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31/05/2021 | FRANCE | N°18MA04084

France | France, Cour administrative d'appel de Marseille, 6ème chambre, 31 mai 2021, 18MA04084


Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) du Languedoc-Roussillon a demandé, d'une part, au tribunal administratif de Montpellier de condamner in solidum la société Razel-Bec, la société Eurovia Méditerranée, la société Eiffage, la société Terre Armée et la société Tierra Armada à lui payer 2 612 500 euros hors taxes au titre des travaux nécessaires à la réparation des désordres, 112 500 euros hors taxes au titre de l'assistance de la maîtrise d'oeuvr

e, 27 805,25 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'expertise, 44 703,49 ...

Vu la procédure suivante :

Procédure contentieuse antérieure :

La direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DREAL) du Languedoc-Roussillon a demandé, d'une part, au tribunal administratif de Montpellier de condamner in solidum la société Razel-Bec, la société Eurovia Méditerranée, la société Eiffage, la société Terre Armée et la société Tierra Armada à lui payer 2 612 500 euros hors taxes au titre des travaux nécessaires à la réparation des désordres, 112 500 euros hors taxes au titre de l'assistance de la maîtrise d'oeuvre, 27 805,25 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'expertise, 44 703,49 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation qu'elle a pris en charge et 16 400,40 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation pris en charge par l'expert et, d'autre part, au juge des référés de ce même tribunal, statuant en application de l'article R. 541-1 du code de justice administrative, de condamner in solidum la société Razel-Bec, la société Eurovia Méditerranée, la société Eiffage, la société Terre Armée et la société Tierra Armada à lui payer 3 000 000 euros toutes taxes comprises au titre des travaux nécessaires à la réparation des désordres, 135 000 euros toutes taxes comprises au titre de l'assistance de la maîtrise d'oeuvre, 27 805,25 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'expertise, 44 703,49 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation exposés et 16 400,40 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation pris en charge par l'expert.

Par un jugement n° 1604273-1703607 du 28 juin 2018, le tribunal administratif de Montpellier a conclu au non-lieu à statuer sur la requête en référé provision et rejeté la demande indemnitaire de la DREAL du Languedoc-Roussillon.

Procédure devant la Cour :

Par une requête et un mémoire enregistrés le 30 août 2018 et le 12 septembre 2019, le ministre de la transition écologique et solidaire demande à la Cour :

1°) d'annuler ce jugement du tribunal administratif de Montpellier du 28 juin 2018 ;

2°) de condamner in solidum la société Razel-Bec, la société Eurovia Méditerranée, la société Eiffage, la société Terre Armée et la société Tierra Armada à lui payer 2 500 000 euros hors taxes au titre des travaux nécessaires à la réparation des désordres, 112 500 euros hors taxes au titre de l'assistance de la maîtrise d'oeuvre, 27 805,25 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'expertise, 44 703,49 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation exposés et 16 400,40 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation pris en charge par l'expert ainsi que toute somme supplémentaire en compensation de l'aggravation du préjudice tel qu'il pourra être précisé par une expertise complémentaire portant notamment sur les phénomènes de fissuration de la chaussée, de déversement et de tassement du mur ;

3°) d'assortir l'indemnité des intérêts au taux légal à compter du 25 novembre 2011 ;

4°) de condamner les sociétés Razel-Bec, Eurovia Méditerranée, Eiffage, Terre Armée et Tierra Armada aux dépens et de mettre à la charge de chacune de ces sociétés le versement de la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Il soutient que :

- le jugement est insuffisamment motivé ;

- son action n'est pas prescrite, l'ouvrage ayant été réceptionné le 23 novembre 2004, une mesure d'expertise ayant été ordonnée le 12 janvier 2012, le rapport de l'expert ayant été remis le 3 décembre 2014 et la requête introductive d'instance ayant été enregistrée devant le tribunal administratif de Marseille le 17 août 2016 ;

- contrairement à ce qu'ont estimé les premiers juges, le rôle des écailles ne se limite pas à assurer l'esthétique et la stabilité locale du mur ainsi que la protection du remblai contre l'érosion ; ainsi, les fractures d'écailles liées à la réaction de gonflement interne induiront une instabilité du sol soutenu et la désagrégation locale du béton qui conduiront, à court terme, à une perte de matériaux menaçant le bon ancrage des armatures au parement ;

