La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

22/01/1985 | CJUE | N°269/83

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Lenz présentées le 22 janvier 1985., Commission des Communautés européennes contre République française., 22/01/1985, 269/83


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. CARL OTTO LENZ

présentées le 22 janvier 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

A.

L'article D 18 du code français des postes et télécommunications (dans la rédaction qui lui a été donnée par le décret du 12 février 1965) prévoit qu'un tarif de presse particulier, inférieur au tarif des imprimés et des envois d'échantillons, s'applique aux journaux et autres périodiques, dans la mesure où ils ont un intérêt général du point de vue de l'instruction, de l'éduca

tion, de l'information et de la récréation du public.

L'article D 21 de cette réglementation précise, en ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. CARL OTTO LENZ

présentées le 22 janvier 1985 ( *1 )

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

A.

L'article D 18 du code français des postes et télécommunications (dans la rédaction qui lui a été donnée par le décret du 12 février 1965) prévoit qu'un tarif de presse particulier, inférieur au tarif des imprimés et des envois d'échantillons, s'applique aux journaux et autres périodiques, dans la mesure où ils ont un intérêt général du point de vue de l'instruction, de l'éducation, de l'information et de la récréation du public.

L'article D 21 de cette réglementation précise, en outre, que le tarif applicable aux imprimés normaux est appliqué aux journaux et écrits périodiques qui sont imprimés en tout ou en partie à l'étranger. Toutefois, il n'en est pas ainsi pour les publications françaises imprimées dans un pays membre des Communautés européennes. Les publications sont considérées comme françaises lorsque leur directeur possède la nationalité française et habite en France. Le tarif préférentiel concernant les
publications imprimées en France leur est appliqué. En outre, l'article D 21 précise encore que l'administration des postes peut faire bénéficier du tarif préférentiel des journaux et écrits périodiques les publications étrangères déposées à la poste en France, lorsque le pays considéré admet en sens inverse les journaux et écrits périodiques français, mis à la poste sur son territoire, au bénéfice du tarif prévu par sa réglementation interne « en faveur des objets de même catégorie » (ce qui,
d'après les indications du gouvernement français n'est exact que pour la Belgique).

En procédant à l'examen de cette réglementation, effectué en même temps que celui des réglementations applicables dans d'autres pays membres, la Commission a estimé que les conditions précitées de l'application du tarif préférentiel ne sont pas compatibles avec l'interdiction, contenue dans l'article 30 du traité CEE, de mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation, ainsi qu'avec la directive de la Commission 70/50 du 22 décembre 1969, adoptée à cet égard, notamment
avec son article 2, paragraphe 3, sous 1) et o), qui déclare:

« Sont à ranger parmi les mesures prévues [qui doivent être éliminées en raison de leur incompatibilité avec l'article 30 du traité CEE], entre autres, celles qui,

...

1) excluent, totalement ou partiellement, les seuls produits importés des possibilités de faire usage des installations ou des équipements nationaux ou réservent, totalement ou partiellement, l'usage de ces installations ou équipements aux seuls produits nationaux;

...

o) subordonnent l'importation à la condition que la réciprocité soit accordée par un ou plusieurs États membres;

... »

Le gouvernement français en a été informé par des lettres de 1979 et 1980.

Il a considéré — et considère — que l'appréciation exposée n'est pas exacte. Dans une lettre de juin 1980, il estime, d'une part, que les dispositions des directives citées ne sont pas applicables au tarif préférentiel français. D'autre part, à son avis, la réglementation critiquée par la Commission ne tombe pas sous le coup de l'interdiction de l'article 30 du traité CEE, parce que l'importation et la vente de publications étrangères sont libres en France; on peut également se demander si cette
disposition est applicable de manière générale à des produits qui sont les supports matériels d'information politique, sociale ou culturelle et qui ne peuvent donc pas être assimilés à des marchandises.

En juillet 1981, la Commission, non convaincue de l'exactitude de cette argumentation, a demandé au gouvernement français de modifier la réglementation de l'article D 21 du code des postes et télécommunications de manière que les publications de tous les États membres puissent bénéficier du tarif préférentiel.

