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17/07/2003 | CEDH | N°63737/00

CEDH | AFFAIRE PERRY c. ROYAUME-UNI


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PERRY c. ROYAUME-UNI
(Requête no 63737/00)
ARRÊT
STRASBOURG
17 juillet 2003
DÉFINITIF
17/10/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme. 
En l'affaire Perry c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. G. Ress, président,   Sir Nicolas Bratza,   MM. L. Caflisch,    P. Kūris,    R. Türmen,   Mme H.

S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de M. M. Villiger, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré e...

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE PERRY c. ROYAUME-UNI
(Requête no 63737/00)
ARRÊT
STRASBOURG
17 juillet 2003
DÉFINITIF
17/10/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme. 
En l'affaire Perry c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
M. G. Ress, président,   Sir Nicolas Bratza,   MM. L. Caflisch,    P. Kūris,    R. Türmen,   Mme H.S. Greve,   M. K. Traja, juges,  et de M. M. Villiger, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 63737/00) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. Stephen Arthur Perry (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 octobre 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2.  Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté par Me P. Cameron, solicitor exerçant à Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. C. Whomersley, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth
3.  Le requérant voit une violation de l'article 8 de la Convention dans le fait que la police l'a filmé à son insu à des fins d'identification et a utilisé contre lui au cours de son procès l'enregistrement ainsi obtenu.
4.  La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5.  Par une décision du 26 septembre 2002, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.
6.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé, après avoir consulté les parties, qu'il ne s'imposait pas de consacrer une audience au fond de l'affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), chacune des parties a répondu par écrit aux observations de l'autre.
EN FAIT
I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7.  Le requérant est né en 1964. Il est actuellement détenu à la prison de Brixton.
8.  En 1997, plusieurs conducteurs de taxis de Wolverhampton et de ses environs furent victimes de vols à main armée, tous perpétrés de la même façon – de nuit et avec violence – par une personne qui se faisait passer pour un client. Le premier de ces délits, duquel le requérant fut par la suite reconnu innocent, fut commis le 15 avril 1997. Arrêté le 17 avril 1997, M. Perry accepta de participer à une séance d'identification le 15 mai 1997. Il fut relâché en attendant.
9.  Une seconde agression, objet du deuxième chef d'accusation retenu ultérieurement par les autorités de poursuite contre le requérant, fut perpétrée le 30 avril 1997. M. Perry fut appréhendé le 1er mai 1997 en rapport avec cette infraction. Ayant derechef accepté de participer à la séance d'identification qui devait se tenir le 15 mai 1997, il fut remis en liberté. Le jour venu, il ne se présenta toutefois pas à la séance d'identification, mais envoya un certificat médical attestant qu'il était trop malade pour pouvoir se rendre à son travail. Une nouvelle séance d'identification fut fixée au 5 juin 1997. Une notification à cet effet fut envoyée au domicile du requérant. Ce dernier ne se présenta toutefois pas le jour dit, expliquant par la suite qu'ayant changé d'adresse, il n'avait pas reçu la convocation.
10.  Arrêté une nouvelle fois le 27 juin 1997, pour des motifs étrangers aux délits susmentionnés, le requérant donna l'adresse à laquelle la première notification avait été envoyée.
11.  Le 21 juillet 1997 eut lieu un vol à main armée pour lequel le requérant fut ultérieurement poursuivi (chef no 3 de l'acte d'accusation dressé à son encontre). Arrêté le 1er août 1997 en rapport avec cette infraction, dont il fut finalement acquitté, l'intéressé consentit à se soumettre à une séance d'identification prévue pour le 11 septembre. Le 3 septembre, au cours d'un interrogatoire concernant une autre affaire sans lien avec les agressions en cause, il indiqua qu'il participerait à la séance d'identification le 11 septembre. Le jour venu, il ne s'y présenta toutefois pas.
12.  Les vols à main armée objet des quatrième et cinquième chefs de l'acte d'accusation dirigé contre le requérant furent commis respectivement les 17 septembre et 24 octobre 1997.
