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22/04/2022 | FRANCE | N°446393

France | France, Conseil d'État, 10ème - 9ème chambres réunies, 22 avril 2022, 446393


Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, deux mémoires complémentaires et un mémoire en réplique, enregistrés les 12 novembre et 11 décembre 2020, 12 mars et 8 juin 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. F... D... et M. I... E... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le I de l'article 47 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat

la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrati...

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire, deux mémoires complémentaires et un mémoire en réplique, enregistrés les 12 novembre et 11 décembre 2020, 12 mars et 8 juin 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. F... D... et M. I... E... demandent au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le I de l'article 47 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid-19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son préambule ;

- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

- le code de la santé publique ;

- la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat ;

- la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;

- le décret n° 2020-1257 du 14 octobre 2020 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseillère d'Etat,

- les conclusions de M. Laurent Domingo, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

Sur le cadre du litige :

1. Aux termes de l'article L. 3131-12 du code de la santé publique : " L'état d'urgence sanitaire peut être déclaré sur tout ou partie du territoire métropolitain ainsi que du territoire des collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution et de la Nouvelle-Calédonie en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population. ". Aux termes de l'article L. 3131-13 du même code : " L'état d'urgence sanitaire est déclaré par décret en conseil des ministres pris sur le rapport du ministre chargé de la santé (...). " Aux termes de l'article L. 3131-15, dans sa version issue de la loi du 9 juillet 2020 : " I.- Dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut, par décret réglementaire pris sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique : / (...) / 5° Ordonner la fermeture provisoire et réglementer l'ouverture, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion, en garantissant l'accès des personnes aux biens et services de première nécessité ; (...) III. Les mesures prescrites en application du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. "

2. La situation épidémiologique au cours des mois de septembre et d'octobre 2020, caractérisée par une accélération du rythme de l'épidémie de covid-19, a conduit le Président de la République à prendre le 14 octobre 2020, sur le fondement des articles L. 3131-12 et L. 3131-13 du code de la santé publique, un décret déclarant l'état d'urgence sanitaire à compter du 17 octobre 2020 sur l'ensemble du territoire national. Le 29 octobre 2020, le Premier ministre a pris, sur le fondement de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, un décret prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l'épidémie de covid- 19 dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire

3. MM. D... et E... demandent l'annulation pour excès de pouvoir du I de l'article 47 de ce décret, qui interdit les rassemblements et réunions dans les lieux de culte à l'exception des cérémonies funéraires et limite à 30 personnes la participation à ces cérémonies. Cette interdiction est demeurée en vigueur jusqu'au 27 novembre 2020.

Sur les conclusions de la requête :

En ce qui concerne la légalité externe :

4. Il résulte des dispositions de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique citées au point 1 que, dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre est compétent pour prendre par décret réglementaire, sur le rapport du ministre chargé de la santé, aux seules fins de garantir la santé publique, des mesures réglementant l'ouverture, y compris les conditions d'accès et de présence, d'une ou plusieurs catégories d'établissements recevant du public ainsi que des lieux de réunion. Le Président de la République ayant pris le 14 octobre 2020 un décret déclarant l'état d'urgence sanitaire à compter du 17 octobre 2020 sur l'ensemble du territoire national, le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait été pris par une autorité incompétente ne peut qu'être écarté.

En ce qui concerne la légalité interne :

5. Aux termes de l'article 10 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : " Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi. " Selon l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales : " 1 - Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. / 2 - La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. " Aux termes de l'article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l'Etat : " La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. " Aux termes de l'article 25 de la même loi : " Les réunions pour la célébration d'un culte tenues dans les locaux appartenant à une association cultuelle ou mis à sa disposition sont publiques. Elles sont dispensées des formalités de l'article 8 de la loi du 30 juin 1881, mais restent placées sous la surveillance des autorités dans l'intérêt de l'ordre public. "

6. La liberté du culte présente le caractère d'une liberté fondamentale. Telle qu'elle est régie par la loi, cette liberté ne se limite pas au droit de tout individu d'exprimer les convictions religieuses de son choix dans le respect de l'ordre public. Elle comporte également, parmi ses composantes essentielles, le droit de participer collectivement, sous la même réserve, à des cérémonies, en particulier dans les lieux de culte. La liberté du culte doit, toutefois, être conciliée avec, notamment l'objectif de protection de la santé.

