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06/04/2021 | FRANCE | N°20NC01980

France | France, Cour administrative d'appel de Nancy, 4ème chambre, 06 avril 2021, 20NC01980


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Comptoir Négoce Equipements a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, à titre principal, d'ordonner la reprise des relations contractuelles pour la réalisation des trois lots du marché conclu le 17 juillet 2014 par la communauté d'agglomération Reims Métropole, relatif à la fourniture de points lumineux et de supports de toutes natures pour les besoins liés à l'éclairage public et aux mises en lumière nécessaires aux travaux de gros entretien, d'extension et de moderni

sation des réseaux sur le territoire de la communauté d'agglomération, à titre ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La société Comptoir Négoce Equipements a demandé au tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, à titre principal, d'ordonner la reprise des relations contractuelles pour la réalisation des trois lots du marché conclu le 17 juillet 2014 par la communauté d'agglomération Reims Métropole, relatif à la fourniture de points lumineux et de supports de toutes natures pour les besoins liés à l'éclairage public et aux mises en lumière nécessaires aux travaux de gros entretien, d'extension et de modernisation des réseaux sur le territoire de la communauté d'agglomération, à titre subsidiaire, de condamner la communauté d'agglomération Reims Métropole à lui verser une somme de 447 827,87 euros pour la période allant du 17 juillet 2014 au 17 juillet 2015 ou une somme de 1 028 647,52 euros sur la durée du marché, assortie des intérêts au taux contractuel à compter de la notification de la demande préalable indemnitaire, enfin, de désigner un expert en vue de déterminer le montant du bénéfice net qu'elle aurait pu tirer de l'exécution des trois marchés pour les années 2015, 2016 et 2017.

Par un jugement n° 1500644 du 8 août 2017, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a constaté qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur la demande tendant à la reprise des relations contractuelles ainsi que sur la demande indemnitaire à hauteur d'une somme de 348 019,80 euros au titre de la période allant du 1er janvier au 28 février 2015 et a condamné la communauté urbaine du Grand Reims, venue aux droits de la communauté d'agglomération Reims Métropole, à verser à la société Comptoir Négoce Equipements une somme de 172 560,73 euros en réparation des préjudices subis du fait de la résiliation des trois lots, assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 mars 2015.

Par un arrêt n° 17NC02326 du 19 mars 2019, la cour administrative d'appel de Nancy a, sur appel formé par la communauté urbaine du Grand Reims, annulé ce jugement en tant qu'il l'a condamnée à verser à la société Comptoir Négoce Equipements une somme de 172 560,73 euros en principal, supprimé un passage du premier mémoire en défense de cette société et rejeté le surplus des conclusions des parties.

Par une décision n° 430864 du 10 juillet 2020, le Conseil d'Etat a annulé les articles 1er et 3 de l'arrêt du 19 mars 2019 de la cour administrative d'appel de Nancy, ainsi que son article 4 en tant qu'il a rejeté les conclusions d'appel de la société Comptoir Négoce Equipements et renvoyé l'affaire, dans la mesure de la cassation prononcée, à la cour.

Procédure devant la cour après cassation :

Par des mémoires, enregistrés les 9 octobre 2020, 21 décembre 2020 et 14 janvier 2021, la société Comptoir Négoce Equipements (CNE), représentée par Me E..., demande à la cour, dans le dernier état de ses écritures :

1°) de désigner, avant dire droit, un expert afin de déterminer le montant des dépenses engagées par la communauté urbaine du Grand Reims sur les années 2016 et 2017 en matière de fournitures de points lumineux et de supports de toute nature nécessaires aux travaux de gros entretien, d'extension et de modernisation des réseaux ;

2°) de confirmer le jugement attaqué en tant qu'il condamne la communauté urbaine du Grand Reims à lui verser, au titre de l'année 2015, la somme de 172 560,73 euros ;

3°) d'annuler ce jugement en tant qu'il n'a pas condamné la communauté urbaine du Grand Reims à réparer les préjudices subis au titre des années 2016 et 2017 ;

