La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

16/01/1985 | CJUE | N°41/83

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Darmon présentées le 16 janvier 1985., République italienne contre Commission des Communautés européennes., 16/01/1985, 41/83


CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 16 janvier 1985

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

L'affaire dont vous êtes saisis est insolite à plus d'un titre. Elle est, cela a été relevé, la première de ce type.

Le gouvernement italien, agissant sur le fondement de l'article 173 du traité CEE, vous demande d'annuler une décision du 10 décembre 1982 ( 1 ), par laquelle la Commission a déclaré contraires à l'article 86 du traité certaines dispositions successivement arrêtées par l'United K

ingdom Post Office, puis par British Telecommunications (ci-après l'un et l'autre dénommés BT), tendant ...

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. MARCO DARMON

présentées le 16 janvier 1985

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

L'affaire dont vous êtes saisis est insolite à plus d'un titre. Elle est, cela a été relevé, la première de ce type.

Le gouvernement italien, agissant sur le fondement de l'article 173 du traité CEE, vous demande d'annuler une décision du 10 décembre 1982 ( 1 ), par laquelle la Commission a déclaré contraires à l'article 86 du traité certaines dispositions successivement arrêtées par l'United Kingdom Post Office, puis par British Telecommunications (ci-après l'un et l'autre dénommés BT), tendant à restreindre l'activité d'agences de réexpédition de messages.

Ainsi, l'État requérant n'est pas celui dans lequel l'entreprise en cause a son siège. Bien au contraire, le gouvernement du Royaume-Uni est intervenu à l'instance au soutien de la Commission. Par ailleurs, BT, qui n'avait pas mis à exécution les dispositions reprochées, ne s'est pas vu infliger d'amende. Bien plus, elle s'est abstenue de déférer à votre censure une décision à laquelle, par avance, elle s'était « unilatéralement » conformée.

Mais dépassons ce paradoxe. BT, qui a succédé en 1981 à l'United Kingdom Post Office et qui depuis l'audience a eu la vedette à la Bourse de Londres, est une entreprise à laquelle le Royaume-Uni a concédé le monopole légal de la gestion des systèmes de télécommunications. Pour l'exécution de sa mission, elle s'est vu déléguer un pouvoir normatif qu'elle exerce par voie de règlements appelés « schemes ».

C'est dans le cadre de cette mission que BT s'est heurtée à l'activité des agences de réexpédition de messages. Ces dernières, associant une technologie avancée à « l'attrait des tarifs britanniques » ( 2 ) par rapport à ceux pratiqués à l'étranger, ont offert au public un service nouveau consistant à recevoir et à transmettre pour le compte d'autrui un volume de messages sans rapport avec la durée d'utilisation du réseau public donnant lieu à taxation.

Il s'agit donc d'un service de transit présentant un double avantage pour ceux qui y ont recours : prix particulièrement bas et rapidité de transmission.

Estimant devoir contrecarrer ces activités, BT, usant de son pouvoir normatif, a pris les règlements critiqués en se prévalant notamment des obligations mises à sa charge par la convention internationale des télécommunications (ci-après CIT).

Cette convention, signée en 1947 à Atlantic City et renégociée à Malaga-Torremolinos en 1973, a institué l'Union internationale des télécommunications (ci-après UIT) dont les États de la Communauté sont tous membres.

Reprenant pour l'essentiel les dispositions de l'article 20-1 de la convention de 1947, celle de 1973 prescrit, en son article 44-1, que:

« Les membres sont tenus de se conformer aux dispositions de la ... convention et des règlements administratifs y annexés. »

La convention institue, en outre, un comité consultatif international télégraphique et téléphonique (ci-après CCITT),

« chargé d'effectuer des études et d'émettre des avis sur les questions techniques, d'exploitation et de tarification concernant la télégraphie et la téléphonie » ( 3 ).

BT en tant qu'« exploitation privée reconnue » fait partie de ce comité ( 4 ).