Cette demande n'ayant pas été suivie d'effet, la Commission, dans une lettre du 19 juillet 1982, a engagé une procédure prévue par l'article 169 du traité CEE et, pour étayer sa thèse, elle s'est alors référée à l'article 2, paragraphe 2, et à l'article 2, paragraphe 3, sous k), de sa directive mentionnée, qui déclarent:

« Sont notamment visées les mesures qui subordonnent l'importation ou l'écoulement, à tout stade de commercialisation, des produits importés, à une condition — autre qu'une formalité — requise pour les seuls produits importés ou à une condition différente et plus difficile à satisfaire que celle requise pour les produits nationaux. Sont, de même, notamment visées les mesures qui favorisent les produits nationaux ou leur accordent une préférence, autre qu'une aide, assortie ou non de conditions.

Sont à ranger parmi les mesures ci-dessus mentionnées, entre autres, celles qui,

...

k) font obstacle à l'achat par des particuliers des seuls produits importés, ou incitent à l'achat des seuls produits nationaux, ou imposent cet achat, ou lui accordent une préférence;

... »

Puis — le gouvernement français n'ayant pas donné suite à l'invitation exprimée dans la lettre —, la Commission a émis, le 14 mars 1983, un avis motivé conformément à l'article 169 du traité CEE et — comme les mesures exigées n'ont pas été adoptées dans le délai prescrit et qu'aucune autre déclaration n'a été faite à ce propos —, elle a saisi la Cour de justice le 9 décembre 1983. La Commission vous demande de déclarer qu'en réservant, en application de l'article D 21 du code des postes et
télécommunications, le bénéfice d'un tarif postal préférentiel aux seuls journaux et périodiques français, à l'exclusion des mêmes publications des autres États membres qui seraient mises à la poste et diffusées en France, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

B.

A notre avis, cette demande — que le gouvernement français estime non fondée — appelle les remarques suivantes.

1. Lors de la procédure juridictionnelle, le gouvernement français n'a plus soutenu — comme au cours de la procédure préliminaire — que les produits auxquels s'applique la réglementation tarifaire ne doivent pas être considérés comme des marchandises parce qu'ils constituent des supports matériels d'information politique, culturelle et sociale et qu'il n'est donc pas possible de leur appliquer les règles relatives à la libre circulation des marchandises.

En fait, cette appréciation — le gouvernement français l'a expressément admis au cours de la procédure orale — est insoutenable. Pour le reconnaître, il suffit de se reporter à l'arrêt rendu dans l'affaire 7/68 ( 1 ) selon lequel les règles relatives à la libre circulation des marchandises s'étendent à tous les produits appréciables en argent et susceptibles, comme tels, de faire l'objet de transactions commerciales. Il faut certainement admettre que tel est le cas des journaux et autres
périodiques.

2. Selon votre jurisprudence — depuis l'arrêt rendu de l'affaire 8/74 ( 2 ), — il est également certain qu'une formule très large s'applique à l'interdiction de l'article 30. Selon cet arrêt, toute réglementation commerciale des États membres « susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement » le commerce intracommunautaire est à considérer comme mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives (Rec. 1974, p. 852, attendu 5). Cette formule occupe
actuellement une place centrale lorsqu'il s'agit d'apprécier les entraves à l'importation (qui n'entrent pas dans les catégories des droits de douane et des aides).

Par contre — étant donné que l'article 30 est immédiatement applicable depuis l'expiration de la période de transition —, la directive de la Commission mentionnée au début n'a que la fonction d'une règle d'interprétation. Comme on l'a souligné à bon droit, elle est donc sans force obligatoire pour la Cour et elle ne contient notamment aucune énumération exhaustive de toutes les entraves concevables à l'importation, c'est pourquoi il serait faux de conclure que des mesures qui ne tombent pas sous
le coup des dispositions de la directive ne pourraient pas être considérées comme des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation.