- l'absence de transparence de la part de la société Tierra Armada, responsable de la fabrication des écailles, n'a pas permis de déterminer avec certitude celles affectées par la détérioration du béton utilisé pour leur fabrication ; cependant, malgré ces incertitudes, alors que l'expert a, dans son rapport remis en 2014, considéré que le phénomène de dégradation était évolutif et que les désordres qui en résulteraient seraient de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination, il a, dans son rapport remis en 2018, affirmé que la dégradation étant faible quatre années plus tard, la consommation de l'ettringite dans ces écailles avait atteint son asymptote ; au vu de ces conclusions contradictoires et sans prendre en compte les éléments versés aux débats, notamment le rapport du CEREMA, le tribunal a, en rejetant sa demande, commis une erreur d'appréciation des faits ;

- les juges de première instance ont, à tort, refusé de reconnaître que les désordres affectant le mur de Soumont étaient de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage et à le rendre impropre à sa destination de manière inéluctable ; la lenteur avec laquelle se révèlent les désordres doit être appréciée au regard de la durée de vie de l'ouvrage ; le tribunal ne s'est pas, en outre, prononcé sur les désordres liés à la fissuration de la chaussée et aux mouvements anormaux du mur ;

- les désordres constatés étant appelés à évoluer et à affecter des écailles saines, l'indemnisation doit concerner l'ouvrage dans sa globalité et pas seulement les écailles dégradées ; de même, les montants alloués doivent comprendre la taxe sur la valeur ajoutée ; en tout état de cause, les sommes demandées au titre des travaux et de la maîtrise sont sollicitées hors taxes et correspondent à l'évaluation chiffrée de l'expert ;

- il est fondé à demander la condamnation in solidum des sociétés Razel-Bec, Eurovia Méditerranée, Eiffage, Terre Armée et Tierra Armada à lui payer, au vu de l'évaluation chiffrée de l'expert, 2 500 000 euros hors taxes au titre des travaux nécessaires à la réparation des désordres, 112 500 euros hors taxes au titre de l'assistance de la maîtrise d'oeuvre, 27 805,25 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'expertise, 44 703,49 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation exposés et 16 400,40 euros toutes taxes comprises au titre des frais d'investigation pris en charge par l'expert ainsi que toute somme supplémentaire en compensation de l'aggravation du préjudice tel qu'il pourra être précisé par une expertise complémentaire portant notamment sur les phénomènes de fissuration de la chaussée, de déversement et de tassement du mur.

Par des mémoires en défense enregistrés le 6 novembre 2018 et les 28 août et 22 octobre 2019, la société Razel Bec, représentée par Me B..., conclut, à titre principal, au rejet de la requête, à titre subsidiaire, et dans l'hypothèse où il serait fait droit à la demande indemnitaire de l'Etat, à la condamnation de la société Tierra Armada à la relever et à la garantir de l'ensemble des condamnations prononcées à son encontre et, en tout état de cause, à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, outre les dépens, la somme de 20 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que :

- le jugement est suffisamment motivé et c'est à bon droit que le tribunal ne s'est pas prononcé sur le tassement du mur de Soumont ni sur les fissures apparues sur la chaussée, ces désordres n'ayant été invoqués ni dans la requête introductive d'instance au fond ni dans la requête en référé-provision ;

- sa responsabilité n'est pas engagée dans la mesure où, d'une part, elle n'a commis aucune faute, les désordres étant consécutifs à une réaction sulfatique interne (RSI) et, d'autre part, les éléments du dossier ne permettent pas d'affirmer que l'évolution des désordres serait susceptible de revêtir à échéance prévisible un caractère tel qu'elle serait de nature à affecter la solidité de l'ouvrage ou sa destination ;

- la demande indemnitaire sera rejetée, les désordres affectant les écailles ne relevant pas de la garantie décennale ;

- en tout état de cause, les désordres constatés nécessitent le seul remplacement des écailles affectées par le phénomène de RSI et il est exclu que les constructeurs aient à assumer les conséquences des manquements avérés de l'Etat quant à son obligation d'entretien des ouvrages ;

- la taxe sur la valeur ajoutée n'est pas applicable au montant des condamnations susceptibles d'être prononcées à son encontre ;

- elle est fondée à solliciter la condamnation de la société Tierra Armada à la relever et à la garantir de l'ensemble des condamnations prononcées à son encontre, cette entreprise ayant fabriqué les écailles défectueuses.

