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11/05/1983 | CJUE | N°181/82

CJUE | CJUE, Conclusions de l'avocat général Rozès présentées le 11 mai 1983., Roussel Laboratoria BV et autres contre État néerlandais., 11/05/1983, 181/82


CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS

PRÉSENTÉES LE 11 MAI 1983

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis d'une demande de décision à titre préjudiciel par jugement du président de l'Arrondissementsrechtbank de La Haye, rendu le 4 juillet 1982, dans une procédure en référé Roussel Laboratoria BV et autres contre l'État néerlandais.

I — Il nous paraît utile de rappeler brièvement et au préalable le régime néerlandais des produits pharmaceutiques.

Ceux-ci ne peuvent être commercial

isés aux Pays-Bas qu'après avoir été enregistrés par l'Office de contrôle des produits pharmaceutiques (Colle...

CONCLUSIONS DE MME L'AVOCAT GÉNÉRAL SIMONE ROZÈS

PRÉSENTÉES LE 11 MAI 1983

Monsieur le Président,

Messieurs les Juges,

Vous êtes saisis d'une demande de décision à titre préjudiciel par jugement du président de l'Arrondissementsrechtbank de La Haye, rendu le 4 juillet 1982, dans une procédure en référé Roussel Laboratoria BV et autres contre l'État néerlandais.

I — Il nous paraît utile de rappeler brièvement et au préalable le régime néerlandais des produits pharmaceutiques.

Ceux-ci ne peuvent être commercialisés aux Pays-Bas qu'après avoir été enregistrés par l'Office de contrôle des produits pharmaceutiques (College ter beoordeling van geneesmiddelen), organisme créé par la loi sur l'approvisionnement en médicaments (wet op de geneesmid-delen-voorziening).

Comme ceux des autres biens et services et quelle que soit leur origine (nationale ou d'importation), leurs prix relevaient d'un arrêté du 29 décembre 1981 pris en application de l'article 2, paragraphe 1, de la loi sur les prix du 24 mars 1961. Cette dernière disposition autorise les ministres compétents à fixer chaque année — si besoin est — des prix maximaux par voie d'arrêté.

Introduisant un double régime de prix, un arrêté du 8 juin 1982, entré en vigueur le 18 du même mois, s'applique exclusivement aux prix des médicaments importés enregistrés, les prix des médicaments fabriqués aux Pays-Bas restant régis par l'arrêté général du 29 décembre 1981 précité.

Précisons ici que sont considérés comme «fabriqués» aux Pays-Bas non seulement les médicaments qui y sont produits, mais encore les spécialités pharmaceutiques en provenance de l'étranger dès lors qu'elles sont conditionnées ou emballées dans cet État.

Ainsi, pour les médicaments «produits» aux Pays-Bas, l'arrêté général détermine, pour les commerçants, le prix maximal qui résulte du prix d'achat de la marchandise majoré à 105 % de la marge appliquée avant le 28 novembre 1981 pour une marchandise identique, dans un cas similaire, majorée de la TVA.

Mais pour les médicaments «importés», le prix maximal est celui du dernier prix de base franco-usine applicable dans un cas similaire, avant le 15 mai 1982, majoré éventuellement des frais directs (transport, etc.), de la marge financière et de la TVA.

En conséquence, lorsqu'une spécialité «importée», déjà conditionnée, a son équivalent original dans un pays étranger dit «bon marché», son prix de vente hors TVA aux Pays-Bas ne peut dépasser le prix de vente, également hors TVA, facturé par le producteur dans le pays d'origine de la spécialité ( 1 ). Le grossiste néerlandais qui vend un tel produit conserve sa marge en valeur absolue, mais il est lié au prix d'achat de la spécialité avant le 15 mai 1982 ( 2 ); en définitive, l'application de
l'arrêté litigieux entraîne soit l'alignement du prix à l'exportation sur le niveau des prix intérieurs de l'État exportateur, soit la réduction de la marge bénéficiaire des importateurs.

Un certain nombre d'entreprises pharmaceutiques, qui sont toutes filiales ou représentants exclusifs de groupes multinationaux ou qui en exploitent les brevets, ont intenté contre l'État néerlandais une procédure de référé tendant à voir déclarer inopérant l'arrêté du 8 juin 1982.