13.  Une partie importante du dossier à charge dépendant presque exclusivement de la possibilité pour les témoins d'identifier visuellement l'auteur des faits, il était essentiel pour l'accusation de pouvoir soumettre le requérant à une séance d'identification. Compte tenu de l'absence de l'intéressé aux parades d'identification qui avaient été prévues, la police décida de recourir à l'enregistrement vidéo. L'autorisation de filmer secrètement le requérant à des fins d'identification fut demandée au directeur adjoint de la police du West Midlands, conformément aux directives adoptées par le ministère de l'Intérieur concernant l'utilisation de dispositifs techniques au cours d'opérations de surveillance menées par la police (Home Office Guidelines on the Use of Equipment in Police Surveillance Operations 1984– Home Office Guidelines 1984).
14.  Le 19 novembre 1997, le requérant fut transféré de la prison de Strangeways, où il était détenu pour une autre affaire, au commissariat de police de Bilston Street. L'administration pénitentiaire et le requérant avaient été informés que ce transfert avait pour but de faire subir au prisonnier une procédure d'identification et de nouveaux interrogatoires en rapport avec les vols à main armée. A son arrivée au commissariat, le requérant fut invité à se soumettre à une parade d'identification, ce qu'il refusa.
15.  D'emblée, il fut filmé au moyen d'une caméra de surveillance fonctionnant en permanence et qui avait été installée de manière à pouvoir enregistrer les allées et venues des suspects et des policiers. Un technicien l'avait réglée de façon à ce qu'elle prenne des images nettes du requérant. Les policiers réalisèrent ensuite un montage vidéo incorporant les prestations de onze volontaires invités à imiter les faits et gestes du requérant tels qu'ils avaient été enregistrés par la caméra dissimulée. La vidéo fut alors montrée à plusieurs témoins des vols à main armée. Deux d'entre eux identifièrent formellement le requérant comme étant l'auteur de la deuxième et de la quatrième agression. Ni le requérant ni son conseil ne furent informés de la réalisation d'une cassette vidéo à des fins d'identification, pas plus qu'ils n'eurent la possibilité de la visionner avant qu'elle ne fût utilisée.
16.  Le procès du requérant débuta en janvier 1999.
17.  Dès l'ouverture des débats, l'avocat de l'intéressé introduisit un recours fondé sur l'article 78 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (Police and Criminal Evidence Act 1984) par lequel il demandait que soient jugés irrecevables les éléments de preuve obtenus au moyen de l'identification vidéo. Le juge entendit l'accusation et le requérant à cet égard lors d'une audience préliminaire (« voir dire ») qui eut lieu les 11 et 12 janvier 1999. Le 14 janvier 1999, il décida que les éléments de preuve litigieux étaient recevables. Empêché peu après de continuer à siéger en l'affaire,  il fut remplacé par un autre magistrat, qui réexamina la question et estima que la police avait violé les articles D.2.11, D.2.15 et D.2.16 du code de conduite annexé à la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (ci-après « le code de conduite »), notamment en ce qu'elle n'avait pas demandé au requérant son accord avant de le filmer, qu'elle ne l'avait pas informé de la réalisation de l'enregistrement vidéo ni de son utilisation dans le cadre d'une procédure d'identification, et qu'elle avait omis de lui indiquer les garanties dont il jouissait en la matière (il aurait dû se voir offrir la possibilité de visionner la vidéocassette et de critiquer son contenu, et être informé de son droit d'exiger la présence de son avocat lors de la présentation de l'enregistrement aux témoins). Le juge estima cependant que l'utilisation de la vidéocassette n'avait pas nui à l'équité de la procédure. Onze personnes avaient été filmées pour les besoins de la confrontation, alors que le chiffre légalement requis n'était que de huit, et toutes étaient de taille, d'âge et d'apparence physique similaires. Bien que, absent, l'avocat du requérant n'eût pas été en mesure de vérifier la régularité des modalités de la présentation de l'enregistrement aux témoins, toutes les opérations de la procédure d'identification avaient été filmées et montrées au tribunal, qui avait ainsi pu se rendre compte exactement de la manière dont toute la procédure s'était déroulée. Le juge estima en conséquence que les éléments de preuve litigieux étaient recevables.