Par des mémoires en défense enregistrés les 16 janvier, 11 septembre et 11 octobre 2019, la société Tierra Armada, représentée par Me M..., conclut au rejet de la requête et des conclusions de la société Razel-Bec dirigées à son encontre ainsi que celles qui pourraient l'être par les autres parties à l'instance et à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat ou de tout succombant, outre les dépens, la somme de 4 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative à titre subsidiaire.

Elle soutient que :

- le jugement est motivé ;

- ainsi que l'a jugé le tribunal, les écailles n'ont pas de contrainte latérale provenant du soutènement, celles-ci ne subissant que des efforts verticaux liés à leur propre poids ;

- les désordres affectant les écailles du mur ne s'amplifiant plus de manière significative et l'appelante ne versant aux débats aucun élément technique de nature à démontrer une évolution des désordres, la responsabilité décennale des constructeurs ne saurait être engagée ;

- l'action est prescrite à son égard en vertu de l'article 1792-4-3 du code civil, la réception des travaux ayant été prononcée le 17 mai 2005 et la requête introductive d'instance ayant été enregistrée le 17 août 2016 ; en tout état de cause, les conclusions dirigées à son encontre sur le fondement de la responsabilité décennale, nouvelles en appel, sont irrecevables, la DREAL ayant fondé sa demande en première instance sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle ;

- les demandes indemnitaires ne sont pas justifiées, la nécessité des travaux n'étant pas démontrée et une partie de la demande concerne des dommages non survenus ;

- la taxe sur la valeur ajoutée n'est pas due.

Par un mémoire en défense enregistré le 11 septembre 2019, la société Eurovia Provence Alpes Côte d'Azur, représentée par Me D..., conclut, à titre principal, au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à la condamnation in solidum ou solidaire des sociétés Razel Bec, Terre Armée et Tierra Armada à la relever et la garantir de toutes condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre et, en tout état de cause, à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, outre les dépens, une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que la demande de l'Etat est infondée, les désordres constatés ne permettant pas d'engager la responsabilité des constructeurs de l'ouvrage.

Par un mémoire en défense enregistré le 11 septembre 2019, la société Eiffage route Méditerranée, représentée par Me D..., conclut, à titre principal, au rejet de la requête et, à titre subsidiaire, à la condamnation in solidum ou solidaire des sociétés Razel Bec, Terre Armée et Tierra Armada à la relever et la garantir de toutes condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre et, en tout état de cause, à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, outre les dépens, une somme de 10 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que la demande de l'Etat est infondée, les désordres constatés ne permettant pas d'engager la responsabilité des constructeurs de l'ouvrage.

Par deux mémoires en défense enregistrés les 12 septembre et 31 octobre 2019, la société Terre Armée, représentée par Me H..., conclut au rejet de la requête et à ce qu'il soit mis à la charge de l'Etat, outre les dépens, la somme de 5 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Elle soutient que les désordres ne sont pas de nature décennale, le phénomène de RSI affectant les écailles du mur de Soumont étant arrivé à son terme.

Par ordonnance du 4 novembre 2019, la clôture de l'instruction a été fixée au 18 novembre 2019.

Vu les autres pièces du dossier.

Vu :

- le code civil ;

- le code de justice administrative.

Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.

Ont été entendus au cours de l'audience publique :

- le rapport de Mme L... Massé-Degois, rapporteure,

- les conclusions de M. G... Thielé, rapporteur public,

- et les observations de Me A... pour la société Razel-Bec venant aux droits de la société Bec Frères, de Me K... pour les sociétés Eurovia Provence Alpes Côte d'Azur et Eiffage route Méditerranée, de Me C... F... pour la société Terre Armée et de Me J... pour la société Tierra Armada.

