de 87 lots répartis entre deux copropriétaires, à savoir, d'une part, les 10 lots (n° 8, 14, 21, 32, 39, 52, 61, 85, 87 et 88) grevés d'une hypothèque au profit de M. [Z] et la société Gaugepa et, d'autre part, 77 lots appartenant à la société civile immobilière (SCI) Maleval, pour en avoir fait l'acquisition par acte notarié en date du 6 novembre 2019, et loués à la société par actions simplifiée (SAS) Les jardins de la clairière suivant bail commercial à effet au 1er novembre 2019.
Soutenant que la société Les jardins de la clairière, qui exploite la totalité de l'immeuble sous la forme d'un établissement d'hébergement des personnes âgées dépendantes (EHPAD), ne règle aucun loyer en contrepartie de l'occupation des lots susvisés, M. [Z] et la société Gaugepa ont, par exploits d'huissier, fait assigner la SAS Les jardins de la clairière devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Nice aux fins d'obtenir la mise en oeuvre d'une expertise judiciaire en vue de déterminer la valeur locative des 10 lots grevés d'hypothèque.
Par ordonnance avant dire droit en date du 6 juillet 2021, ce magistrat a :
- constaté l'intervention volontaire de la SCI Maleval ;
- désigné Me [P] [Y], huissier de justice à [Localité 5], en qualité de constatant pour rechercher si les lots n° 8, 14, 21, 32, 39, 52, 61, 85, 87 et 88 grevés d'hypothèque au profit de
M. [Z] et la société Gaugepa étaient occupés par la société Les jardins de la clairière et, dans l'affirmative, en décrire l'usage pour chaque lot ;
- ordonné la réouverture des débats à une audience ultérieure.
Me [Y] a dressé un constat d'huissier le 15 septembre 2021.
Par ordonnance en date du 24 février 2022, il a :
- ordonné la mise en oeuvre d'une expertise en désignant pour y procéder M. [H] [X] aux fins de déterminer la valeur locative des biens immobiliers constituant les 10 lots susvisés à la date d'entrée dans les lieux de la société Les jardins de la clairière et jusqu'au jour de l'expertise en fonction des critères édictés par les articles L 145-33 et R 145-3 à R 145-8 du code de commerce ;
- dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- dit que M. [Z] et la société Gaugepa conserveront la charge des dépens.
Suivant déclaration transmise au greffe le 25 mars 2022, la SASU Les jardins de la clairière et la SCI Maleval ont interjeté appel de cette ordonnance.
Aux termes de leurs dernières conclusions transmises le 3 juin 2022, auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé des prétentions et moyens soulevés, elles sollicitent de la cour qu'elle :
- réforme l'ordonnance entreprise ;
- déboute les intimés de toutes leurs demandes ;
- les condamne à lui verser la somme de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- les condamne aux dépens de première instance et d'appel.
Elles exposent que les conditions de l'action oblique ne sont pas réunies faute pour les intimés d'apporter la preuve d'une inaction du débiteur, et en l'occurrence de la société Turnbrook Investments Group, à l'égard de laquelle aucun acte de poursuite n'a été exercé par les intimés. En tout état de cause, elles opposent aux intimés toutes les exceptions qu'elles auraient pu opposer au débiteur lui-même. Elles relèvent tout d'abord qu'il n'existe aucun bail portant sur les 10 lots litigieux, de sorte qu'aucun manquement ne saurait lui être reproché de ce chef. Elles expliquent ensuite, qu'au moment même où les intimés ont inscrit leur hypothèque, le Trésor Public avait déjà inscrit un certain nombre d'hypothèques, et notamment pour une somme de 1 226 089,71 euros le 13 septembre 2007, inscriptions pour lesquelles il est prioritaire en application de l'article 2425 du code civil. Elles exposent, qu'en se prévalant de l'action oblique, les intimés cherchent à échapper aux deux seules actions qui leur sont ouvertes en paiement de leur créance du fait de leur qualité de créanciers hypothécaires à l'encontre de la débitrice en application de l'article 2458 du code civil, à savoir la procédure de saisie immobilière ou l'action en vue de se voir attribuer les immeubles grevés d'hypothèque, dès lors qu'elles les obligeraient à subir le concours du Trésor Public dont les inscriptions sont plus anciennes et dépassent largement la valeur des biens litigieux. Elles estiment qu'il y a donc peu de chances que les intimés parviennent à se faire attribuer les 10 lots litigieux en paiement de leur créance.
