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24/06/2019 | FRANCE | N°420883

France | France, Conseil d'État, 3ème - 8ème chambres réunies, 24 juin 2019, 420883


Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 24 mai et 20 décembre 2018 et les 8 mars et 18 avril 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association One Voice demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le refus implicite du ministre de l'agriculture et de l'alimentation d'interdire, d'une part, l'activité de récolte des poils de lapins par dépilation et, d'autre part, la vente et l'achat de produits contenant du poil de lapin recueilli selon ce procédé ;

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) d'enjoindre au ministre de l'agriculture et de l'alimentation d'interdire cett...

Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire en réplique et deux nouveaux mémoires, enregistrés les 24 mai et 20 décembre 2018 et les 8 mars et 18 avril 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, l'association One Voice demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le refus implicite du ministre de l'agriculture et de l'alimentation d'interdire, d'une part, l'activité de récolte des poils de lapins par dépilation et, d'autre part, la vente et l'achat de produits contenant du poil de lapin recueilli selon ce procédé ;

2°) d'enjoindre au ministre de l'agriculture et de l'alimentation d'interdire cette pratique, et ce sous astreinte de 200 euros par jour de retard ;

3°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 1 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution et notamment son Préambule ;

- le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne ;

- la directive n° 98/58/CE du Conseil du 20 juillet 1998 ;

- le code de l'environnement ;

- le code civil ;

- le code pénal ;

- le code des relations entre le public et l'administration ;

- le code rural et de la pêche maritime ;

- l'arrêté du 25 octobre 1982 relatif à l'élevage, à la garde et à la détention des animaux modifié ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Pauline Berne, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de Mme Emmanuelle Cortot-Boucher, rapporteur public ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier que l'association One Voice, par lettre du 22 janvier 2018, a saisi le ministre en charge de l'agriculture d'une demande tendant à interdire la pratique de la dépilation utilisée dans les élevages français de lapins angoras et la commercialisation des produits en découlant. Elle sollicite l'annulation de la décision implicite de refus que le ministre a opposé à sa demande.

Sur la légalité externe :

2. Le refus de prendre un arrêté d'interdiction d'une activité sur l'ensemble du territoire présente un caractère réglementaire et ne relève, par suite, pas des dispositions de l'article L. 211-2 du code des relations entre le public et l'administration qui sont relatives à la motivation de décisions individuelles défavorables. Dès lors, et en tout état de cause, le moyen tiré du défaut de motivation qui entacherait la décision du ministre ne peut qu'être écarté.

Sur la légalité interne :

3. En vertu de l'article 3 de la directive n° 98/58/CE du Conseil concernant la protection des animaux dans les élevages : " Les États membres prennent les dispositions pour que les propriétaires ou détenteurs prennent toutes les mesures appropriées en vue de garantir le bien-être de leurs animaux et afin d'assurer que lesdits animaux ne subissent aucune douleur, souffrance ou dommage inutile ".

4. Aux termes de l'article L. 515-14 du code civil : " Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité ". Aux termes de l'article L. 214-1 du code rural et de la pêche maritime : " Tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ". Aux termes de l'article L. 214-3 du même code : " Il est interdit d'exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques (...) Des décrets en Conseil d'Etat déterminent les mesures propres à assurer la protection de ces animaux contre les mauvais traitements ou les utilisations abusives et à leur éviter des souffrances lors des manipulations inhérentes aux diverses techniques d'élevage, de parcage, de transport et d'abattage des animaux ". Aux termes de l'article 1er de l'arrêté du 25 octobre 1982 relatif à l'élevage, la garde et la détention des animaux modifié par l'arrêté du 30 mars 2000 : " Les animaux élevés ou détenus pour la production d'aliments, de laine, de peau ou de fourrure ou à d'autres fins agricoles ainsi que les équidés domestiques et les animaux de compagnie et ceux qui leur sont assimilés doivent être maintenus en bon état de santé et d'entretien conformément à l'annexe I du présent arrêté " et aux termes de son article 2 : " L'élevage, la garde ou la détention d'un animal, tel que défini à l'article 1er du présent arrêté, ne doit entraîner, en fonction de ses caractéristiques génotypiques ou phénotypiques, aucune souffrance évitable, ni aucun effet néfaste sur sa santé ". L'annexe fixe notamment les conditions relatives à la garde, l'élevage et le parcage des animaux.

5. Aux termes de l'article L. 214-23 du code rural et de la pêche maritime : " I.- Pour l'exercice des inspections, des contrôles et des interventions de toute nature qu'implique l'exécution des mesures de protection des animaux prévues aux articles L. 214-3 à L. 214-18, L. 215-10 et L. 215-11, des règlements communautaires ayant le même objet et des textes pris pour leur application, les fonctionnaires et agents habilités à cet effet : 1° Ont accès aux locaux et aux installations où se trouvent des animaux [...] 7° Peuvent procéder à des prélèvements aux fins d'analyse sur des produits ou des animaux soumis à leur contrôle ". Par ailleurs, aux termes de l'article R. 654-1 du code pénal : " Le fait, sans nécessité, publiquement ou non, d'exercer volontairement des mauvais traitements envers un animal domestique ou apprivoisé ou tenu en captivité est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la 4ème classe ".