4°) de condamner la communauté urbaine du Grand Reims à lui verser une somme de 172 560,73 euros pour chaque année en réparation des préjudices subis au titre des années 2016 et 2017 ;

5°) de mettre à la charge de la communauté urbaine du Grand Reims le versement d'une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les trois résiliations n'étaient pas justifiées dès lors qu'elle n'est pas le distributeur exclusif des marques mentionnées dans les documents de la consultation, qui pouvaient être proposées par n'importe quel opérateur économique ;

- les marques imposées dans ces documents n'ont pas eu pour effet de favoriser ou d'éliminer certains opérateurs économiques avant ou après la résiliation desdits marchés ;

- la faute commise par la communauté urbaine du Grand Reims dans la rédaction des cahiers des charges des marchés est à l'origine du préjudice qu'elle a subi ;

- le fait qu'un marché à bons de commande soit passé sans minimum n'exclut pas l'indemnisation des préjudices si le demandeur en établit le caractère certain ;

- le tribunal a correctement apprécié le préjudice subi au titre de l'année 2015, dont le caractère certain est démontré, en lui accordant une somme de 172 560,73 euros ;

- elle a également droit à la réparation du préjudice subi au titre des années 2016 et 2017, dès lors que les prestations se sont poursuivies pour les mêmes quantités auprès d'autres prestataires ;

- son taux de marge nette moyen de 14,70% est attesté par son commissaire aux comptes, qui exerce son activité de manière indépendante ;

- les pièces du dossier démontrent que le volume des prestations servies n'a pas varié sur la période de 2011 à 2015, ni en 2016 et 2017 ;

- la communauté urbaine du Grand Nancy a reconnu que le montant du préjudice subi au titre de l'année 2015 s'élève en réalité à la somme de 228 105,98 euros ;

- elle est en droit de réclamer a minima le montant du manque à gagner pour l'année 2015, en réparation des préjudices subis en 2016 et 2017, dès lors que les volumes de commandes n'ont pas varié ;

- elle est fondée à demander la condamnation de la collectivité à l'indemniser de la somme de 25 125,13 euros hors taxes (HT) correspondant au frais financiers engagés du 17 juillet 2014 au 17 juillet 2015 pour assurer le suivi des trois marchés résiliés, du fait des fautes commises par cette dernière ;

- elle a subi un préjudice moral et commercial dès lors que la collectivité refuse désormais tout contact commercial avec elle, compte tenu du contentieux qui les oppose ;

- elle ne tente pas d'obtenir une double indemnisation de son préjudice dès lors que son action devant le tribunal de commerce, dirigée contre un concurrent malveillant, a un fondement différent de celle qu'elle a introduite devant le juge administratif à l'encontre de la communauté urbaine du Grand Reims ;

- ce jugement n'est pas exécutoire dès lors qu'il a été frappé d'appel ;

- il suffira de déduire des condamnations prononcées contre la société concurrente, au moment de leur paiement, la quote-part supportée par la collectivité.

Par des mémoires, enregistrés les 30 novembre 2020 et 4 janvier 2021, la communauté urbaine du Grand Reims, représentée par Me C..., demande à la cour :

1°) d'annuler le jugement n°1500644 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 8 août 2017 en tant qu'il l'a condamnée à verser à la société Comptoir Négoce Equipements une somme de 172 560,73 euros ;

2°) de mettre à la charge de la société Comptoir Négoce Equipements le versement de la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- les résiliations, ainsi que l'a jugé le Conseil d'Etat, étaient justifiées par l'invalidité des contrats dès lors que l'irrégularité invoquée était d'une gravité telle que, s'il avait été saisi, le juge du contrat aurait lui-même résilié le marché ;

- la seule mention d'une marque particulière dans le cahier des charges a pour effet de favoriser ou d'éliminer certains opérateurs économiques, nonobstant la circonstance que ladite marque soit par ailleurs délivrée par d'autres opérateurs, dès lors que ces derniers ne se sont pas portés candidats à l'attribution du contrat ;