18.  Le procès dura 17 jours. Le requérant et 31 témoins vinrent déposer à la barre. Mécontent de la façon dont ses représentants le défendaient, le requérant les révoqua tous (avocat principal, avocat en second et solicitors) au cours du procès et se chargea lui-même de sa défense. Dans son résumé de l'affaire aux jurés, le juge insista très longuement sur les précautions particulières qu'il convenait de prendre avant de condamner un accusé lorsque les charges retenues contre lui étaient partiellement fondées sur des éléments de preuve reposant sur des procédures d'identification. Il invita les jurés à se demander si l'enregistrement vidéo était une méthode suffisamment fiable pour permettre aux témoins de reconnaître leur agresseur, ajoutant que s'ils jugeaient que non ils ne devaient accorder qu'un poids minime, voire nul, aux résultats des procédures d'identification. Il leur dit également que s'il y avait la moindre possibilité que la police eût choisi une identification vidéo plutôt qu'une confrontation directe afin de mettre l'accusé en difficulté, ils ne pouvaient se fier aux preuves résultant de l'identification vidéo. Il informa en outre les jurés des griefs du requérant tirés de la déloyauté et de la partialité dont la police aurait fait preuve à son égard, ainsi que de ses allégations concernant les manquements au code de conduite dont elle se serait rendue coupable.
19.  Le 17 mars 1999, le jury reconnu le requérant coupable de trois des vols à main armée dont il était accusé et l'acquitta pour les deux autres. Le juge le condamna à cinq ans d'emprisonnement.
20.  Le requérant sollicita l'autorisation d'interjeter appel contre le verdict de culpabilité, arguant notamment que le juge aurait dû rejeter les éléments de preuve obtenus au moyen de la caméra de surveillance dissimulée et que la décision était sujette à caution compte tenu des manquements graves et nombreux aux dispositions du code de conduite de la police régissant le déroulement des procédures d'identification commis en l'espèce. Cette autorisation lui fut accordée par la Cour d'appel statuant à juge unique.
21.  La Cour d'appel débouta le requérant le 3 avril 2000, à l'issue d'une audience à laquelle le requérant fut représenté par un avocat. Elle estima que le juge de première instance avait prononcé un jugement circonspect tenant compte de l'ensemble des circonstances de la cause et qu'il avait pu légalement décider que les éléments de preuve contestés étaient recevables, relevant par ailleurs que le magistrat avait enjoint aux jurés de ne pas accorder beaucoup de crédit à ceux-ci - voire de les rejeter - s'ils leur paraissaient inéquitables en quoi que ce soit. Elle refusa d'autoriser la saisine de la Chambre des lords.
22.  Le 14 avril 2000, le requérant se pourvut néanmoins devant la haute juridiction, qui le débouta de son recours. Ses avocats affirment avoir été informés de cette décision le 7 juillet 2000.
II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
A.  Les directives du ministère de l'Intérieur
23.  Les directives adoptées par le ministère de l'Intérieur en 1984 concernant l'utilisation de dispositifs techniques au cours d'opérations de surveillance menées par la police (Home Office Guidelines 1984) énoncent que seuls les directeurs de police ou leurs adjoints sont habilités à autoriser l'emploi de tels dispositifs. Ces directives sont disponibles à la bibliothèque de la Chambre des communes et peuvent être obtenues sur demande auprès du ministère de l'Intérieur.
24.  Dans tous les cas, le fonctionnaire compétent pour accorder l'autorisation demandée doit s'assurer que les critères suivants sont respectés : a) l'enquête doit concerner une infraction grave ; b) les méthodes normales d'enquête doivent avoir été appliquées et avoir échoué, ou avoir peu de chances de réussir si elles étaient appliquées, compte tenu de la nature de l'affaire ; c) il doit y avoir de bonnes raisons de penser que l'utilisation du dispositif visé permettra probablement d'aboutir à une arrestation et à une condamnation ou, le cas échéant, de prévenir des actes de terrorisme ; d) l'emploi du dispositif doit être possible en pratique. Le fonctionnaire doit également s'assurer que le degré d'ingérence dans la vie privée des individus placés sous surveillance est proportionné à la gravité de l'infraction.