6. Il ressort des pièces du dossier que le lapin angora, animal domestique, mue naturellement tous les cent jours environ. L'élevage de lapins angoras permet de récolter leurs poils qui sont collectés au profit de la filière textile artisanale et industrielle. La dépilation, méthode privilégiée en France, est pratiquée au moment de la mue naturelle. Elle consiste à retirer les poils de l'animal, maintenu en contention, par peignage ou à la main. L'administration du lagodendron, plante tropicale à effet dépilatoire, mélangée à du fourrage, favorise la rupture du poil dans le follicule pileux et accentue le phénomène de la mue, ce qui facilite sa collecte sans causer d'érythème. La dépilation en deux étapes successives est également recommandée pour limiter le choc pour l'animal de la déperdition thermique. Un " guide de bonnes pratiques " a été mis au point par l'institut technique de l'aviculture des productions de basse-cour et des élevages de petits animaux, institut technique agricole, et son respect conditionne l'appartenance des éleveurs à la filière de l'angora français. Axé sur le bien-être animal, il prévoit des mesures relatives à l'élevage et à la récolte du poil et est mis en oeuvre par la très grande majorité des éleveurs français.

7. Il ne ressort pas des pièces du dossier que la méthode de dépilation des lapins angoras telle qu'elle est préconisée par la filière française serait, en tant que telle, source de souffrances évitables causant des dommages irréversibles aux animaux et emporterait des effets négatifs sur la santé des animaux quand elle est pratiquée dans des conditions normales.

8. Par ailleurs, l'organisation de contrôles des élevages prévus au titre de l'article L. 214-23 du code rural et de la pêche maritime comme la répression pénale des pratiques constituant des mauvais traitements à l'encontre des animaux sur le fondement de l'article R. 654-1 du code pénal permettent de sanctionner, le cas échéant, les pratiques qui méconnaîtraient les dispositions relatives à la protection des animaux en leur infligeant des souffrances évitables.

9. Par suite, les moyens tirés de ce que la pratique de la dépilation méconnaîtrait les objectifs de la directive n° 98/58/CE du Conseil et les dispositions précitées du code rural et de la pêche maritime et du code pénal interdisant et sanctionnant les mauvais traitements à l'encontre des animaux et le moyen tiré de ce que le ministre aurait commis une erreur d'appréciation en refusant d'interdire la dépilation des lapins angoras ne peuvent qu'être écartés.

10. Aux termes de l'article L. 110-1 du code de l'environnement : " I. - Les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l'air, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation. Ce patrimoine génère des services écosystémiques et des valeurs d'usage. Les processus biologiques, les sols et la géodiversité concourent à la constitution de ce patrimoine. / On entend par biodiversité, ou diversité biologique, la variabilité des organismes vivants de toute origine, y compris les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques, ainsi que les complexes écologiques dont ils font partie. Elle comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces, la diversité des écosystèmes ainsi que les interactions entre les organismes vivants. / I. - Leur connaissance, leur protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état, leur gestion, la préservation de leur capacité à évoluer et la sauvegarde des services qu'ils fournissent sont d'intérêt général et concourent à l'objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement et la santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Elles s'inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, des principes suivants : / 1° Le principe de précaution, selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ; / 2° Le principe d'action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable. Ce principe implique d'éviter les atteintes à la biodiversité et aux services qu'elle fournit ; à défaut, d'en réduire la portée ; enfin, en dernier lieu, de compenser les atteintes qui n'ont pu être évitées ni réduites, en tenant compte des espèces, des habitats naturels et des fonctions écologiques affectées ; / (...) 7° Le principe de l'utilisation durable, selon lequel la pratique des usages peut être un instrument qui contribue à la biodiversité ".

11. Il appartient à l'autorité administrative de rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution. Toutefois, la méthode de dépilation des lapins angoras n'est, en tout état de cause, pas de nature à créer un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé. Doit, de même, être écartée l'invocation du principe d'action préventive. Enfin, la dépilation des lapins angoras ne saurait, en tout état de cause, être regardée comme affectant la biodiversité, de telle sorte que l'association requérante ne peut utilement se prévaloir, dans la présente instance, du principe de l'utilisation durable mentionné à l'article L. 110-1 du code de l'environnement.

12. Il résulte de tout ce qui précède, et sans qu'il soit besoin de se prononcer sur la fin de non-recevoir opposée par le ministre, que l'association One Voice n'est pas fondée à demander l'annulation de la décision qu'elle attaque. En conséquence, ses conclusions à fin d'injonction et d'astreinte ainsi que ses conclusions présentées au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu'être rejetées.

D E C I D E :

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Article 1er : La requête de l'association One Voice est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à l'association One Voice, au ministre de l'agriculture et de l'alimentation, à la fédération française de cuniculiculture, à l'institut technique de l'aviculture des productions de basse-cour et des élevages de petits animaux et à l'Institut national de la recherche agronomique.


Synthèse
Formation : 3ème - 8ème chambres réunies
Numéro d'arrêt : 420883
Date de la décision : 24/06/2019
Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Excès de pouvoir

Publications
Proposition de citation : CE, 24 jui. 2019, n° 420883
Inédit au recueil Lebon

Composition du Tribunal
Rapporteur ?: Mme Pauline Berne
Rapporteur public ?: Mme Emmanuelle Cortot-Boucher

Origine de la décision
Date de l'import : 16/12/2019
Fonds documentaire ?: Legifrance
Identifiant ECLI : ECLI:FR:CE:2019:420883.20190624
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