En outre, votre jurisprudence indique clairement que, pour l'article 30, ce n'est pas l'ampleur — ou l'importance — d'une atteinte au commerce qui importe. Ainsi, dans l'arrêt rendu dans les affaires 177 et 178/82 ( 3 ), la Cour a nettement souligné que l'article 30 ne distingue pas selon le degré de l'atteinte portée au commerce; il joue donc également lorsque l'entrave est peu importante et s'il existe d'autres possibilités d'écoulement des produits importés.

3. Il est donc aisé de voir que la Commission a eu raison de formuler le grief de violation du traité contre la République française.

En réalité, on doit admettre que la réglementation exposée au début rend plus difficile la vente d'imprimés fabriqués dans d'autres États membres, dans la mesure où elle s'effectue à l'intérieur de la France selon un service d'abonnement (la vente au kiosque, à laquelle aucune condition différente ne s'applique, n'est pas concernée). En effet, le prix de ces imprimés subit, par rapport aux publications françaises, un renchérissement qui concerne certainement les acheteurs — parce que lesdites
publications supportent les frais du transport. Selon les valeurs communiquées, ce renchérissement n'est pas du tout sans importance: d'après les indications de la Commission, les frais de transport dans le cas d'un abonnement représentent 35 % du prix de vente en province et 45 % du prix de vente à Paris; sur notre demande, le gouvernement français nous a informé que le port préférentiel se situe, selon le poids, entre 0,194 et 0,853 FF par rapport au port normal qui oscille entre 1,70 et 6,50
FF. Cela peut aboutir — et pour l'article 30, selon la formule citée, une telle possibilité suffit — à faire renoncer à l'achat de périodiques étrangers (lorsque l'achat au kiosque n'est pas possible); il est également concevable que, dans ces conditions, une catégorie de lecteurs se décide en faveur de publications françaises d'un coût inférieur. En effet, bien que l'on doive reconnaître que, eu égard aux différentes publications, la décision d'achat est déterminée moins par le prix que par le
goût et par certaines préférences culturelles ou politiques, on ne peut généralement pas exclure une interchangeabilité entre publications françaises et publications étrangères, notamment lorsqu'il s'agit de l'achat de périodiques spécialisés, notamment de nature scientifique, ou lorsque la langue de la publication n'est pas déterminante pour l'acheteur, et que le prix d'achat ne présente pas en lui-même une différence notable. Comme la Commission le relève à bon droit, s'il en était autrement,
la différenciation exposée des tarifs ne serait pas compréhensible. En outre, le gouvernement français reconnaît lui-même que la réglementation des tarifs constitue une aide indirecte à certaines publications et a pour but de créer un lien entre celles-ci et certains lecteurs.

Contre cette appréciation, il n'est du reste pas possible non plus d'objecter que le prix de périodiques n'est pas déterminé par le tarif postal, que le marché français ne constitue pas le débouché principal pour la vente de publications étrangères et que le tarif contesté ne revêt ainsi de l'importance que pour une petite partie du tirage. Cela repose manifestement sur une méconnaissance de la notion de « prix de revient » utilisée par la Commission, par laquelle on entend non pas le prix de
vente imposé par le directeur de la publication (en ce cas, la part des frais de transport n'est vraisemblablement pas très élevée), mais le prix à payer par l'acheteur lors de l'achat par l'intermédiaire de la poste.

De même, il n'est pas possible d'objecter contre l'appréciation présentée qu'il ne s'agit pas d'une mesure de faveur exclusive des imprimés français, que des publications étrangères pourraient elles aussi bénéficier du tarif spécial, lorsque — en répondant aux critères mentionnés — elles seraient susceptibles d'être considérées comme des publications françaises ou lorsque dans le pays de provenance, un tarif préférentiel s'applique aux publications françaises également. En réalité, les conditions
indiquées tout d'abord ne peuvent pas être remplies sans plus; elles donnent lieu à des frais particuliers et constituent par conséquent des difficultés qui n'ont pas la même importance pour les imprimés fabriqués en France. Mais, en ce qui concerne le premier point, l'élément important n'est pas seulement que la circonstance indiquée ne change rien au fait que, dans la grande majorité des cas, des périodiques français bénéficient du tarif; il est également — et sur ce point la Commission a
raison — que, selon le droit communautaire, il n'est pas possible de justifier l'application de mesures susceptibles de paralyser les importations par le fait que des mesures semblables sont appliquées dans d'autres États membres.