Considérant ce qui suit :

1. Dans le cadre de la réalisation d'un tronçon de l'autoroute A 75, Clermont-L'Hérault/Pezenas, l'Etat a confié à un groupement d'entreprises composé des sociétés Eurovia Méditerranée, Bec Frères et Mazza, aux droits desquelles sont venues les sociétés Razel-Bec et Eiffage route Méditerranée, le lot " Terrassements - Assainissement - Couches de forme " de la section Pégairolles Lodève sud comprenant la construction de deux ouvrages d'art, en l'occurrence deux murs de soutènement, le mur de " Soumont " et le mur " de la Lergue ". Par un contrat du 24 février 2003, la société Bec Frères a sous-traité à la société Terre Armée les études de détail et les plan d'exécution, le dossier de récolement, la fourniture et la livraison des écailles pour les murs de soutènement et la société Terre Armée, par un contrat du 15 août 2003, a confié à sa filiale espagnole Tierra Armada la fabrication et l'approvisionnement des écailles en béton armé. La réception définitive de ces travaux a été prononcée sans réserve le 30 mars 2006 avec effet au 22 octobre 2004. Une inspection de l'ouvrage réalisée en janvier 2009 par le Centre d'Etudes Techniques de l'Equipement (CETE) Méditerranée a révélé la présence de fissures en diagonale et à l'horizontale affectant les écailles sur l'ensemble des ouvrages présentant des ouvertures soit micrométriques soit allant jusqu'à deux millimètres. A la demande de la DREAL du Languedoc-Roussillon, deux expertises ont a été ordonnées en référé le 12 janvier 2012 et le 19 juillet 2012 afin notamment de décrire la nature, l'étendue ainsi

que les causes de ces désordres apparus sur le mur de Soumont dénommé OA 6 et sur celui dénommé " mur TA sur la Lègue OA2. ". A la demande de la DREAL du Languedoc-Roussillon, qui se prévalait d'aggravations des dommages affectant l'ouvrage depuis le dépôt du rapport d'expertise à la fin de l'année 2014, une expertise a été ordonnée en référé le 12 décembre 2017 afin notamment de décrire la nature, l'étendue ainsi que les causes de ces désordres apparus sur le mur de Soumont et en chaussée, mis en exergue par le rapport du centre d'études et d'expertise sur les risques, l'environnement, la mobilité et l'aménagement (CEREMA) Méditerranée de janvier 2017. L'expert a remis son second rapport au tribunal le 21 mars 2018. Le ministre de la transition écologique et solidaire relève appel du jugement du 28 juin 2018 en tant que le tribunal administratif de Montpellier a rejeté sa demande tendant à la condamnation in solidum des sociétés Razel-Bec, Eurovia Méditerranée, Eiffage, Terre Armée et Tierra Armada sur le fondement de la responsabilité décennale à lui verser la somme de 2 701 409,14 euros en réparation des dommages affectant le mur de " Soumont " et le mur de " la Lergue ".

Sans qu'il soit besoin de statuer sur la fin de recevoir opposée par la société Tierra Armada :

Sur la régularité du jugement attaqué :

2. D'une part, le tribunal a suffisamment exposé en ses points 4 et 5 le raisonnement le conduisant à considérer que les conditions d'engagement de la responsabilité décennale des constructeurs n'étaient, en l'espèce, pas réunies en se fondant notamment sur les éléments contenus dans les deux rapports des expertises judiciaires diligentées devant lui et expliqué, sans entacher son jugement de contradictions, eu égard à l'évolution constatée par l'homme de l'art des désordres affectant les écailles depuis leur fabrication et particulièrement au cours de la période 2012-2018, les raisons pour lesquelles le défaut de fabrication du béton ayant servi à la confection des écailles n'était pas de nature à rendre l'ouvrage impropre à sa destination, eu égard en particulier à l'absence d'amplification de façon significative des détériorations existantes après huit années d'observation sur site et quinze années depuis leur fabrication.

3. D'autre part, il ne saurait être reproché aux premiers juges de ne pas s'être prononcés sur les fissures affectant la chaussée dès lors que devant le tribunal administratif, seule la condamnation des constructeurs était recherchée sur le fondement de la garantie décennale pour les " dommages affectant deux murs de soutènement dans le cadre de la réalisation du tronçon de l'autoroute A 75 ".