En octobre 1976, le CCITT a adopté l'avis F-60 dont le point 3-5 est libellé comme suit:

« Les administrations et exploitations privées reconnues doivent refuser de mettre les services télex à la disposition d'une agence télégraphique de réexpédition notoirement organisée pour transmettre ou recevoir des télégrammes destinés à être expédiés par télégraphe dans le but de soustraire ces correspondances au paiement intégral des taxes dues pour le parcours entier. Ces administrations doivent refuser le service du télex international à un client dont l'activité serait considérée comme
empiétant sur le domaine d'une administration parce qu'il fournit un service public de télécommunication. »

Prenant appui sur ce texte, BT a complété les deux règlements antérieurs adoptés pour interdire que le prix appliqué par les agences de réexpédition soit « tel qu'il permette à l'auteur du message de le transmettre à meilleur compte que s'il avait appelé directement par télex le destinataire final du message », par un règlement T1/1978, abrogé et repris par un règlement de 1981, aux termes duquel le transit international des messages par le Royaume-Uni se trouvait interdit en tant que tel.

Ce sont ces quatre règlements que la décision critiquée de la Commission a considérés comme constitutifs d'infractions à l'article 86 du traité instituant la Communauté économique européenne.

La recevabilité de l'action du gouvernement italien n'étant pas contestée, il y aura lieu d'examiner successivement les divers griefs invoqués par le requérant.

I — Sur le défaut ou l'insuffisance de motivation

Le gouvernement italien reproche à la Commission de n'avoir

— ni expliqué pourquoi elle considérait l'exercice par BT d'un pouvoir normatif, c'est-à-dire l'exercice de la puissance publique, comme une activité d'entreprise,

— ni tenté de justifier la prétendue primauté des règles communautaires sur les règles internationales,

— ni tenté d'établir la prétendue illégalité du monopole de BT.

Sur ce dernier point, la Commission fait justement valoir qu'elle n'a jamais soutenu l'existence d'une telle illégalité.

En ce qui concerne le premier point, la décision querellée rappelle ( 5 ) que BT est une entité économique exerçant des activités économiques et qu'elle constitue, en conséquence, une entreprise au sens de l'article 86 du traité CEE. Pour lapidaire qu'elle soit, cette explication n'en constitue pas moins une motivation suffisante.

S'agissant enfin de la prééminence des règles communautaires sur les règles internationales éventuellement applicables, la Commission, qui avait initialement envisagé de motiver sa décision à cet égard, a, en définitive, considéré qu'elle n'était pas tenue de se prononcer sur l'applicabilité éventuelle de l'article 234 du traité dans un acte destiné non à un État, mais à une entreprise. On peut observer, avec la Commission, qu'il aurait incombé, si nécessaire, au Royaume-Uni, membre de l'UIT,
d'intervenir dans la procédure ayant abouti à la décision dont il s'agit pour susciter un débat, donc une motivation de ce chef. Il s'est abstenu de le faire et BT paraît avoir implicitement renoncé à ce moyen au cours de cette procédure puisque, dans la lettre qu'elle a adressée le 22 octobre 1982 à la Commission, elle déclarait:

« Il est maintenant admis que, dans le contexte de cette affaire, l'avis du CCITT est en conflit direct avec l'article 85, paragraphe 1, et l'article 86 du traité de Rome. Partant, British Telecommunications a unilatéralement décidé de lever les restrictions particulières en cause; elle modifiera le règlement des télécommunications en conséquence et informera de cette décision les autres administrations et les agences de réexpédition de messages au Royaume-Uni » ( 6 ).

La décision attaquée n'est donc entachée d'aucun défaut ni insuffisance de motivation.

II — Sur les obligations résultant de la CIT

Le gouvernement italien prétend qu'en adoptant la réglementation incriminée, BT n'a fait que se conformer aux obligations mises à sa charge par l'article 6-3 du règlement télégraphique de Genève de 1973 et par l'avis F-60 du CCITT.

J'ai déjà cité ce dernier texte. L'article 6-3 du règlement télégraphique, aux dispositions duquel les membres de l'UIT sont tenus de se conformer, prescrit que les administrations ou exploitations privées reconnues

« s'engagent à arrêter, dans leurs bureaux respectifs, l'acceptation, la transmission et la remise des télégrammes adressés à des agences télégraphiques de réexpédition et autres organismes constitués en vue d'expédier des télégrammes au nom de tiers dans le but de soustraire ces correspondances au paiement intégral des taxes dues pour le parcours entier ... ».

