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20/04/2021 | FRANCE | N°19NT03485

France | France, Cour administrative d'appel de Nantes, 6ème chambre, 20 avril 2021, 19NT03485


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en tant qu'employeur, à lui verser, d'une part, la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral et, d'autre part, la somme de 12 000 euros au titre du trouble dans les conditions d'existence, résultant de la carence fautive de l'Etat à l'avoir exposé pendant de nombreuses années à l'inhalation de poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace.

Par un jugement n° 1702100 du 20 juin 2019, le

tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

M. B... C... a demandé au tribunal administratif de Rennes de condamner l'Etat, en tant qu'employeur, à lui verser, d'une part, la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral et, d'autre part, la somme de 12 000 euros au titre du trouble dans les conditions d'existence, résultant de la carence fautive de l'Etat à l'avoir exposé pendant de nombreuses années à l'inhalation de poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace.

Par un jugement n° 1702100 du 20 juin 2019, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 8 000 euros.

Procédure devant la cour :

Par une requête et un mémoire, enregistrés le 26 août 2019 et le 24 août 2020, la ministre des armées demande à la cour d'annuler le jugement du tribunal administratif de Rennes du 20 juin 2019 et, statuant par l'effet dévolutif de l'appel, de rejeter les demandes de M. C....

Elle soutient que :

- en estimant que l'attestation établie par la direction du personnel militaire de la marine nationale (DPMM) produite par M. C... établissait que l'intéressé avait été exposé aux risques présentés par l'inhalation aux poussières d'amiante et que cette situation était corroborée par des témoignages, puis, en relevant que l'Etat avait commis une faute dès lors qu'il ne justifiait pas de mesures de protection et de prévention, le tribunal a commis une erreur d'appréciation et une erreur de droit ;

- le tribunal a commis une erreur d'appréciation et une erreur de droit en considérant que M. C... avait subi un préjudice moral.

Par un mémoire en défense, enregistré le 20 février 2020, M. C..., représenté par la SCP Ledoux et associés, conclut au rejet de la requête du ministre et :

1°) par la voie de l'appel incident, à la réformation du jugement attaqué en tant qu'il a limité à 8 000 euros le montant de la condamnation de l'Etat, ce dernier devant être condamné à lui verser la somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété et la somme de 12 000 euros en réparation de ses troubles dans ses conditions d'existence, assorties des intérêts de droit à compter de sa demande d'indemnisation formée devant la commission des recours militaires, avec capitalisation de ces intérêts ;

2°) à ce qu'une somme de 2 000 euros soit mise à la charge de l'Etat sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que les moyens soulevés par la ministre sont infondés et qu'il est en droit de solliciter une indemnisation globale d'un montant de 27 000 euros.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code de la défense ;

- le code du travail ;

- le décret n° 85-755 du 19 juillet 1985 modifié ;

- l'arrêté du 28 février 1995 pris en application de l'article D. 461-25 du code de la sécurité sociale fixant le modèle type d'attestation d'exposition et les modalités d'examen dans le cadre du suivi post-professionnel des salariés ayant été exposés à des agents ou procédés cancérogènes ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de M. A...,

- et les conclusions de M. Lemoine, rapporteur public.

Considérant ce qui suit :

1. M. C..., ancien militaire de la marine nationale, a exercé les fonctions d'électricien sur plusieurs navires entre les années 1969 et 1985. L'intéressé a sollicité, par courrier du 7 septembre 2016 adressé à la ministre des armées, la réparation de son préjudice moral et de ses troubles dans les conditions d'existence à la suite de son exposition aux poussières d'amiante sans aucun moyen de protection efficace. Sa demande a fait l'objet d'une décision implicite de rejet. M. C... a contesté cette décision devant la commission de recours des militaires le 15 novembre 2016, qui a rejeté son recours. Le requérant a alors saisi le tribunal administratif de Rennes pour obtenir la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 15 000 euros au titre de son préjudice moral et la somme de 12 000 euros au titre des troubles dans ses conditions d'existence.

2. Par un jugement du 20 juin 2019, dont le ministre relève appel, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 8 000 euros au titre de la réparation de son préjudice moral lié à son exposition aux poussières d'amiante. La ministre des armées relève appel de ce jugement en tant qu'il a reconnu une faute de l'Etat et indemnisé l'intéressé. M. C... présente des conclusions d'appel incident tendant à ce que la somme de 8 000 euros allouée par les premiers juges soit portée à la somme totale de 27 000 euros, soit 15 000 euros en réparation de son préjudice d'anxiété et 12 000 euros en réparation de ses troubles dans les conditions d'existence, assortie des intérêts au taux légal et de leur capitalisation.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

En ce qui concerne la responsabilité de l'Etat :

3. D'une part, si en application de la législation du travail désormais codifiée à l'article L. 4121-1 du code du travail, l'employeur a l'obligation générale d'assurer la sécurité et la protection de la santé des travailleurs placés sous son autorité, il incombe aux autorités publiques chargées de la prévention des risques professionnels de se tenir informées des dangers que peuvent courir les travailleurs dans le cadre de leur activité professionnelle, compte tenu notamment des produits et substances qu'ils manipulent ou avec lesquels ils sont en contact, et d'arrêter, en l'état des connaissances scientifiques et des informations disponibles, au besoin à l'aide d'études ou d'enquêtes complémentaires, les mesures les plus appropriées pour limiter et si possible éliminer ces dangers.

