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04/10/1983 | CJUE | N°218/82

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Rozès présentées le 4 octobre 1983., Commission des Communautés européennes contre Conseil des Communautés européennes., 04/10/1983, 218/82


CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 4 OCTOBRE 1983

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par application de l'article 173, alinéa 1, du traité, vous êtes saisis d'un recours dirigé par la Commission contre le Conseil tendant à faire déclarer nul et non avenu le règlement du Conseil du 24 juin 1982 (n°. 1699/82), portant ouverture, répartition et mode de gestion d'un contingent tarifaire communautaire pour le rhum, l'arak et le tafia, relevant de la sous-position 22.09 C I du tarif douanier commun, originai

res des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) (1982/1983).

Au motif ...

CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS,

PRÉSENTÉES LE 4 OCTOBRE 1983

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Par application de l'article 173, alinéa 1, du traité, vous êtes saisis d'un recours dirigé par la Commission contre le Conseil tendant à faire déclarer nul et non avenu le règlement du Conseil du 24 juin 1982 (n°. 1699/82), portant ouverture, répartition et mode de gestion d'un contingent tarifaire communautaire pour le rhum, l'arak et le tafia, relevant de la sous-position 22.09 C I du tarif douanier commun, originaires des États d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) (1982/1983).

Au motif que le règlement litigieux constitue une mesure d'exécution d'un accord international liant la Communauté, le protocole n° 5, annexé à la deuxième Convention ACP—CEE signée à Lomé le 31 octobre 1979, la Commission vous demande de faire usage de la faculté prévue par l'article 174, alinéa 2, du même traité en précisant que le droit d'importer dans la Communauté en exemption des droits de douane, à partir du 1er juillet 1982 et jusqu'au 30 juin 1983, les quantités de marchandises indiquées à
l'article 1 du règlement doit être considéré comme définitif.

La Commission critique l'article 4, paragraphe 2, du règlement précité. Ce texte impose certaines obligations au Royaume-Uni concernant la tranche du contingent de rhum originaire des États ACP admis à l'importation dans la Communauté en exemption des droits de douane, mais destiné à sa consommation intérieure. La portée de ces obligations est au centre du présent litige.

I —

Dans sa version française, l'article 4, paragraphe 2, se lit comme suit: «Le Royaume-Uni prend les mesures nécessaires pour que les quantités importées des États ACP dans les conditions fixées aux articles 1 et 2 soient réservés aux besoins de sa consommation intérieure».

Dans sa version anglaise, cet article présente le libellé que voici:

«The United Kingdom shall take the steps necessary to ensure that the quantities imported from the ACP States under the conditions laid down in articles 1 and 2 are restricted to those meeting its domestic consumption requirements»,

ce que l'on peut traduire littéralement en français de la façon suivant:

«Le Royaume-Uni prend les mesures. nécessaires pour assurer que les quantités importées des États ACP dans les conditions fixées aux article 1 et 2 soient limitées à celles qui répondent aux besoins de sa consommation intérieure.»

Les conditions fixées par les articles 1 et 2 du règlement consistent en l'importation en exemption des droits de douane d'une quantité de rhum ACP ( 1 ) correspondant à la tranche du contingent tarifaire destinée à la consommation au Royaume-Uni ( 2 ). Le contingent tarifaire communautaire visé à l'article 1 est en effet divisé en deux tranches: la première est destinée à la consommation au Royaume-Uni, alors que la seconde est répartie entre les autres États membres. Pour la période du 1er juillet
1982 au 30 juin 1983, le contingent admis en franchise de droits de douane s'élevait à 193178 hectolitres d'alcool pur. La tranche destinée à la consommation au Royaume-Uni était de 125430 hectolitres et celle répartie entre les autres États membres de 67748 hectolitres.

II —

a) La Commission estime que ce texte oblige le Royaume-Uni à appliquer une restriction à l'exportation vers les autres États membres du rhum ACP importé en franchise sur son territoire. Il lui paraît donc contraire à l'article 34 du traité. Elle soutient, en outre, qu'il viole également ses articles 9 et 30.