On ne saurait, sans être contredit par l'article 6-3 lui-même, soutenir que l'existence des agences de réexpédition de messages soit en elle-même illégale. Ce texte vise à empêcher une activité dont la finalité est frauduleuse et non à interdire celle qui est rendue bénéficiaire par l'utilisation optimale d'une technologie de pointe. Dès lors que les agences concernées acquittent intégralement pour le parcours entier les taxes correspondant à la durée de leur utilisation du réseau public, il ne peut
leur être fait application de l'article 6-3, le tarif en vigueur étant fonction de la durée d'utilisation et non du nombre de messages transmis.

Il serait, au surplus, paradoxal de prendre appui sur la réglementation internationale des télécommunications pour freiner les effets du progrès technique, alors que justement l'un des objectifs de l'UIT est

« de favoriser le développement de moyens techniques et leur exploitation la plus efficace, en vue d'augmenter le rendement des services de télécommunications, d'accroître leur emploi et de généraliser le plus possible leur utilisation par le public » ( 7 ).

Reste alors à savoir si l'avis F-60 permettait à BT de prendre les mesures qui ne pouvaient être prescrites en application de l'article 6-3 du règlement. Il faut, à cette question, répondre par la négative.

Le texte de référence en la matière est l'article 1o du règlement télégraphique qui dispose que:

« 1) Le règlement télégraphique fixe les principes généraux à observer dans le service télégraphique international.

2) En appliquant les principes exposés dans le règlement, les administrations ( 8 ), pour tout ce qui n'y est pas prévu, devraient se conformer aux avis du CCITT, y compris toutes instructions qui font partie de ces avis. »

Il en résulte, ce qui ne saurait surprendre s'agissant d'un acte qualifié d'avis pris par un organisme consultatif, qu'il s'agit, en l'espèce, de simples recommandations dont on a pris soin de dire que les parties liées « devraient» s'y conformer.

Le gouvernement italien ne peut donc utilement prétendre que BT était contrainte par l'avis F-60 à prendre les mesures censurées par la Commission.

Il ressort de cette analyse que ces mesures n'étaient nullement rendues obligatoires par les prescriptions résultant des textes pris pour l'application de la CIT.

Ainsi, la réglementation établie par BT ne doit être examinée qu'au regard du droit communautaire, sans qu'il y ait lieu, dès lors, d'envisager l'application, en l'espèce, des dispositions de l'article 234 du traité, ni le grief de détournement de pouvoir invoqué par l'État requérant.

III — Sur l'application de l'article 222 CEE

De cette disposition, selon laquelle « le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres », le requérant tire la conclusion que le droit communautaire garantit l'existence du monopole détenu par BT qui serait, en conséquence, fondée à défendre ses droits exclusifs en prenant les mesures critiquées. Ce monopole s'étendrait non seulement à la gestion des systèmes de télécommunications comme le soutient la Commission (point 33 de sa décision), mais à l'ensemble des
prestations de services de télécommunications, y compris aux prestations de services internationales. BT aurait donc été en droit de s'opposer au développement des agences de réexpédition dont l'activité aurait porté atteinte à l'existence même du monopole à elle concédé.

Pour répondre à cette argumentation, il suffit de constater que l'existence même des agences de réexpédition n'a jamais été mise en cause par BT, ce qui contredit la thèse soutenue par le gouvernement italien. De plus, le Royaume-Uni a indiqué sans ambiguïté que le monopole concédé à BT ne s'étendait pas à la fourniture de télécommunications, en sorte que ce moyen, comme le précédent, doit être écarté.

IV — Sur l'application de l'article 86

Selon le requérant, l'article 86 ne peut s'appliquer au comportement d'une entreprise dans l'exercice d'une activité normative ressortissant au droit public; de toute manière, le comportement dont s'agit ne saurait être qualifié d'abusif.

1. Nature de l'activité exercée par BT

Pour le gouvernement italien, l'exercice par BT d'un pouvoir normatif de droit public ne saurait être appréhendé sur le fondement des dispositions de l'article 86 réservé aux activités ayant un caractère d'entreprise.