4. Enfin, alors qu'à l'appui des conclusions à fin d'indemnité de première instance, les seuls désordres invoqués résultaient de la dégradation des écailles recouvrant les deux murs de soutènement sans argumentation spécifique relative à d'éventuels risques de tassement et de déversement progressifs desdits murs, il est constant néanmoins que le jugement a estimé, en son point 5, que " en définitive, il n'est constaté sur les deux ouvrages en cause aucune fragilisation ni rupture dans les écailles et, à aucun endroit, ces murs ne présentent un risque d'écoulement de la terre ou une remise en cause de l'intégrité de l'écaille. ".

5. Par suite, contrairement à ce que soutient le ministre de la transition écologique et solidaire, le jugement dont il relève appel n'est ni insuffisamment motivé, ni ne souffre d'une contradiction de motifs, ni ne s'est abstenu de répondre à des conclusions dont les premiers juges auraient été saisis.

Sur le bien-fondé du jugement attaqué :

6. Il résulte des principes qui régissent la responsabilité décennale des constructeurs que des désordres apparus dans le délai d'épreuve de dix ans, de nature à compromettre la solidité de l'ouvrage ou à le rendre impropre à sa destination dans un délai prévisible, engagent leur responsabilité, même s'ils ne se sont pas révélés dans toute leur étendue avant l'expiration du délai de dix ans. Le constructeur dont la responsabilité est recherchée sur ce fondement ne peut en être exonéré, outre les cas de force majeure et de faute du maître d'ouvrage, que lorsque, eu égard aux missions qui lui étaient confiées, il n'apparaît pas que les désordres lui soient en quelque manière imputables.

7. Il résulte de l'instruction, en particulier des deux rapports des expertises diligentées devant le tribunal administratif de Montpellier remis en 2014 et en 2018, que les désordres dont le ministre demande réparation ont été constatés sur les écailles du parement des murs de soutènement A 6 et OA 2.2 dès le mois de janvier 2009 par le CETE Méditerranée, soit dans le délai d'épreuve de dix ans. Il résulte également de l'instruction que ces désordres sont constitués par des fissures dans les angles ou dans la partie centrale de la croix formant l'écaille ainsi qu'une désagrégation du béton et qu'ils sont dus à " un phénomène de réaction sulfatique interne avec formation différée de minéraux d'ettringite au sein du béton " en présence d'eau et provoquant l'extension ou le gonflement du béton qui entraîne une désolidarisation du béton des graviers, d'où un délitement du béton. Il résulte également de ces rapports d'expertise que ces désordres, imputables exclusivement à la fabrication des écailles, proviennent de la réaction de l'ettringitte non stabilisé avec l'eau qui imprègnent le béton, cette eau provenant, sur l'arrière des écailles, de l'humidité des terrasses et sur l'avant des écailles, des pluies et intempéries.

8. Le ministre soutient que, contrairement à ce qu'a admis l'expert, les rapports du CEREMA démontrent, au vu des constatations faites au mois de janvier 2017 et au mois de mai 2018, le caractère inexorable de la dégradation de l'ouvrage eu égard à l'existence d'un déversement régulier de l'ouvrage et d'un phénomène de tassement ainsi que d'une forte évolution des altérations des écailles entre 2012 et 2018.

9. Toutefois, d'une part, le rapport de 2017 du CEREMA se borne à émettre l'hypothèse selon laquelle les phénomènes de déversement et de tassement anormaux pourraient " être imputables à une insuffisance de stabilité mixte du massif en sol renforcé " et seraient " potentiellement à mettre en relation avec les fissures autrefois apparues sur la chaussée de la voie en amont " sans apporter la démonstration d'un lien de cause à effet entre ces phénomènes et les fissures affectant les écailles du parement des deux murs de soutènement. Le rapport de mai 2018 n'apporte pas davantage cette démonstration en faisant le constat de ce que, contrairement à ce que l'expert a indiqué, " l'absence de fissure sur la chaussée inférieure est compatible avec un phénomène de glissement de cisaillement se développant progressivement dans le corps du massif du remblai " d'autant que ce rapport de mai 2018, qui admet le caractère limité du tassement, ne remet en cause ni les mesures relevées en 2011, 2012 et 2013, de faibles valeurs, relatives au tassement et au déversement des murs prises en compte dans le rapport d'expertise remis en 2014, ni l'observation de l'homme de l'art dans son rapport de mars 2018 selon laquelle sur une hauteur de 35 mètres, la norme autorise un tassement du mur de 1 %, soit 35 cm et qu'aucun élément du dossier ne permet de justifier le caractère préoccupant allégué de la cinétique de ces tassements d'une valeur non contestée de 18 mm, soit une valeur très inférieure à celle de la norme, pas même l'illustration graphique n° 3 insérée dans ledit rapport de mai 2018 du CEREMA.