4. D'autre part, il est constant que sur les navires de la marine nationale construits jusqu'à la fin des années quatre-vingt, l'amiante était utilisée de façon courante comme isolant pour calorifuger tant les tuyauteries que certaines parois et certains équipements de bord, de même que les réacteurs et moteurs des avions de l'aéronavale. Ces matériaux d'amiante ont tendance à se déliter du fait des contraintes physiques imposées à ces matériels, de la chaleur, du vieillissement du calorifugeage, ou de travaux d'entretien en mer ou au bassin. En conséquence, les marins servant sur les bâtiments de la marine nationale, qui ont vécu et travaillé dans un espace souvent confiné, sont susceptibles d'avoir été exposés à l'inhalation de poussières d'amiante.

5. En premier lieu, il résulte de l'instruction, et notamment de l'attestation du directeur du personnel militaire de la marine en date du 14 juin 2016, attestant que : " M. C..., maître, a été affecté ou mis pour emploi, au cours de sa carrière, dans les formations suivantes renfermant des matériaux à base d'amiante, notamment sous forme de calorifugeages : [navires concernés] du 15 janvier 1969 au 14 mars 1970, du 15 mars 1970 au 15 mars 1971, du 13 septembre 1971 au 23 avril 1972, du 17 février 1975 au 8 septembre 1975, du 27 octobre 1975 au 10 février 1976, du 30 août 1977 au 7 juillet 1980, du 8 juillet 1980 au 19 novembre 1981, du 20 novembre 1981 au 24 novembre 1983 et du 2 avril 1984 au 30 juin 1985. En conséquence, pendant ces affectations ou mises pour emploi, l'intéressé a été exposé aux risques présentés par l'inhalation de poussières d'amiante ", que M. C..., lors de ses affectations ou mises pour emploi, pour les périodes précédemment listées, a été exposé aux risques présentés par l'inhalation de poussières d'amiante en contact avec des matériaux renfermant cette substance. La ministre, en se bornant à soutenir que cette attestation serait une attestation de complaisance, correspondant à celle prévue par l'article D. 461-25 du code de la sécurité sociale et le décret n° 2013-513 du 18 juin 2013 relatif au suivi post-professionnel des militaires, et aurait pour unique vocation de permettre à l'agent de bénéficier d'un suivi médical après sa radiation des cadres et ne saurait valoir reconnaissance de l'exposition à l'inhalation de poussières d'amiante ou de contact avec des matériaux renfermant cette substance, ne soumet aux débats aucun élément probant de nature à remettre en cause les mentions claires et précises de l'attestation en question, qui plus est concordantes avec les autres pièces du dossier. Contrairement à ce qu'avance la ministre, l'attestation en cause qui récapitule précisément les différentes affectations de M. C..., permet de caractériser suffisamment l'existence du risque pour ce marin embarqué en contact quasi-permanent avec l'amiante sur son lieu de travail et dans tous les moments de sa vie quotidienne, notamment lors des repos et repas, d'avoir été exposé à l'inhalation de poussières d'amiante, dont la dispersion était d'ailleurs facilitée par les systèmes de ventilation en fonction et contre lequel aucune mesure de protection particulière n'a effectivement été mise en oeuvre.

6. En second lieu, comme l'a relevé le tribunal, la ministre des armées n'établit pas que des mesures de protection et de prévention auraient été effectivement mises en oeuvre et reçu concrètement exécution au sein des structures et bâtiments de la marine nationale où a été employé M. C... durant sa carrière, alors même qu'elle fait valoir que, depuis l'interdiction de l'utilisation de l'amiante en France en 1997, des mesures ont été adoptées à partir de 1996, pour limiter l'exposition à l'inhalation de poussières d'amiante des salariés et agents publics exerçant leurs fonctions sur des matériaux amiantés. Dans ces conditions, l'Etat employeur doit être regardé comme ayant fait preuve d'une carence fautive dans la mise en oeuvre effective, obligation qui lui incombait, des mesures de protection contre les poussières d'amiante auxquelles M. C... a pu être exposé. Cette carence est de nature à engager sa responsabilité, alors qu'il n'est soutenu ni même allégué l'existence d'une quelconque cause d'exonération.

En ce qui concerne les préjudices :

7. Le requérant qui recherche la responsabilité de la personne publique doit justifier des préjudices qu'il invoque en faisant état d'éléments personnels et circonstanciés pertinents.