- les mesures prises, dans un délai très court, afin de corriger l'erreur commise dans la procédure de passation des marchés, n'ont pas heurté l'exigence de loyauté des relations contractuelles ;

- la société intimée ne peut prétendre à aucune indemnité au titre des dépenses utiles dès lors qu'elle a été payée de l'intégralité des prestations qu'elle a réalisées ;

- elle ne peut pas se prévaloir d'un préjudice du fait du recrutement d'un salarié pour suivre l'exécution des marchés litigieux, dont elle n'était pas certaine d'être l'attributaire, et alors, en tout état de cause, que ne lui était pas garanti que des commandes seraient passées ;

- elle ne démontre en outre pas que ce salarié a été effectivement et exclusivement affecté à l'exécution de ces marchés ;

- ce préjudice ne pourrait être pris en compte qu'à compter de la date des résiliations au 17 juillet 2015 ;

- lorsque l'irrégularité tient à un manquement aux règles de publicité et de mise en concurrence qui a permis au titulaire d'obtenir le marché, la faute n'est pas en lien avec le préjudice subi par le cocontractant de l'administration ;

- ainsi, dès lors que la faute de l'administration a conduit à ce que la société CNE remporte les marchés, le préjudice dont cette dernière se prévaut n'est pas en lien direct avec ladite faute ;

- le préjudice dont elle se prévaut n'est pas certain dès lors qu'il n'est pas garanti que, dans le cadre de l'exécution des marchés litigieux, elle aurait obtenu des commandes si ces marchés avaient été exécutés jusqu'à leur terme ;

- si la cour retenait l'existence d'un préjudice indemnisable, elle devrait tenir compte des sommes versées à la société CNE postérieurement aux mesures de résiliation ;

- les conclusions de la société CNE, relatives à un préjudice moral et commercial, sont irrecevables dès lors qu'elles sont fondées sur une cause juridique distincte et invoquées pour la première fois, à quelques jours de la clôture de l'instruction dans l'instance devant la cour, après cassation ;

- les prétentions de la société CNE seront rejetées dès lors qu'elle a déjà été indemnisée des préjudices qu'elle allègue avoir subis du fait des résiliations, par la condamnation de son concurrent par le tribunal de commerce de Reims à lui verser la somme de 567 792,48 euros au titre de dommages et intérêts en réparation des préjudices économiques causés par ses agissements, ayant conduit à la résiliation des marchés avec la communauté urbaine du Grand Reims.

Par ordonnance du 4 janvier 2021, la clôture d'instruction a été reportée au 21 janvier 2021 à 12h00.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- le code de la commande publique ;

- le code général des collectivités territoriales ;

- le code des marchés publics ;

- l'arrêté du 19 janvier 2009 portant approbation du cahier des clauses administratives générales des marchés publics de fournitures courantes et de services ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme Antoniazzi, premier conseiller,

- les conclusions de Mme Seibt, rapporteur public,

- les observations de Me A..., représentant la communauté urbaine du Grand Reims,

- et les observations de Me E..., représentant la société Comptoir Négoce Equipements.

Considérant ce qui suit :