Le Conseil considère au contraire que ce texte ne fait qu'obliger le Royaume-Uni à importer en exemption des droits de douane des quantités limitées à celles nécessaires pour satisfaire aux besoins de sa consommation intérieure.

b) Pour limiter le recours à son objet véritable, il nous semble nécessaire d'indiquer dès maintenant que l'article 30 du traité n'est pas pertinent en l'espèce. L'article 4, paragraphe 2, ne visant que le Royaume-Uni, cette disposition n'établit ou ne vise à faire établir aucune restriction quantitative à l'importation par les autres États membres; elle n'est donc pas en elle-même contraire aux prescriptions de l'article 30 du traité.

Quant à l'article 9, son éventuelle violation doit être appréciée en liaison avec l'article 34, et non isolément. En effet, son paragraphe 2 porte que notamment les dispositions sur l'élimination des restrictions quantitatives entre les États membres, parmi lesquelles l'article 34, s'appliquent aux produits en provenance de pays tiers mis en libre pratique dans la Communauté, comme le rhum ACP constituant la part du contingent communautaire importée au Royaume-Uni.

C'est donc en réalité par rapport à l'article 34, combiné avec l'article 9, qu'il convient d'examiner la disposition litigieuse.

III —

Il ne nous paraît pas utile de nous attarder sur les divergences entre les versions linguistiques. Les textes nous semblent suffisamment proches pour recevoir un sens commun qui peut être soit celui de la version française, préconisée par la Commission, soit celui de la version anglaise, qui a la faveur du Conseil.

Nous avons la conviction que, même si l'on se base sur cette dernière version, l'illégalité de l'article 4, paragraphe 2, reste manifeste.

Suivant la thèse du Conseil, soutenue par le gouvernement français, l'effet de l'article 4, paragraphe 2, est limité au moment de l'importation du rhum et ne concerne aucunement ce qu'il en advient ultérieurement. Pour le Conseil et le gouvernement français, ce texte ne contient aucune interdiction de réexportation dans les autres pays de la Communauté.

Cette opinion nous paraît exagérément formaliste. Elle est d'ailleurs en contradiction avec les explications du Conseil lui-même concernant le but de l'article 4, paragraphe 2. Le Conseil n'a pas nié que ce but était de garantir que les importations imputées sur la tranche du Royaume-Uni restent effectivement destinées à la consommation dans cet État. Il en résulte clairement que ces importations ne sont pas destinées à la consommation dans les autres États membres et donc ne peuvent être exportées
dans ceux-ci.

Ainsi, les effets de ce texte ne sont pas limités aux frontières extérieures de la Communauté, comme le prétend le Conseil soutenu par le gouvernement français. Si tel était les cas, le rhum importé en franchise au Royaume-Uni, étant en libre pratique, pourrait circuler librement à travers les frontières des États membres. Or, ceci est incompatible avec une disposition qui vise à garantir qu'il soit effectivement consommé au Royaume-Uni et donc ne puisse pas être exporté dans les autres États
membres. Il s'agit bien, dès lors, d'une mesure ayant «pour objet de restreindre spécifiquement les courants d'exportation» entre le Royaume-Uni et les autres États membres «et d'établir ainsi une différence de traitement entre le commerce intérieur d'un État membre et son commerce d'exportation» ( 3 )

IV —

Il reste à voir si cette différence ne pourrait pas être justifiée par des raisons qui lui feraient perdre son caractère illicite.

a) A la lumière des observations du Conseil et du gouvernement français, on pourrait se demander si l'article 4, paragraphe 2, bien qu'objectivement contraire à l'article 34 du traité, ne devrait pas être néanmoins considéré comme légal, parce qu'il serait nécessaire à l'exécution du protocole n° 5 de la Convention de Lomé. Mais alors le protocole lui-même violerait l'article 34; cette constatation «ne manquerait pas de créer, non seulement sur le plan communautaire, mais sur celui des relations
internationales, des difficultés sérieuses, et risquerait de porter préjudice à toutes les parties intéressées, y inclus les pays tiers» ( 4 ).

Toutefois, le Conseil convient également que le protocole ne contraint pas la Communauté à imposer des restrictions à la libre circulation des marchandises entre ses États membres.

L'article 1 du protocole impose à la Communauté, jusqu'à l'entrée en vigueur d'une organisation commune du marché des alcools, d'admettre en franchise de droits de douane le rhum, l'arak et le tafia, originaires des États ACP, dans des conditions qui permettent le développement des courants d'échanges traditionnels entre les États ACP et la Communauté d'une part, et entre les États membres, d'autre part. Les courants d'échanges traditionnels entre les États ACP et la Communauté visent
concrètement les importations de rhum des États ACP, en particulier des Caraïbes, vers le Royaume-Uni. Les courants d'échanges traditionnels entre les États membres se réfèrent aux importations de rhum des départements francais d'outre mer vers ses marchés traditionnels dans la Communauté, autres que le marché français, les marchés allemand et belgoluxembourgeois.