Aux termes de leurs dernières conclusions transmises le 2 juillet 2022, auxquelles il convient de se reporter pour un exposé détaillé des prétentions et moyens soulevés, M. [Z] et la société Gaugepa sollicitent de la cour qu'elle :
- confirme l'ordonnance entreprise;
- déboute les appelants de leurs demandes ;
- les condamne à leur verser la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- les condamne aux dépens.
Ils exposent que l'action oblique qu'ils envisagent d'exercer n'est pas vouée à l'échec compte tenu de la carence de leur débiteur dans l'exercice de ses droits et du fait que cette inaction est anormale. Ils soulignent que le fait pour la société Les jardins de la clairière d'occuper des lots appartenant à leur débiteur sans aucun droit ni titre justifie leur action. Ils font observer qu'ils entendent uniquement exercer les droits de leur débiteur par la voie oblique, et ce, sans réclamer le paiement de sommes qui leur sont dues de manière à les réintégrer dans le patrimoine de ce dernier. Ils soulignent que l'action oblique peut être exercée par un créancier quelconque, quel que soit son rang, pour assurer le recouvrement de sa créance, et ce, peu important le concours existant entre plusieurs créanciers, et notamment celui du Trésor Public, faisant observer que ce dernier a déjà procédé à des actes d'exécution contre la société Les jardins de la clairière. Ils insistent sur le fait que les mesures d'exécution dont disposent les créanciers ne se résument pas à des actions réelles qui les mettraient en concours avec le Trésor Public et qu'ils peuvent, dès lors, parfaitement poursuivre le recouvrement de leur créance sur les loyers ou indemnités d'occupation dus par la société Les jardins de la clairière.
L'instruction de l'affaire a été clôturée le 31 octobre 2022.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la mesure d'expertise sollicitée
Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution du litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
Pour que le motif de l'action soit légitime, il faut et il suffit que la mesure soit pertinente et qu'elle ait pour but d'établir une preuve dont la production est susceptible d'influer sur la solution d'un litige futur ayant un objet et un fondement précis et non manifestement voué à l'échec.
Dès lors, le demandeur à la mesure doit justifier d'une action en justice future, sans avoir à établir l'existence d'une urgence. Il suffit qu'il justifie de la potentialité d'une action pouvant être conduite sur la base d'un fondement juridique suffisamment déterminé et dont la solution peut dépendre de la mesure d'instruction sollicitée, à condition que cette mesure soit possible. Il ne lui est pas demandé de faire connaître ses intentions procédurales futures. Il lui faut uniquement établir la pertinence de sa demande en démontrant que les faits invoqués doivent pouvoir l'être dans un litige éventuel susceptible de l'opposer au défendeur, étant rappelé qu'au stade d'un référé probatoire, il n'a pas à les établir de manière certaine.
Il existe un motif légitime dès lors qu'il n'est pas démontré que la mesure sollicitée serait manifestement insusceptible d'être utile lors d'un litige ou que l'action au fond n'apparaît manifestement pas vouée à l'échec.
En l'espèce, il n'est pas contesté que M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa sont créanciers de la société SDE Turnbrook Investments Group Corp, venant aux droits de la société de droit luxembourgeois Compagnie Financière des Erables, laquelle est propriétaire de 10 lots (n° 8, 14, 21, 32, 39, 52, 61, 85, 87 et 88) dépendant d'un bien immobilier Les jardins de la clairière situé [Adresse 1].
Alors même qu'il résulte du procès-verbal du constat d'huissier en date du 15 septembre 2021 que la société Les jardins de la clairière exploite tous les lots dépendant de l'ensemble immobilier, en ce compris les 10 lots susvisés, cette dernière, qui ne justifie que d'un contrat de bail commercial à effet au 1er novembre 2019 consenti par la société Maleval portant sur les 77 lots acquis par cette dernière, suivant acte notarié en date du 6 novembre 2019, n'allègue ni ne démontre un droit d'occuper les lots litigieux, pas plus que le paiement d'un loyer.
S'il ne peut être fait grief à la société les Jardins de la clairière d'occuper des biens sans aucune contrepartie financière tant que le propriétaire ne se manifeste pas, il s'avère que la mesure d'instruction sollicitée par M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa, qui vise à déterminer la valeur locative des 10 lots litigieux occupés, peut servir de base à l'action oblique qu'ils entendent exercer devant la juridiction du fond.