10. D'autre part, le rapport de mai 2018 du CEREMA versé aux débats apporte, par les photographies qui y sont insérées, la démonstration visuelle de l'aggravation de l'altération d'écailles précisément identifiées, la 121-5, la 128-3 et la 129-5, entre " 2010 et 2012 ", entre " 2010 et 2018 ", entre " mars 2012 et 2018 " ou encore entre " octobre 2016 et février 2018 ". Cependant, cette démonstration qui concerne trois écailles, alors que les murs en comptent plus de 4 000, ne suffit pas à remettre en cause les conclusions du rapport d'expertise, remis en mars 2018 à la suite des opérations d'expertise qui se sont déroulées en la présence d'un représentant de la DREAL Languedoc-Roussillon, au terme desquelles l'homme de l'art a conclu, en tenant compte du dire de la DREAL et d'un rapport du CEREMA établi en février de la même année faisant état de l'évolution de la dégradation des écailles, que les détériorations existantes sur les écailles ne s'amplifiaient pas d'une façon significative, le phénomène de gonflement étant à son asymptote, et que les écailles saines susceptibles d'être altérées à l'avenir ne devaient, en tout état de cause, pas l'être au-delà des altérations constatées sur celles déjà dégradées par l'ettringite. Dès lors, le ministre ne justifie pas, contrairement à ce qu'il allègue devant la Cour, que les désordres affectant les murs de soutènement sont de nature à compromettre la solidité des ouvrages et à les rendre impropres à leur destination de manière inéluctable.

11. En outre, l'expert, qui s'était adjoint deux sapiteurs afin de déterminer l'origine des désordres, le CETE Méditerranée pour sa connaissance du site et l'Institut français des sciences et technologies des transports de l'aménagement et des réseaux (IFSTTAR), a relevé dans son rapport remis en 2014 que la détérioration des écailles n'était qu'interne du fait du phénomène de la réaction sulfatique interne au vu des analyses effectuées par l'institut, que les écailles portaient leur propre poids en verticale, que les terres étaient stables en horizontale et qu'ainsi, les efforts latéraux du remblai sur les écailles étaient faibles. Dans ces conditions, en l'absence d'éléments techniques de nature à remettre en cause les conclusions expertales, le ministre ne démontre pas, en se prévalant des rapports du CEREMA, notamment celui de mai 2018, que le parement, constitué d'écailles, " joue un rôle essentiel dans la solidité du mur en terre armée " et que " à court terme ", la perte de matériaux menacera " le bon ancrage des armatures au parement " d'autant qu'une note technique établie le 17 juin 2019 par un ingénieur, certes à la demande de la société Razel Bec mais qui a été soumise aux débats, indique que " l'éventuel affaiblissement des caractéristiques mécaniques du béton, résultant de la fissuration observée, n'a aucune incidence sur la stabilité des écailles et sur leur aptitude à remplir leur fonction de paroi ". Et si, dans son rapport remis en 2014, l'expert a mentionné, après avoir relevé que sur les deux fonctions des terres armées, armature du talus par les barres et maintien de la terre par les écailles, une seule fonction risquait à l'avenir de ne plus être assurée si la détérioration des écailles venait à se poursuivre, en l'occurrence celle de la tenue des terres, le contrôle des barres ayant permis de noter qu'elles remplissaient leur office eu égard à leur bon état, il a cependant pris le soin de souligner que les efforts sur les écailles restaient faibles.