7. En premier lieu, le I de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, cité au point 1, énumère les mesures que Premier ministre peut prendre par décret, dans les circonscriptions territoriales où l'état d'urgence sanitaire est déclaré, aux seules fins de garantir la santé publique. Le III précise que ces mesures sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu et qu'il y est mis fin sans délai lorsqu'elles ne sont plus nécessaires. La restriction ainsi apportée à la liberté de manifester sa religion, garantie par l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, étant prévue par la loi et conditionnée par son caractère nécessaire à la protection de la santé publique, le moyen tiré de ce que ces dispositions seraient incompatibles avec les stipulations de l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés ne peut qu'être écarté.

8. En second lieu, il ressort des pièces du dossier que les mesures attaquées ont été édictées alors que l'état d'urgence sanitaire venait d'être à nouveau été déclaré par le décret du 14 octobre 2020 du Président de la République et que, pour la deuxième fois, en dépit de mesures de police sanitaire graduées adaptées à chaque territoire, l'épidémie de covid-19 devenait hors de contrôle, entraînant selon le conseil scientifique covid-19 dans sa note d'alerte du 22 septembre 2020, confirmée par son avis du 26 octobre 2020, une situation sanitaire critique, avec une accélération du nombre de nouveaux cas journaliers de type quasi exponentielle, dans l'ensemble de la population et sur l'ensemble du territoire, comme d'ailleurs au niveau européen et une saturation prévisible des services de réanimation, de soins intensifs et de surveillance continue par des patients atteints de ce coronavirus. Elles s'inscrivaient dans un plan général de confinement de l'ensemble de la population. Si, pour éviter les effets économiques et sociaux les plus néfastes constatés lors du premier confinement, le décret litigieux a autorisé, outre la réalisation des achats de première nécessité, le maintien de l'accueil des élèves dans leurs établissements scolaires, la poursuite aussi large que possible des activités professionnelles ne pouvant faire l'objet de télétravail, notamment en matière de services publics, et l'utilisation par les intéressés, en tant que de besoin, des moyens de transport, il a en revanche, dans une période d'augmentation très forte des risques liés à l'épidémie, limité les autres motifs permettant de quitter son lieu de résidence, ainsi que les rassemblements et réunions, en interdisant, notamment, ceux de plus de six personnes dans tous les lieux ouverts au public, à l'exception, ponctuelle et s'exerçant à l'extérieur, des manifestations sur la voie publique.

9. Dans ce contexte, les dispositions contestées du I de l'article 47 du décret du 29 octobre 2020 ont prévu que les établissements de culte étaient autorisés à demeurer ouverts et restaient ainsi librement accessibles aux ministres du culte, au personnel et aux fidèles, sous réserve de l'interdiction des rassemblements ou réunions, interdiction qui faisait obstacle à la participation collective à des cérémonies, et à laquelle il n'était possible de déroger que pour les cérémonies funéraires, dans la limite de 30 personnes.

10. Il ressort des pièces du dossier que l'exercice du culte lors de cérémonies religieuses ouvertes aux fidèles expose les participants à un risque de contamination qui est d'autant plus élevé que, comme le relève le conseil scientifique covid-19 dans sa note du 26 octobre 2020, il a lieu dans un espace clos, souvent mal ventilé, avec une forte densité de participants réunis pendant un temps long, un niveau élevé d'émission de gouttelettes lié aux lectures, aux prières à haute voix et aux chants et des gestes rituels impliquant des déplacements et des contacts physiques. Dans le contexte sanitaire décrit au point 9 nécessitant un nouveau confinement de l'ensemble de la population, la réglementation de l'exercice du culte, en application de l'article L. 3131-15 du code de la santé publique, apparaissait donc nécessaire.