B.  La loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale
25.  L'article 78 § 1 de la loi de 1984 sur la police et les preuves en matière pénale (Police and Criminal Evidence Act 1984 - « PACE ») dispose que :
« Dans toute procédure, le tribunal peut rejeter une preuve sur laquelle l'accusation souhaite se fonder s'il lui apparaît que, eu égard à l'ensemble des circonstances, y compris celles dans lesquelles la preuve a été obtenue, admettre sa production porterait atteinte à l'équité de la procédure au point que le tribunal se doit de ne pas l'accepter. »
26.  Dans l'affaire R. v. Khan [1996] 3 ALL ER 289, la Chambre des lords considéra que le fait que des preuves avaient été obtenues dans des circonstances emportant violation de l'article 8 de la Convention entrait certes en ligne de compte mais n'était pas déterminant s'agissant de la faculté pour le juge d'admettre ou d'écarter pareils éléments en vertu de l'article 78 de la PACE. Elle jugea qu'en l'espèce les preuves obtenues en violation de l'article 8 de la Convention, au moyen d'un appareil d'écoute installé dans un domicile privé à l'insu de ses occupants, avaient à bon droit pu être déclarées recevables.
C.      Le code de conduite annexé à la PACE
27.  Le code de conduite rédigé en application des articles 66 et 67 de la PACE (Code of Practice) fut soumis au Parlement et acquit valeur d'instrument législatif (statutory instrument). Ses dispositions pertinentes en l'espèce sont les suivantes :
« D : 2.6
La police peut renoncer à une parade d'identification et organiser une parade d'un autre type si le suspect refuse de se soumettre à une parade d'identification ou s'il ne se présente pas à une telle parade après avoir consenti à y participer.   
D : 2.10
Le fonctionnaire chargé de l'identification peut confronter un témoin à un enregistrement vidéo montrant un suspect si l'officier de police responsable de l'enquête estime, eu égard aux circonstances, que cette procédure est la plus appropriée compte tenu du refus du suspect de se soumettre à une parade d'identification ou à une identification collective, ou pour toute autre raison.  
D : 2.11
Il y a lieu de demander au suspect s'il consent à se soumettre à une identification vidéo et de lui communiquer les informations prévues aux articles 2.15 et 2.16. Toutefois, lorsque le suspect refuse son consentement, le fonctionnaire chargé de l'identification a la faculté de procéder à une identification vidéo si les circonstances s'y prêtent. 
D : 2.12
L'identification vidéo doit être réalisée en conformité avec les dispositions de l'annexe B. (...)
D : 2.15
Préalablement à la tenue d'une parade d'identification ou d'une séance d'identification collective ou vidéo, l'officier chargé de l'opération doit informer le suspect :
(i) de la finalité de celle-ci ;
(ii) de son droit à une assistance juridique gratuite (voir l'article 6.5 du code C) ;
(iii) des modalités du déroulement de la procédure d'identification (notamment de son droit à la présence d'un avocat ou d'une personne de sa connaissance) ; (...)
(vi) de son droit de refuser de participer à une parade et de ne pas coopérer à une séance d'identification collective ou à la réalisation d'un enregistrement vidéo et, s'il se voit proposer de se soumettre à une identification collective ou à un enregistrement vidéo, d'exiger la tenue d'une parade si celle-ci est techniquement réalisable ;
(vii) que s'il refuse de prendre part à une parade ou de coopérer à une séance d'identification collective ou à la réalisation d'un enregistrement vidéo son refus pourra être produit comme preuve lors d'un procès ultérieur, et que la police pourra recourir, sans son consentement, à une méthode d'identification à la dérobée ou à tout autre procédé de nature à permettre son identification par un témoin ; (...)
D : 2.16
Ces informations doivent également figurer dans une note qui doit être remise au suspect. Le fonctionnaire chargé de l'identification doit permettre au suspect de consulter cette notice pendant une durée raisonnable et l'inviter à en signer un second exemplaire, sur lequel l'intéressé doit préciser s'il accepte ou s'il refuse de se soumettre à une parade ou de coopérer à une séance d'identification collective ou à la réalisation d'un enregistrement vidéo. Cet exemplaire doit être conservé par le fonctionnaire responsable de l'identification ».