L'objectif du maintien des courants d'échanges traditionnels a été traduit dans l'article 2, a), du protocole, qui dispose:

«Pour l'application de l'article 1..., la Communauté fixe chaque année les quantités qui peuvent être importées en exemption de droits de douane, sur la base des quantités annuelles les plus importantes importées des États ACP dans la Communauté au cours des trois dernières années pour lesquelles des statistiques sont disponibles, augmentées d'un taux de croissance annuel de 40 % sur le marché du Royaume-Uni et de 18 % sur les autres marchés de la Communauté».

La fixation de deux taux de croissance différents, l'un pour le marché du Royaume-Uni, l'autre pour le marché des autres États membres, forme la seule obligation précise que le protocole impose dans la fixation du contingent tarifaire. La fixation d'un taux de croissance pour le Royaume-Uni, très supérieur à celui fixé pour les autres États membres, a pour objet de permettre un taux d'augmentation de la consommation de rhum ACP sur le marché britannique, très supérieur aux mêmes taux dans les
autres États membres, et ainsi de favoriser le développement du courant d'échange traditionnel entre les États ACP et le Royaume-Uni. Mais, aux dires mêmes du Conseil, le respect de cette obligation n'implique aucunement la fermeture du marché britannique, mais seulement l'allocation au Royaume-Uni d'une tranche spéciale sur la base d'un taux de croissance de 40 %.

Il résulte donc des déclarations de la partie défenderesse elle-même que la Communauté est en mesure de respecter les engagements internationaux qu'elle a contractés dans le protocole n° 5 à la Convention de Lomé, sans violer l'article 34 du traité.

b) Le Conseil a également soutenu pour sa défense que le législateur communautaire possède une marge de manoeuvre lui permettant d'adopter des mesures qui, si elles émanaient d'un pouvoir législatif national, seraient contraires au traité, spécialement lorsque ces dispositions ont pour objet de permettre à la Communauté de remplir ses obligations internationales de manière adéquate.

Cette conception nous paraît difficile à admettre.

Comment comprendre le sens de l'observation relative à l'exécution par la Communauté de ses obligations internationales si, comme le Conseil le souligne par ailleurs, le respect des termes du protocole n° 5 ne conduit pas à la violation du traité?

Il nous paraît que les arguments avancés par le Conseil au soutien de sa thèse principale, loin d'être probants, conduisent plutôt à sa réfutation. L'exemple de l'instauration des montants compensatoires monétaires dans le cadre de la politique agricole commune nous semble mal choisi, car vous avez jugé que «ces mesures tendent ... à assurer, dans toute la mesure du possible, le maintien de courants d'échanges normaux, malgré l'impact de politiques monétaires divergentes ...» ( 5 ). Contrairement
à la mesure litigieuse, les montants compensatoires ont été instaurés dans le but de faciliter les échanges et non de les empêcher.

La même remarque peut être formulée à l'égard des attendus cités par le Conseil dans votre arrêt du 25 juin 1977 dans l'affaire Bauhuis ( 6 ). Les passages de cet arrêt auxquels le Conseil se réfère concernent en effet un système communautaire de contrôle sanitaire à l'exportation de bovins et de porcins, dont l'objet était de rendre superflus les contrôles frontaliers systématiques organisés unilatéralement par l'État membre importateur. Dans ces conditions, non seulement la directive du Conseil
organisant ce système ( 7 ) ne limitait pas la circulation dans la Communatué des produits qu'elle visait, mais elle avait pour objet et pour effet de la favoriser.

c) Le gouvernement français, de son côté, fait valoir que la répartition de la totalité d'un contingent communautaire entre les États membres, dont découle l'impossibilité qu'un part d'un contingent national soit transférée dans un autre contingent national, existe pour d'autres produits et a été jugée conforme au traité par votre jurisprudence.