En effet, l'article 1341-1 du code civil énonce que, lorsque la carence du débiteur dans l'exercice de ses droits et actions à caractère patrimonial compromet les droits de son créancier, celui-ci peut les exercer pour le compte de son débiteur, à l'exception de ceux qui sont exclusivement rattachés à sa personne. Dès lors que la SDE Turnbrook Investments Group Corp, venant aux droits de la société de droit luxembourgeois Compagnie Financière des Erables, n'a pas exécuté spontanément les condamnations résultant du jugement du tribunal de commerce de Nice du 29 octobre 2012, M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa justifient de leur droit de procéder à des mesures d'exécution forcée, et en particulier à des saisies, mais également d'exercer toutes les actions possibles pour éviter que leur débiteur perpétue son insolvabilité.
Sachant que la saisie attribution permet de récupérer les sommes disponibles sur le compte bancaire d'un débiteur, il est essentiel, pour un créancier, que ce compte soit alimenté, notamment par des loyers ou indemnités d'occupation.
Or, alors même que ses biens sont manifestement occupés gratuitement depuis plus de trois ans par la société Les jardins de la clairière, la SDE Turnbrook Investments Group Corp, venant aux droits de la société de droit luxembourgeois Compagnie Financière des Erables, n'entreprend aucune diligence aux fins de faire valoir ses droits et actions et, par suite, de rendre efficace l'exercice des voies d'exécution dont disposent les intimés, ce que le juge du fond pourrait caractériser comme une carence dans l'exercice de ses droits et actions, préjudiciables pour ses créanciers.
En outre, le fait que les intimés soient des créanciers hypothécaires, pouvant être payés avant d'autres créanciers chirographaires sur le prix de vente des biens de leur débiteur, ne limite pas pour autant les actions dont ils disposent, afin de recouvrer le paiement de leurs créances, à la poursuite des biens hypothéqués ou à une demande d'attribution formée en justice.
La pluralité de créanciers hypothècaires, et en particulier le Trésor Public qui pourrait être privilégié au regard des dates auxquelles ses garanties ont été inscrites, n'est donc pas de nature à rendre l'action oblique qu'entendent exercer les intimés manifestement vouée à l'échec.
Enfin, s'il appartient à la juridiction des référé de caractériser l'existence d'un litige potentiel susceptible d'opposer les parties, en l'occurrence l'action oblique que souhaitent exercer les intimés afin de réintégrer dans le patrimoine de leur débiteur des loyers ou indemnités d'occupation, et l'utilité de la mesure d'instruction sollicitée avant tout procès, à savoir évaluer les lots occupés pour déterminer le montant du loyer, elle n'a pas à se prononcer sur l'utilité de l'action oblique qui expose les créanciers qui l'intentent à en partager le bénéfice avec les autres créanciers.
En conséquence, les intimés justifient d'un motif légitime à voir ordonner la mesure d'instruction sollicitée afin de réunir, avant toute action oblique qu'ils envisagent d'exercer, les éléments de fait dont pourrait dépendre la solution du litige.
Il y a donc lieu de confirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a ordonné la mise en oeuvre de l'expertise judiciaire sollicitée.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Dès lors qu'une partie défenderesse a une mesure d'expertise ordonnée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile ne peut être considérée comme une partie perdante, il y a lieu de confirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a mis à la charge de M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa les dépens de première instance et dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
En revanche, en tant que parties perdantes à hauteur d'appel, la SASU Les jardins de la clairière et la SCI Maleval seront condamnées aux dépens de la procédure d'appel.
L'équité commande en outre de les condamner à verser à M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en appel non compris dans les dépens.
La SASU Les jardins de la clairière et la SCI Maleval seront déboutées de leur demande formulée sur le même fondement en tant que parties tenues aux dépens de la procédure d'appel.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ;
Y ajoutant ;
Condamne la SASU Les jardins de la clairière et la SCI Maleval à verser à M. [B] [Z] et la SARL Gaugepa la somme de 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en appel non compris dans les dépens ;
Déboute la SASU Les jardins de la clairière et la SCI Maleval de leur demande formulée sur le même fondement ;
Condamne la SASU Les jardins de la clairière et la SCI Maleval aux entiers dépens de la procédure d'appel.
La greffière Le président