28.  L'annexe B précise les conditions dans lesquelles doit se dérouler la procédure d'identification vidéo, notamment ses modalités ainsi que le nombre et l'aspect physique des personnes qui doivent y participer, etc.
EN DROIT
I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
29.  Le requérant se plaint d'avoir été filmé à son insu par la police ; il y voit une violation de l'article 8 de la Convention, dont les dispositions pertinentes en l'espèce sont ainsi libellées :
« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l'ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
B.  Appréciation de la Cour
1.  Sur l'existence d'une ingérence dans la vie privée
36.  La notion de « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive. Des facteurs tels que l'identification sexuelle, le nom, l'orientation sexuelle et la vie sexuelle sont des éléments importants de la sphère personnelle protégée par l'article 8. Celui-ci protège également le droit à l'identité et au développement personnel, ainsi que le droit pour tout individu de nouer et développer des relations avec ses semblables et le monde extérieur. Il peut aussi s'étendre aux activités relevant de la sphère professionnelle ou commerciale. Il existe donc une zone d'interaction entre l'individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (voir l'arrêt P.G. et J.H. c. Royaume-Uni no 44787/98, § 56, CEDH 2001-IX, et les autres références y figurant).
37.  On ne peut donc exclure que la vie privée d'une personne puisse être affectée par des mesures prises en dehors de son domicile ou de ses locaux privés. Ce qu'un individu est raisonnablement en droit d'attendre quant au respect de sa vie privée peut constituer un facteur important, quoique pas nécessairement décisif (voir l'arrêt P.G. et J.H. c. Royaume-Uni précité, § 57).
38.  La surveillance des faits et gestes d'une personne dans un  lieu public au moyen d'un dispositif photographique ne mémorisant pas les  données visuelles ne constitue pas en elle-même une forme d'ingérence dans la vie privée (voir, par exemple, Herbecq et autre c. Belgique, requêtes no 32200/96 et 32201/96, décision de la Commission du 14 janvier 1998, DR 92-A, p. 92). En revanche, le fait de recueillir systématiquement de telles données  et de les mémoriser peut soulever des questions liées à la vie privée (voir, par exemple, les arrêts Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, §§ 43-44, CEDH 2000-V et Amann c. Suisse [GC] no 27798/95, §§ 65-67, CEDH 2000-II, où il a été jugé que la collecte par les services de sécurité de données concernant des individus déterminés constituait une ingérence dans la vie privée des intéressés, alors même que ces données avaient été recueillies sans l'aide de techniques de surveillance secrète). Bien que les voix des suspects dans l'affaire P.G. et J.H. eussent été enregistrées sur un support permanent pendant qu'ils étaient interrogés par des agents de police dans une salle ouverte d'un commissariat, cet enregistrement effectué à des fins d'analyse ultérieure a été considéré comme un traitement de données à caractère personnel portant atteinte au droit des intéressés au respect de leur vie privée (voir l'arrêt P .G. et J.H. précité, §§ 59-60). Pareils enregistrements réalisés au moyen de dispositifs de surveillance peuvent également tomber sous le coup de l'article 8 § 1 de la Convention lorsque leur divulgation, par ses modalités ou son ampleur, excède ce à quoi les intéressés peuvent raisonnablement s'attendre. Dans l'arrêt Peck c. Royaume-Uni (no 44647/98, arrêt du 28 janvier 2003, CEDH 2003 - ...), la communication aux média pour diffusion du film de la tentative de suicide du requérant enregistrée par des caméras de télévision en circuit fermé avait été considérée comme une ingérence grave dans sa vie privée, alors même qu'il se trouvait dans un lieu public au moment des faits.
39.  En l'espèce, le requérant a été filmé dans la salle de garde à vue d'un commissariat de police. Le Gouvernement soutient, d'une part, que cet endroit ne peut être considéré comme un lieu privé et, d'autre part, que les caméras installées pour des raisons de sécurité étaient parfaitement visibles du requérant, qui aurait dû se rendre compte qu'il était filmé et qui ne pouvait dès lors raisonnablement s'attendre à jouir d'une quelconque intimité.