Il est vrai que le système de répartition décrit par le gouvernement français a comme conséquence d'empêcher la circulation d'un État membre à l'autre des produits ainsi contingentés. Il est également vrai que ce système existe pour d'autres produits que le rhum, l'arak et le tafia. La lecture des règlements du Conseil du 10 décembre 1979 (n° 2782/79) et du 8 décembre 1982 (n° 3378/82) montre qu'il en est ainsi, le premier pour certains bois et chaussures originaires de pays en voie de
développement, le second pour certains produits textiles également originaires de ces pays.

En revanche, il est inexact d'affirmer que vous avez jugé ce système compatible avec le traité. Les arrêts cités par le gouvernement français ( 8 ) sont intervenus dans trois affaires préjudicielles où les questions des tribunaux de renvoi ne concernaient pas le problème spécifique de la légalité de la répartition d'un contingent communautaire entre tous les États membres. Dans ces arrêts, vous n'avez aucunement abordé cette dernière question, qui est la seule ici posée.

V —

Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire, à notre avis, d'examiner la défense subsidiaire du Conseil, suivant laquelle, s'il faut comprendre le recours en ce que la Commission alléguerait que l'article 4, paragraphe 2, implique l'adoption par le Royaume-Uni de mesures d'exécution interdisant ou limitant les exportation, ces mesures nationales n'auraient pas en fait pareil effet.

Si on procède toutefois à cet examen, on constate que cet argument du Conseil se retourne contre son auteur. Pour assurer que le rhum ACP importé en franchise soit effectivement consommé sur place et non dans les autres États membres, le gouvernement britannique a adopté le décret relatif aux droits de douane (franchise contingentaire) n° 884 de 1982 ( 9 ). En vertu de ce texte, les marchandises sont considérées comme relevant de la quote-part britannique après acceptation d'une déclaration de
consommation intérieure. Un droit d'accise est acquitté au moment où cette déclaration est acceptée. La réexportation du rhum ainsi importé n'est pas interdite, mais, le statut des marchandises admises à la consommation intérieure étant irréversible, les droits d'accise ne peuvent être remboursés. Dans ces conditions, comme l'admet le Conseil lui-même, «la réexportation ne serait pas avantageuse du point de vue économique».

Si la réglementation britannique d'exécution de l'article 4, paragraphe 2, n'interdit donc pas expressément les exportation, elle les empêche pratiquement en les rendant économiquement non rentables.

L'ensemble de ces considérations nous conduit à conclure au bien-fondé du recours introduit par la Commission contre le Conseil.

Nous vous invitons donc

1. à déclarer nul et non avenu le règlement en cause,

2. à déclarer que l'effet de l'article 1 de ce règlement doit être considéré comme définitif,

3. à condamner le Conseil aux dépens.

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( 1 ) Article 1.

( 2 ) Article 2, paragraphe 1.

( 3 ) En dernier lieu: arrêt du 15. 12. 1982, Oosthoek, affaire 286/81, motif 13 (Recueil 1982, p. 4575, 4587).

( 4 ) Avis 1/75 du 11. 11. 1975, sur le projet d'«Arrangement concernant une norme pour les dépenses locales», Recueil p. 1361.

( 5 ) Arrêt du 20. 4. 1978, Commissionnaires réunis et les fils de Henri Ramel/Receveur des douanes, affaires jointes 80 et 81/77, motif 37, Recueil p. 947.

( 6 ) Affaire 46/76, attendus 28 à 32 et 42, Recueil p. 17 et 19.

( 7 ) La directive 64/482 du 26. 6. 1964.

( 8 ) Arrêt du 12. 12. 1973, Grosoli, affaire 131/73, Recueil p. 1555; arrêt du 23. 1. 1980, Grosoli et autres, affaire 35/79, Recueil p. 177; arrêt du 13. 3. 1980, van Walsum, affaire 124/79, Recueil p. 813.

( 9 ) The Customs Duties (Quota Relief) Order 1982.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 218/82
Date de la décision : 04/10/1983
Type de recours : Recours en annulation - non fondé

Analyses

Convention de Lomé - Répartition et mode de gestion d'un contingent tarifaire.

Libre circulation des marchandises

Relations extérieures

Union douanière

Alcool

Contingents - pays tiers

Etats d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP)

Agriculture et Pêche

Taxes d'effet équivalent


Parties
Demandeurs : Commission des Communautés européennes
Défendeurs : Conseil des Communautés européennes.

Composition du Tribunal
Avocat général : Rozès
Rapporteur ?: O'Keeffe

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1983:260

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