S'agissant du préjudice moral :

8. Il résulte de l'instruction, et notamment de l'attestation d'exposition, que M. C..., ancien militaire, a été exposé aux poussières d'amiante sur une période suffisamment longue, de plus de 11 ans, dans des conditions pouvant lui faire craindre légitimement d'être exposé à une maladie grave. Les études dont se prévaut l'intéressé démontrent que les poussières d'amiante inhalées sont définitivement absorbées par les poumons sans que l'organisme puisse les éliminer et peuvent de ce fait provoquer à terme, outre des atteintes graves à la fonctionnalité respiratoire, des pathologies cancéreuses particulièrement difficiles à guérir en l'état des connaissances médicales, et enfin qu'eu égard notamment à la circonstance que certains marins exposés aux poussières d'amiante ont contracté des maladies pouvant entraîner leur décès, l'intéressé vit dans la crainte de découvrir subitement qu'il est atteint d'une pathologie grave, même si son état de santé ne s'accompagne pour l'instant d'aucun symptôme clinique ou manifestation physique. Par suite, c'est à juste titre que les premiers juges ont estimé que M. C... justifiait de l'existence d'un préjudice en lien direct et certain avec son exposition aux poussières d'amiante sans protection, tenant à l'anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave.

9. Au regard de son exposition quotidienne au risque d'inhalation de poussières d'amiante pendant sa période d'activité sur les navires de la marine nationale renfermant des matériaux à base d'amiante, de la durée de son affectation et aux fonctions d'électricien qu'il a exercées sur ces bâtiments, il sera fait une juste appréciation du préjudice moral subi par M. C... en l'évaluant à la somme 8 500 euros.

S'agissant des troubles dans les conditions d'existence :

10. M. C... ne justifie pas qu'il serait soumis à un suivi médical post-professionnel, dont la fréquence éventuelle des contrôles serait telle qu'elle entraînerait pour lui un trouble dans ses conditions d'existence, ni éprouver une détresse telle qu'elle témoigne d'une perte d'élan vital accompagnée de perturbation dans son projet de vie. Dans ces conditions, sa demande d'indemnisation au titre de ce préjudice doit être rejetée.

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

11. M. C... a droit aux intérêts au taux légal sur la somme de 8 500 euros à compter du 15 novembre 2016, date de sa demande d'indemnisation formée devant la commission des recours militaires, ainsi qu'il le sollicite. Les intérêts seront capitalisés à compter du 15 novembre 2017, date à laquelle une année d'intérêt était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.

12. Il résulte de tout ce qui précède, d'une part, que la ministre des armées n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rennes a condamné l'Etat à verser à M. C... la somme de 8 000 euros, et, d'autre part, que les conclusions d'appel incident présentées par M. C... doivent être accueillies dans la limite mentionnée aux points 9 et 11 ci-dessus.

Sur les frais liés au litige :

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

DÉCIDE :

Article 1er : La requête de la ministre des armées est rejetée.

Article 2 : La somme de 8 000 euros, tous intérêts confondus, allouée par le tribunal administratif de Rennes en réparation des préjudices de M. C... est portée à 8 500 euros. Cette somme sera assortie des intérêts au taux légal à compter du 15 novembre 2016. Ces intérêts seront capitalisés à compter du 15 novembre 2017 puis à chaque échéance annuelle.

Article 3 : Le jugement du tribunal administratif de Rennes du 20 juin 2019 est réformé en ce qu'il a de contraire au présent arrêt.

Article 4 : Le surplus des conclusions d'appel incident de M. C... est rejeté.

Article 5 : L'Etat versera à M. C... la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 6 : Le présent arrêt sera notifié à M. B... C... et à la ministre des armées.

Délibéré après l'audience du 2 avril 2021, à laquelle siégeaient :

- M. Couvert-Castéra, président de la cour,

- M. Coiffet, président-assesseur,

- M. A..., premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe, le 20 avril 2021.

Le rapporteur,

F. A...Le président,

O. COUVERT-CASTÉRA

La greffière,

P. CHAVEROUX

La République mande et ordonne à la ministre des armées en ce qui la concerne ou à tous huissiers de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun, contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.

2

N° 19NT03485


Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Références :

Publications
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Composition du Tribunal
Président : M. le Pdt. COUVERT-CASTERA
Rapporteur ?: M. François PONS
Rapporteur public ?: M. LEMOINE
Avocat(s) : SCP MICHEL LEDOUX ET ASSOCIES

Origine de la décision
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nantes
Formation : 6ème chambre
Date de la décision : 20/04/2021
Date de l'import : 04/05/2021

Fonds documentaire ?: Legifrance


Numérotation
Numéro d'arrêt : 19NT03485
Numéro NOR : CETATEXT000043411032 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nantes;arret;2021-04-20;19nt03485 ?
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