1. La communauté d'agglomération Reims Métropole a lancé une procédure de passation sous la forme d'un appel d'offres ouvert pour l'attribution d'un marché public ayant pour objet la fourniture de points lumineux, supports et pièces détachées. Ce marché public a été décomposé en trois lots distincts, ayant pour objet la fourniture de points lumineux (lot n° 1), la fourniture de supports (lot n°2) et la fourniture de pièces détachées (lot n°3). Ces trois lots ont été attribués à la société Comptoir Négoce Equipements, qui a commencé l'exécution des prestations le 1er janvier 2015. Le 5 février 2015, la communauté d'agglomération Reims Métropole l'a toutefois informée de la résiliation des trois lots à compter du 1er avril 2015, en raison de l'irrégularité entachant la procédure de passation du marché. Saisi par la société Comptoir Négoce Equipements d'une demande tendant à la reprise des relations contractuelles, assortie de conclusions indemnitaires, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a, par un jugement du 8 août 2017, constaté qu'il n'y avait plus lieu de statuer sur les conclusions en reprise des relations contractuelles, puis condamné la communauté urbaine du Grand Reims, venue aux droits de la communauté d'agglomération Reims Métropole, à verser à cette société une somme de 172 560,73 euros, assortie des intérêts au taux légal à compter du 25 mars 2015, en réparation des préjudices subis, au titre de l'année 2015, du fait de la résiliation de ces lots. La communauté urbaine du Grand Reims a relevé appel de ce jugement et, par la voie de l'appel incident, la société Comptoir Négoce Equipements a contesté le jugement en tant qu'il n'a pas indemnisé les préjudices qu'elle estime avoir subis au titre des années 2016 et 2017. Par un arrêt du 19 mars 2019, la cour administrative d'appel de Nancy a essentiellement annulé le jugement du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne en tant qu'il a condamné la communauté urbaine du Grand Reims à verser à la société une somme de 172 560,73 euros et rejeté le surplus des conclusions des parties. Toutefois, par une décision n° 430864 du 10 juillet 2020, le Conseil d'Etat a annulé les articles 1er et 3 de l'arrêt du 19 mars 2019 de la cour administrative d'appel de Nancy, ainsi que son article 4, en tant qu'il a rejeté les conclusions d'appel de la société Comptoir Négoce Equipements et renvoyé l'affaire, dans la mesure de la cassation prononcée, à la cour.

Sur la recevabilité de l'appel principal :

2. Aux termes de l'article L. 5211-2 du code général des collectivités territoriales : " A l'exception de celles des deuxième à quatrième alinéas de l'article L. 2122-4, les dispositions du chapitre II du titre II du livre Ier de la deuxième partie relatives au maire et aux adjoints sont applicables au président et aux membres du bureau des établissements publics de coopération intercommunale, en tant qu'elles ne sont pas contraires aux dispositions du présent titre ". Aux termes de l'article L. 5211-9 de ce code : " Le président est l'organe exécutif de l'établissement public de coopération intercommunale (...) / Il représente en justice l'établissement public de coopération intercommunale (...) ". Selon l'article L. 5211-10 du même code : " Le président, les vice-présidents ayant reçu délégation ou le bureau dans son ensemble peuvent recevoir délégation d'une partie des attributions de l'organe délibérant (...) ". Enfin, selon l'article L. 2122-22 de ce code : " Le maire peut, en outre, par délégation du conseil municipal, être chargé, en tout ou partie, et pour la durée de son mandat : (...) 16° D'intenter au nom de la commune les actions en justice ou de défendre la commune dans les actions intentées contre elle, dans les cas définis par le conseil municipal (...) ". Il résulte de ces dispositions que l'organe délibérant d'un établissement public de coopération intercommunale peut légalement donner à l'organe exécutif une délégation générale pour ester en justice au nom de l'établissement.

3. Par une délibération du 9 janvier 2017, le conseil de la communauté urbaine du Grand Reims a donné délégation à la présidente de décider, au nom de la communauté urbaine, des actions en justice, en demande ou en défense devant l'ensemble des juridictions de l'ordre judiciaire ou administratif. Par suite, la fin de non-recevoir opposée par la société Comptoir Négoce Equipements et tirée de l'absence d'habilitation à ester en justice de la présidente de la communauté urbaine du Grand Reims doit être écartée.

Sur le bien-fondé du jugement :

4. En vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, la personne publique cocontractante peut toujours, pour un motif d'intérêt général, résilier unilatéralement un tel contrat, sous réserve des droits à indemnité de son cocontractant.