11. La proportionnalité des restrictions apportées par les dispositions contestées à l'exercice du culte doit être appréciée en tenant compte du régime globalement plus favorable dont ont bénéficié les établissements de culte et ceux qui les fréquentent, eu égard à la liberté fondamentale à laquelle il était porté atteinte pour des raisons sanitaires. Ainsi, comme il a été dit au point 9, ces établissements sont restés ouverts, alors que nombre d'établissements recevant du public étaient fermés, chacun pouvant s'y rendre, fidèles et officiants, dans le cadre des déplacements autorisés. De la même manière, les cérémonies funéraires y ont été autorisées dans la limite de trente personnes, alors que les rassemblements, réunions ou activités sur la voie publique ou dans un lieu ouvert au public de plus de six personnes étaient interdits, afin de permettre aux croyants d'honorer leurs morts dans un contexte particulièrement douloureux résultant notamment de ce que les conditions sanitaires faisaient le plus souvent obstacle à l'accompagnement des personnes en fin de vie par leur famille ou leurs proches. Les cérémonies funéraires étant généralement précédées et suivies du rassemblement des participants, le choix a été fait d'en restreindre le nombre à 30 personnes pour n'inclure que la famille et les plus proches du défunt. Par ailleurs, ces restrictions, entrées en vigueur le 3 novembre 2020, en application de l'article 56 du décret du 29 octobre 2020, n'ont été édictées, dès l'origine, qu'à titre provisoire. Le I de l'article 47 a d'ailleurs été modifié pour autoriser toutes les cérémonies religieuses dans la limite de 30 personnes dès l'intervention d'un décret du 27 novembre 2020 ; puis par un décret du 2 décembre 2020 qui a remplacé la limite de 30 personnes par des mesures de distanciation spécifiques, afin de tenir compte de l'amélioration de la situation sanitaire. Enfin, si le conseil scientifique indiquait dans son avis du 26 octobre 2020 que " les lieux de culte pourraient rester ouverts ", il conditionnait cette possibilité au respect de protocoles stricts proposés par les responsables des cultes et validés par le Conseil de défense sanitaire, lesquels à la date de l'entrée en vigueur des dispositions attaquées, n'avaient pas été mis à jour depuis l'allègement du précédent confinement. Au vu de l'ensemble de ces circonstances, le moyen tiré de ce que les dispositions contestées ont porté, à la date à laquelle elles ont été prises, une atteinte disproportionnée à la liberté fondamentale d'exercice du culte au regard de l'objectif de préservation de la santé publique ne peut qu'être écarté.

12. Il résulte de ce qui précède que la requête de MM. D... et E... doit être rejetée, y compris leurs conclusions tendant à l'application de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : La requête de MM. D... et E... est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. F... D..., premier dénommé et au ministre de l'intérieur.

Copie en sera adressée au ministre des solidarités et de la santé.

Délibéré à l'issue de la séance du 4 avril 2022 où siégeaient : M. Rémy Schwartz, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; M. Bertrand Dacosta, président de chambre ; Mme J... C..., Mme A... K..., M. H... B..., M. Alexandre Lallet, conseillers d'Etat et Mme Isabelle Lemesle, conseillère d'Etat-rapporteure.

Rendu le 22 avril 2022.

Le président :

Signé : M. Rémy Schwartz

La rapporteure :

Signé : Mme Isabelle Lemesle

La secrétaire :

Signé : Mme G... L...


Synthèse
Formation : 10ème - 9ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 446393
Date de la décision : 22/04/2022
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 22 avr. 2022, n° 446393
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Isabelle Lemesle
Rapporteur public ?: M. Laurent Domingo

Origine de la décision
Date de l'import : 28/04/2022
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2022:446393.20220422
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