Ce moyen ne saurait être retenu. Il est certain — la Commission l'a mis en évidence — que BT exerce une activité commerciale. Suivre l'argumentation développée par le requérant reviendrait à écarter l'application des dispositions du traité garantissant le respect du principe fondamental de libre concurrence chaque fois que l'activité des entreprises comporte l'exercice de prérogatives de puissance publique. Comme vous l'avez déclaré dans votre arrêt Inno ( 9 ), sauf à priver de tout effet utile les
articles 85 et suivants, les entreprises ne peuvent échapper à l'application des règles de concurrence du traité du seul fait que leur comportement a été rendu possible par la puissance publique.

En conséquence, la forme réglementaire des mesures adoptées par BT pour interdire le service de transit des télécommunications internationales par des agences de réexpédition ne saurait faire obstacle à l'applicabilité des dispositions de l'article 86 du traité.

2. Quant à l'abus de position dominante

Le gouvernement italien soutient, en substance, que les mesures prises par BT constituent un moyen de protection contre les abus commis par les agences de réexpédition, consistant à permettre aux clients d'échapper au paiement intégral des taxes dues pour les télécommunications internationales. Cet abus serait rendu possible par les différences tarifaires existantes et reviendrait, par le détournement de trafic ainsi réalisé, à priver les services publics de la part la plus lucrative du trafic des
télécommunications.

Ce moyen manque de base en fait. Comme cela a déjà été relevé, le développement d'un service de transit des télécommunications internationales par des agences de réexpédition installées principalement au Royaume-Uni est le fruit d'une initiative privée ayant su tirer parti d'une avancée technologique et d'une politique tarifaire dont il n'est pas superflu de rappeler qu'elle est déterminée, donc maîtrisée, par les pouvoirs publics.

V — Sur l'application de l'article 90, paragraphe 2

Le gouvernement italien soutient que, si on devait faire application de l'article 86 à BT en lui interdisant de se protéger contre l'activité des agences de réexpédition, on l'empêcherait par là même d'exercer la mission de service public qui lui a été confiée. En conséquence, il y aurait lieu de faire application en l'espèce des dispositions de l'article 90, paragraphe 2.

Il suffit ici de rappeler que BT n'a pas exercé de recours contre la décision critiquée et de constater que le Royaume-Uni a considéré que la réglementation élaborée par BT a l'égard des agences de réexpédition n'était pas nécessaire pour l'accomplissement par celle-ci de sa mission de service public. Or, réserve faite des prérogatives conférées par le traité aux institutions communautaires compétentes, une appréciation de cette nature ne peut être portée que par l'État membre même dont l'entreprise
relève. Dès lors, dans les circonstances de l'espèce, ce moyen doit être déclaré irrecevable.

Je conclurai donc:

au rejet de la requête en annulation introduite par le gouvernement italien et

à ce que les dépens de l'instance soient mis à la charge du requérant.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

( 1 ) N° 82/861 (JO L 360, p. 36).

( 2 ) Décision n° 82/861, précitée, point 14.

( 3 ) Articles 5-4, sous d), et II-1, 2), de la convention de 1973.

( 4 ) Article II-2, sous b), de la convention de 1973.

( 5 ) Décision de la Commission 82/861, précitée, point 25.

( 6 ) Décision de la Commission 82/861, précitée, point 24.

( 7 ) Article 4-1, sous b), de la convention internationale des télécommunications de 1973 (Malaga-Torremolinos).

( 8 ) Ou exploitation(s) privée(s) reconnue(s).

( 9 ) 13/77, Inno (Rec. 1977, p. 2115), points 30 à 34.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 41/83
Date de la décision : 16/01/1985
Type de recours : Recours en annulation - non fondé

Analyses

Abus de position dominante (article 86) - Entreprises publiques (article 90) - Accords internationaux (article 234) - Article 222 - Article 190 du traité.

Concurrence

Position dominante

Ententes

Relations extérieures


Parties
Demandeurs : République italienne
Défendeurs : Commission des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Darmon
Rapporteur ?: Galmot

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1985:12

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award