5. Dans le cas particulier d'un contrat entaché d'une irrégularité d'une gravité telle que, s'il était saisi, le juge du contrat pourrait en prononcer l'annulation ou la résiliation, la personne publique peut, sous réserve de l'exigence de loyauté des relations contractuelles, résilier unilatéralement le contrat sans qu'il soit besoin qu'elle saisisse au préalable le juge. Après une résiliation unilatéralement décidée au motif de l'invalidité du contrat par la personne publique, le cocontractant peut prétendre, sur un terrain quasi-contractuel, pour la période postérieure à la date d'effet de la résiliation, au remboursement de celles de ses dépenses qui ont été utiles à la collectivité envers laquelle il s'était engagé. Si l'irrégularité du contrat résulte d'une faute de l'administration, le cocontractant peut, en outre, sous réserve du partage de responsabilités découlant le cas échéant de ses propres fautes, prétendre à la réparation du dommage imputable à la faute de l'administration. Saisi d'une demande d'indemnité sur ce second fondement, il appartient au juge d'apprécier si le préjudice allégué présente un caractère certain et s'il existe un lien de causalité direct entre la faute de l'administration et le préjudice.

En ce qui concerne la régularité de la résiliation :

6. En premier lieu, la décision de résiliation adressée le 5 février 2015 par la communauté d'agglomération Reims Métropole à la SARL Comptoir Négoce Equipements a été signée par Madame D... B... en sa qualité de conseillère communautaire. Par une délibération du 23 avril 2014, le conseil communautaire a délégué à sa présidente les décisions concernant la préparation, la passation, l'exécution et le règlement des marchés. Cette délibération autorise par ailleurs la présidente de Reims Métropole à déléguer sa signature à un vice-président ou à un autre membre du bureau agissant par délégation dans les conditions fixées à l'article L. 5211-9 du code général des collectivités territoriales. L'arrêté du 12 juin 2014, produit à hauteur d'appel, qui modifie l'arrêté du 24 avril 2014 portant délégation de signature de la présidente de Reims Métropole à Mme B..., l'autorise à signer tous les actes, arrêtés, décisions, conventions et avenants entrant dans le champ de la commande publique pour concevoir, proposer, animer et suivre la mise en oeuvre de la politique communautaire dans ce domaine. Cette délégation, réduite à la conception, proposition, animation et mise en oeuvre de la politique communautaire, n'inclut pas les décisions de résiliation d'un marché. Par suite, le moyen tiré de l'incompétence de l'auteur de la résiliation litigieuse est fondé.

7. En second lieu, aux termes du IV de l'article 6 du code des marchés publics, alors en vigueur, désormais repris à l'article R. 2111-7 du code de la commande publique : " Les spécifications techniques ne peuvent pas faire mention d'un mode ou procédé de fabrication particulier ou d'une provenance ou origine déterminée, ni faire référence à une marque, à un brevet ou à un type, dès lors qu'une telle mention ou référence aurait pour effet de favoriser ou d'éliminer certains opérateurs économiques ou certains produits. Toutefois, une telle mention ou référence est possible si elle est justifiée par l'objet du marché ou, à titre exceptionnel, dans le cas où une description suffisamment précise et intelligible de l'objet du marché n'est pas possible sans elle et à la condition qu'elle soit accompagnée des termes : "ou équivalent" (...) ". Pour l'application de ces dispositions, il y a lieu d'examiner si la spécification technique a ou non pour effet de favoriser ou d'éliminer certains opérateurs économiques ou certains produits, puis, dans l'hypothèse seulement d'une telle atteinte à la concurrence, si cette spécification est justifiée par l'objet du marché ou, si tel n'est pas le cas, si une description suffisamment précise et intelligible de l'objet du marché n'est pas possible sans elle.

8. Il résulte du document " cadre de remise des propositions " des lots n° 1 et n° 2 en litige, figurant au règlement de la consultation, que les candidats étaient tenus, à peine d'irrégularité de leur offre, de recourir aux fabricants présélectionnés par le pouvoir adjudicateur, pour huit sur quatorze produits s'agissant du lot n° 1 et deux sur cinq pour le lot n° 2. Par ailleurs, le détail quantitatif estimatif du lot n° 3, que les candidats devaient également remettre à peine d'irrégularité de leur offre, était intégralement pré-renseigné par le pouvoir adjudicateur quant aux produits des fabricants à utiliser. Il résulte de l'instruction et il n'est d'ailleurs pas contesté que pour aucun de ces trois lots, les références à des fabricants ou à des produits de fabricants ainsi imposées par le pouvoir adjudicateur n'étaient accompagnées, dans les documents du marché, de la mention " ou équivalent ".