12. Enfin, le ministre ne peut utilement soutenir que les conclusions de l'expert dans son rapport remis en 2018 contredisent celles de son rapport remis en 2014. En effet, l'expert, qui s'est adjoint deux sapiteurs ainsi qu'il a été dit au point 11, a indiqué dans son premier rapport qu'il n'avait pas été possible pour l'IFSTTAR, qui réalisait les essais normalisés consistant à immerger les échantillons dans de l'eau, de mesurer la capacité résiduelle de gonflement du béton, que l'évolution de l'ettringite différé était très variable d'une écaille à l'autre et d'un endroit à l'autre à l'intérieur même d'une même écaille et que la dégradation des écailles allait se poursuivre sans qu'il soit possible, à ce stade, de prévoir une date de stabilisation. Ce même expert a constaté dans son second rapport remis en 2018 l'ampleur des dégradations des écailles qui a pu être mieux appréciée avec quinze années de recul, ainsi que

l'absence de fragilisation sur les écailles ou de cassure, le phénomène de gonflement étant parvenu à son asymptote, et ce malgré l'absence de réalisation par le maître d'ouvrage de travaux pourtant préconisés dans son rapport initial. Dès lors, ainsi que l'a relevé le tribunal, à bon droit, l'expert ne s'est pas contredit en rédigeant ses rapports d'expertise à quatre années d'intervalle, le second ayant permis de lever les doutes du premier quant à l'évolution des désordres affectant les ouvrages.

13. Par suite, le ministre ne démontre pas plus devant la Cour que la DREAL Languedoc-Roussillon ne l'a fait devant le tribunal, que les désordres affectant les écailles des murs de soutènement sont de nature à rendre impropre la destination des ouvrages ou à compromettre leur solidité dans un délai prévisible.

14. Il résulte de tout ce qui précède que le ministre de la transition écologique et solidaire n'est pas fondé à soutenir que c'est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Montpellier a rejeté la demande de la DREAL Languedoc-Roussillon tendant à la condamnation, sur le fondement de la responsabilité décennale, des sociétés Razel Bec, Eurovia Provence Alpes Côte d'Azur, Eiffage route Méditerranée, Terre Armée et Tierra Armada à lui payer 2 701 409,14 euros en réparation des dommages affectant le mur de " Soumont " et le mur de " la Lègue ".

Sur les dépens :

15. Il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de laisser les frais d'expertise à la charge de l'Etat ainsi que le demandent les sociétés Razel-Bec, Eurovia Provence Alpes Côte d'Azur, Eiffage route Méditerranée, Terre Armée et Tierra Armada en application des dispositions de l'article R. 761-1 du code de justice administrative.

Sur les appels en garantie formulés par les sociétés Razel Bec, Eurovia Provence Alpes Côte d'Azur et Eiffage route Méditerranée :

16. La société Razel Bec n'étant l'objet d'aucune condamnation, ses conclusions d'appel en garantie à l'encontre de la société Tierra Armada doivent être rejetées.

17. La société Eurovia Provence Alpes Côte d'Azur n'étant l'objet d'aucune condamnation, ses conclusions d'appel en garantie à l'encontre de la société Razel Bec, de la société Terre Armée et de la société Tierra Armada doivent être rejetées.

18. La société Eiffage route Méditerranée n'étant l'objet d'aucune condamnation, ses conclusions d'appel en garantie à l'encontre de la société Razel Bec, de la société Terre Armée et de la société Tierra Armada doivent être rejetées.

Sur les frais liés au litige :

19. Les dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à l'octroi d'une somme au titre des frais exposés et non compris dans les dépens à la partie perdante. Il y a lieu, dès lors, de rejeter les conclusions présentées à ce titre par le ministre de la transition écologique et solidaire. Il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de mettre à la charge de l'appelant une quelconque somme à verser à chacune des sociétés défenderesses.

D É C I D E :

Article 1er : La requête du ministre de la transition écologique et solidaire est rejetée.

Article 2 : Les conclusions présentées par les sociétés Razel Bec, Eurovia Provence Alpes Côte d'Azur, Eiffage route Méditerranée, Terre Armée et Tierra Armada aux fins d'appel en garantie et sur le fondement des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 3 : Le présent arrêt sera notifié à la ministre de la transition écologique, à la société Razel Bec venant aux droits de la société Bec Frères, à la société Eurovia Provence-Alpes Côte d'Azur, à la société Eiffage route Méditerranée, à la société Terre Armée et à la société Tierra Armada.

Copie en sera adressée à l'expert, M. E... I....

Délibéré après l'audience du 17 mai 2021, où siégeaient :

- M. Guy Fédou, président,

- Mme L... Massé-Degois, présidente assesseure,

- M. Philippe Grimaud, premier conseiller.

Rendu public par mise à disposition au greffe le 31 mai 2021.

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N° 18MA04084

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