40.  La Cour l'a dit ci-dessus, l'utilisation ordinaire de caméras de surveillance dans des rues et dans des édifices publics, tels que des centres commerciaux ou des commissariats, où elles visent un but légitime et identifiable, ne soulève en elle-même aucune difficulté au regard de l'article 8 § 1 de la Convention. Dans le cas présent, par contre, la police régla la caméra de surveillance de façon à obtenir des images nettes du requérant dans la salle de garde à vue, puis inséra les séquences le concernant dans un montage où figuraient d'autres personnes, l'intention étant de présenter le montage aux témoins pour voir s'ils désigneraient le requérant comme l'auteur des agressions objet de l'enquête. Cet enregistrement vidéo fut également montré dans une salle d'audience publique au cours du procès du requérant. Il s'agit donc de déterminer si le recours à la caméra et aux enregistrements litigieux s'analyse en un traitement ou en une utilisation de données personnelles propres à porter atteinte au respect de la vie privée.
41.  La Cour rappelle que le requérant avait été conduit au commissariat pour participer à une parade d'identification, à laquelle il refusa de se soumettre. Que l'intéressé se soit ou non rendu compte que des caméras de surveillance fonctionnaient dans la salle de garde à vue, rien n'indique qu'il se soit attendu à être filmé dans le commissariat à des fins d'identification vidéo, voire de constitution de preuves susceptibles, le cas échéant, d'être produites au cours d'un procès. Ce subterfuge employé par la police excède les limites de l'utilisation normale ou prévisible de ce type de caméra, comme en attestent l'obligation qu'avait la police d'obtenir une autorisation pour pouvoir l'utiliser et l'intervention d'un technicien à qui la police avait demandé d'effectuer un réglage spécifique. L'enregistrement de la séquence litigieuse sur un support permanent et son insertion dans un montage en vue d'une utilisation ultérieure peuvent par conséquent être considérés comme un traitement ou une collecte de données à caractère personnel concernant le requérant.
42.  Le Gouvernement soutient que l'emploi fait de la séquence vidéo incriminée est comparable à l'utilisation des photographies figurant dans les fichiers anthropométriques, et dont l'emploi avait été jugé légitime par la Commission pourvu que sa finalité se limitât à l'identification de suspects dans le cadre de procédures pénales déterminées (voir Lupker c. Pays-Bas, no 18395/91, décision de la Commission du 7 décembre 1992, non publiée). Toutefois, la Commission avait relevé dans l'espèce rapportée que l'obtention des photographies en cause par la police n'avait donné lieu à aucune ingérence dans la vie privée des personnes concernées dans la mesure où ces photographies avaient été volontairement remises aux autorités à l'occasion de demandes de passeport ou avaient été prises par la police lors d'arrestations antérieures. En l'espèce, le film contesté a été réalisé sans l'accord de l'intéressé, dans des circonstances où celui-ci ne pouvait raisonnablement prévoir que des images de lui seraient enregistrées et utilisées à des fins d'identification.
43.  Dans ces conditions, la Cour considère que l'enregistrement et l'utilisation subséquente de la séquence vidéo litigieuse s'analyse en une ingérence dans la vie privée du requérant.
2.  Sur la justification de l'ingérence dans la vie privée
44.  La Cour recherchera donc si ladite ingérence était justifiée au regard de l'article 8 § 2 de la Convention, notamment si elle était « prévue par la loi ».
45.  Les mots « prévue par la loi » » veulent d'abord que la mesure contestée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l'accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui doit de surcroît pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit (voir, entre autres, l'arrêt Kopp c. Suisse du 25 mars 1998, Recueil 1998-II, p. 540, § 55). Ils imposent également que la mesure en cause satisfasse aux conditions fixées par la législation interne prévoyant l'ingérence.