9. Or, il résulte de l'instruction et notamment de la lettre de la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi du 9 janvier 2015 adressée à la communauté urbaine du grand Reims à la suite d'une plainte d'une entreprise distributrice de matériel d'éclairage de l'agglomération rémoise, qu'en 2006, pour la satisfaction, sur ce territoire, de besoins identiques en fourniture de points lumineux et de supports, vingt-sept candidats, parmi lesquels se trouvaient à la fois des fabricants et des distributeurs, avaient présenté des offres pour les quatre lots à attribuer. Si la société CNE soutient que les documents de cette consultation ne comportaient pas la mention " ou équivalent ", elle ne l'établit pas par les pièces qu'elle produit. A l'inverse, il n'est pas contesté que les deux consultations suivantes organisées par la même collectivité en 2010 puis en 2014 pour la satisfaction des mêmes besoins en matière d'éclairage public, et dont les documents ne comportaient pas cette mention, n'ont donné lieu qu'à la présentation de la seule candidature de la société Comptoir Négoce Equipements, qui a ainsi obtenu les marchés. Il résulte enfin de l'instruction qu'à la suite de la résiliation des marchés en litige, et alors que pour la consultation lancée en juillet 2015 et ayant le même objet, la mention " ou équivalent " avait été rétablie, ce sont sept offres qui ont, cette fois, été remises.

10. Il doit être déduit des constatations qui précèdent que la référence fermée à des marques dans les documents de la consultation des lots en litige a eu pour effet, au sens de l'article 6 du code des marchés publics alors applicable, de favoriser ou d'éliminer, du fait de cette contrainte, certains opérateurs économiques ou produits, et ce, indépendamment même des circonstances qu'à la date de conclusion des marchés ultérieurement résiliés, la société Comptoir Négoce Equipements et les fabricants mentionnés dans les documents de la consultation n'étaient pas liés par des contrats d'exclusivité et que d'autres sociétés avaient la possibilité d'accéder à ces produits. Il ne résulte en outre pas de l'instruction et il n'est pas davantage allégué que la référence à des marques ou aux produits de fabricants dans les lots en litige était justifiée par l'objet des marchés, ni qu'une description suffisamment précise et intelligible de cet objet n'était pas possible sans elle. Il en résulte que l'omission de la mention " ou équivalent " au titre des spécifications techniques dans le marché en litige a eu pour effet de favoriser la candidature de la société Comptoir Négoce Equipements.

11. Ce vice a affecté gravement la légalité du choix du candidat retenu et entaché les contrats conclus d'invalidité. Il n'affecte cependant ni le consentement de la personne publique, ni le contenu même de la convention. Eu égard aux conditions dans lesquelles est intervenue la conclusion de ces contrats, dont la procédure de consultation n'avait conduit à la présentation que de la seule candidature de la société CNE, et du délai très court écoulé entre la date de leur conclusion et la révélation de leur irrégularité, la gravité de cette dernière, au regard de l'exigence de loyauté des relations contractuelles, aurait justifié s'il avait été saisi, la résiliation des marchés en litige par le juge du contrat. Par suite, la communauté urbaine a pu, au regard des principes rappelés au point 5 du présent arrêt, légalement résilier unilatéralement les marchés litigieux pour ce motif.

En ce qui concerne les préjudices :

12. En premier lieu, l'irrégularité en la forme des décisions de résiliation des marchés en litige ne peut ouvrir droit à l'indemnisation des préjudices demandée par la société CNE.