4. Si les considérations exposées suffisent par elles-mêmes à démontrer le bien-fondé du recours, on peut, en outre, faire encore remarquer que la Commission s'est référée avec raison aux dispositions plus explicites de sa directive du 22 décembre 1969.

a) Il en est ainsi pour l'article 2, paragraphe 2, qui — comme nous l'avons montré — envisage deux sortes de mesures : d'une pan, celles qui ne soumettent que les produits importés à certaines conditions de vente ou qui prévoient à cet effet des conditions plus difficiles à remplir que celles exigées pour les marchandises nationales; d'autre part, les mesures qui favorisent les marchandises nationales.

La réglementation qui nous intéresse actuellement entre parmi ces dernières — en tout cas, dans la mesure où il s'agit de la vente de publications par l'intermédiaire de la poste —, parce que, à cet égard, des conditions plus sévères sont appliquées aux produits importés. De même, on peut parler d'une mesure de faveur des produits nationaux, car, en réalité, il ne s'agit pas seulement — comme le gouvernement français l'a expliqué — d'inciter les acheteurs de périodiques sur le marché français
à acheter par l'intermédiaire d'un abonnement — au lieu de l'achat au kiosque; et parce que la circonstance que quelques publications étrangères (lorsqu'elles remplissent certaines conditions) bénéficient, éventuellement, elles aussi, du tarif spécial ne peut pas dissimuler le fait que ce sont en premier lieu des produits nationaux qui sont ainsi favorisés.

b) Il en est de même pour l'article 2, paragraphe 3, sous k), où il est question de mesures qui incitent à l'achat des seuls produits nationaux ou lui accordent une préférence. On peut le dire parce que l'avantage dont profitent principalement les publications françaises est réellement important et parce que — en tout cas, pour certaines publications — il est parfaitement possible d'admettre une possibilité de substitution par rapport aux publications étrangères.

c) Enfin, en ce qui concerne l'article 2, paragraphe 3, sous o), dans lequel il est question de mesures qui subordonnent l'importation à la condition que la réciprocité soit accordée par un ou plusieurs États membres, certes, il est exact que, d'après son texte même, il ne s'applique pas précisément à la présente affaire, parce qu'il n'est possible d'apercevoir aucune condition qui aurait été établie pour l'importation.

Il est tout à fait possible de considérer comme défendable une application par analogie à des cas comme celui qui nous intéresse actuellement ou tout au moins d'admettre que l'affirmation principale de la disposition citée englobe également des dispositions telles que l'article D 21 du code français des postes et télécommunications.

C.

En définitive, il faut donc considérer que la demande de la Commission est fondée et déclarer qu'en réservant, en application de l'article D 21 du code des postes et télécommunications, le bénéfice d'un tarif postal préférentiel aux seuls journaux et périodiques français, à l'exclusion des mêmes publications des autres États membres qui seraient mises à la poste et diffusées en France, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.

De même, conformément à la demande, la République française doit être condamnée aux dépens.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( *1 ) Traduit de l'allemand.

( 1 ) Arrêt du 10 décembre 1968 dans l'affaire 7/68, Commission des Communautés européennes/République italienne, Rec. 1968, p. 633.

( 2 ) Arrêt du 11 juillet 1974 dans l'affaire 8/74, Procureur du Roi/Benoit et Gustave Dassonville, Rec. 1974, p. 837.

( 3 ) Arrêt du 5 avril 1984 dans les affaires jointes 177 et 178/82, Procédures pénales contre Jan van de Haar et Kaveka de Meern BV, Rec. 1984, p. 1797.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 269/83
Date de la décision : 22/01/1985
Type de recours : Recours en constatation de manquement - fondé

Analyses

Mesures d'effet équivalent - Tarif postal préférentiel pour journaux et périodiques nationaux.

Libre circulation des marchandises

Restrictions quantitatives

Mesures d'effet équivalent


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : République française.

Composition du Tribunal
Avocat général : Lenz
Rapporteur ?: Due

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1985:23

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award