46.  Dans ses observations, le Gouvernement met l'accent sur l'existence et la qualité de la législation interne qui autorise à réaliser des enregistrements vidéo de suspects à des fins d'identification. Il soutient que, compte tenu des procédures et des garanties précises qu'elles comportent, les dispositions de la PACE et du code de conduite s'y trouvant annexé constituaient une base légale suffisante pour la mesure contestée. Tout en reconnaissant que la police est tenue d'obtenir une autorisation en vertu des directives du ministère de l'Intérieur (type de norme ayant été jugé antérieurement par la Cour ne pas satisfaire aux exigences de prévisibilité et d'accessibilité), il cherche à établir une distinction entre l'obligation procédurale pour la police d'obtenir l'autorisation d'employer une caméra, d'une part, et la compétence légale permettant de réaliser et d'utiliser un film, d'autre part.
47.  Relevant que le requérant admet que les dispositions de la PACE et du code y annexé fournissaient une base légale à la mesure incriminée par lui, la Cour considère que l'enregistrement et l'utilisation des séquences vidéo litigieuses à des fins d'identification avaient une base suffisante en droit interne et que les normes concernées répondent de manière satisfaisante aux critères de prévisibilité et d'accessibilité susmentionnés. Cela ne suffit toutefois pas à clore le débat. Comme le requérant l'a fait valoir, le juge de première instance, approuvé par la cour d'appel, a estimé que la police avait contrevenu à au moins trois dispositions du code applicable. Il a en effet relevé dans le comportement des policiers des manquements aux articles D. 2.11, D.2.15 et D.2.16 du code de conduite (voir paragraphe 17 ci-dessus). Les policiers n'auraient ainsi, de manière significative, pas demandé au requérant son consentement à la réalisation d'un enregistrement vidéo, ils ne l'auraient pas informé de la réalisation de pareil enregistrement et de son utilisation dans le cadre d'une procédure d'identification, et ils ne l'auraient pas avisé des droits dont il jouissait en la matière : visionner la vidéocassette, critiquer son contenu et exiger la présence de son avocat lors de la présentation de l'enregistrement aux témoins. Eu égard à ces constats des juridictions nationales, la Cour ne peut que conclure que la mesure incriminée par le requérant n'était pas conforme aux exigences du droit interne.
48.  Le Gouvernement plaide que l'élément important est la qualité de la loi et met en exergue le fait que, pour les juridictions nationales, la production de la vidéocassette lors du procès n'a pas nui à l'équité de la procédure. La Cour relève toutefois que la police n'a tenu aucun compte des garanties sur lesquelles s'appuie le Gouvernement pour démontrer le caractère satisfaisant de la protection prévue par le droit interne. Les questions qui se posent au sujet de l'équité de la production des preuves au procès doivent par ailleurs être distinguées de celle de la légalité de l'ingérence dans la vie privée du requérant et ressortissent à l'article 6 de la Convention plutôt qu'à son article 8. A cet égard, la Cour rappelle sa décision du 26 septembre 2002 sur la recevabilité de la requête par laquelle elle avait rejeté les griefs du requérant fondés sur l'article 6 de la Convention et avait relevé que la réalisation du film contesté était une question mettant en jeu la responsabilité de l'Etat partie au titre de l'article 8 de la Convention, qui oblige à garantir de manière adéquate le droit au respect de la vie privée.
49.  Il s'ensuit que l'ingérence constatée n'était pas « prévue par la loi » au sens de l'article 8 § 2 de la Convention, dont les dispositions ont en conséquence été violées. Dans ces conditions, il ne s'impose pas d'examiner la question de la nécessité de l'ingérence.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ; 
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 17 juillet 2003, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Mark Villiger Georg Ress   Greffier adjoint Président
ARRÊT PERRY c. ROYAUME-UNI
ARRÊT PERRY c. ROYAUME-UNI 


Type d'affaire : Arrêt (Au principal et satisfaction équitable)
Type de recours : Violation de l'art. 8 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire

Analyses

(Art. 8-1) RESPECT DE LA VIE PRIVEE, (Art. 8-2) INGERENCE


Parties
Demandeurs : PERRY
Défendeurs : ROYAUME-UNI

Références :

Origine de la décision
Formation : Cour (troisième section)
Date de la décision : 17/07/2003
Date de l'import : 21/06/2012

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 63737/00
Identifiant URN:LEX : urn:lex;coe;cour.europeenne.droits.homme;arret;2003-07-17;63737.00 ?

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