13. En deuxième lieu, dès lors que la communauté urbaine du Grand Reims, pour les motifs ci-avant exposés, pouvait régulièrement prononcer la réalisation des marchés en litige, la collectivité requérante est fondée à soutenir que la société ne peut obtenir aucune indemnisation sur ce fondement et que c'est à tort que les premiers juges l'ont indemnisée pour ce motif au titre du préjudice subi pour l'année 2015. Pour les mêmes motifs, les conclusions incidentes de la société CNE, présentées sur ce même fondement, et tendant à l'indemnisation du préjudice subi au titre des années 2016 et 2017, ne peuvent qu'être rejetées.

14. En dernier lieu, la société CNE, qui ne formule aucune conclusion sur le terrain quasi-contractuel, demande enfin l'indemnisation de son manque à gagner sur le fondement de la faute de la communauté urbaine du Grand Reims dans la rédaction des documents de la consultation. Il résulte cependant de l'instruction et de ce qui a été dit précédemment que l'omission par la communauté urbaine de la mention " ou équivalent " au titre des spécifications techniques dans les documents de la consultation a eu pour effet de favoriser la candidature de la société CNE. Un tel manquement a eu une incidence déterminante sur l'attribution du marché à la société CNE. Dès lors, le lien entre la faute de l'administration et le manque à gagner subi ainsi que le coût exposé d'un de ses salariés au cours de la période du 17 juillet 2014 au 17 juillet 2015, ayant eu pour fonction de répondre à l'appel d'offre et de suivre l'exécution des lots, dont la société entend obtenir la réparation, ne peut être regardé comme direct.

15. Il résulte de tout ce qui précède que la communauté urbaine du Grand Reims est fondée à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne l'a condamnée à verser à la société Comptoir Négoce Equipements la somme de 172 560,73 euros, en principal, en réparation des préjudices subis du fait de la résiliation des trois lots du marché conclu le 17 juillet 2014. Pour les mêmes motifs, et sans qu'il soit besoin d'ordonner une expertise, la demande de la société Comptoir Négoce Equipements et ses conclusions tendant à ce que, par la voie de l'appel incident, cette indemnisation soit augmentée de 341 121,46 euros, doivent être rejetées.

Sur les frais de l'instance :

16. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mis à la charge de la communauté urbaine du Grand Reims, qui n'est pas, dans la présente instance, la partie perdante, le versement de la somme que la société Comptoir Négoce Equipements demande au titre des frais exposés et non compris dans les dépens. Il y a lieu en revanche de mettre à la charge de la société Comptoir Négoce Equipements le versement d'une somme de 1 500 euros à la communauté urbaine du Grand Reims sur le fondement des mêmes dispositions.

D E C I D E :

Article 1er : Le jugement n° 1500644 du 8 août 2017 du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne est annulé en tant qu'il a condamné la communauté urbaine du Grand Reims à verser à la société Comptoir Négoce Equipements une somme de 172 560,73 euros en principal.

Article 2 : La société Comptoir Négoce Equipements versera à la communauté urbaine du Grand Reims une somme de 1 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : L'appel incident de la société Comptoir Négoce Equipements est rejeté.

Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la communauté urbaine du Grand Reims et à la société Comptoir Négoce Equipements.

2

N° 20NC01980


Synthèse
Tribunal : Cour administrative d'appel de Nancy
Formation : 4ème chambre
Numéro d'arrêt : 20NC01980
Date de la décision : 06/04/2021
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Plein contentieux

Analyses

Marchés et contrats administratifs - Exécution technique du contrat - Conditions d'exécution des engagements contractuels en l'absence d'aléas - Marchés.

Marchés et contrats administratifs - Exécution technique du contrat - Aléas du contrat - Imprévision.


Composition du Tribunal
Président : Mme GHISU-DEPARIS
Rapporteur ?: Mme Sandrine ANTONIAZZI
Rapporteur public ?: Mme SEIBT
Avocat(s) : CABINET CABANES

Origine de la décision
Date de l'import : 20/04/2021
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.administrative.appel.nancy;arret;2021-04-06;20nc01980 ?
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