Le président du tribunal de grande instance de La Haye vous pose les cinq questions suivantes:

«1. L'arrêté néerlandais de 1982 sur les prix des médicaments enregistrés doit-il être considéré, à la lumière de l'argumentation de l'État membre néerlandais (défendeur au principal), comme

— une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, interdite par l'article 30 du traité CEE?

— une forme de discrimination interdite par l'article 7 du traité CEE?

2. Les dispositions des articles 3, sous f, et 5 combinées avec celles des articles 85 et 86 du traité CEE, ont-elles un effet direct?

3. Dans l'affirmative, l'État membre néerlandais a-t-il contrevenu aux articles précités en promulguant l'arrêté en question?

4. Un effet direct doit-il être reconnu, dans un litige comme celui de l'espèce, aux principes:

— d'égalité,

— de proportionnalité,

— de sécurité juridique et

— de préparation convenable et soigneuse?

5. Dans l'affirmative, l'État membre néerlandais a-t-il enfreint un ou plusieurs de ces principes en promulguant l'arrêté en question?»

II — Avant d'aborder l'examen au fond des problèmes soulevés, quelques observations préliminaires doivent être présentées ici.

1. Sur la première question

a) Première partie

En vous posant la question de l'éventuelle mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation que constituerait l'arrêté néerlandais au regard de l'article 30 du traité, le juge national vous interroge en fait sur la compatibilité de sa législation avec les dispositions du traité.

Dans le cadre de l'article 177, vous n'êtes pas compétents pour répondre à des questions qui relèveraient d'une procédure en manquement de l'article 169. Il convient d'observer au surplus, comme le soulignent les différentes entreprises pharmaceutiques requérantes, que les faits sur lesquels se base l'État néerlandais pour justifier les mesures prises n'ont pas été constatés objectivement et de manière motivée à la suite d'une procédure contradictoire régulière qui aurait permis aux milieux
économiques concernés de faire connaître leur point de vue.

Il sera toutefois relativement aisé de dégager les points concernant l'interprétation du droit communautaire proprement dit, afin de donner au juge national les éléments utiles pour trancher le litige dont il est saisi.

b) Sur la deuxième partie de la première question

L'interdiction de discrimination à raison de la nationalité prévue par l'article 7 du traité renvoie aux dispositions particulières de celui-ci; son interprétation se confond dès lors avec celle de l'article 30 et il n'y a pas lieu de procéder à un examen séparé.

2. Sur la troisième question

L'article 3, sous f, mentionne, parmi les moyens propres à réaliser les objectifs du traité énoncés à l'article 2, «l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché commun». Cette disposition est explicitée par les articles 85 et 86. Elle n'a donc pas de signification autonome et ne peut être invoquée qu'en combinaison avec d'autres articles du traité et nous renvoyons ici aux conclusions de Monsieur l'Avocat général Reischl dans l'affaire Sacchi ( 3 ).

Nous savons qu'aux termes de l'article 5, alinéa 2, «les États membres s'abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des buts du traité». D'après votre jurisprudence, «cette disposition énonce une obligation générale des Etats membres dont le contenu concret dépend, dans chaque cas particulier, des dispositions du traité ou des règles que se dégagent de son système général» ( 4 ).

On peut supposer que le juge national fait allusion d'une part, aux relations contractuelles ou financières qui existent entre l'importateur, l'acheteur ou le grossiste néerlandais, et, d'autre part, son fournisseur étranger, ou au fait qu'une partie de la somme résultant de la revente de la marchandise reviendrait, directement ou indirectement, au vendeur ou à toute autre personne physique ou morale qui lui serait associée. En ce cas, cette situation relèverait de l'article 85.

Nous vous rappelons votre jurisprudence selon laquelle:

«l'article 85 du traité ne vise pas des accords ou pratiques concertées entre des entreprises appartenant au même groupe en tant que société mère et filiale, si les entreprises forment une unité économique à l'intérieur de laquelle la filiale ne jouit pas d'une autonomie réelle dans la détermination de sa ligne d'action sur le marché, et si ces accords ou pratiques ont pour but d'établir une répartition interne des tâches entre les entreprises» ( 5 )

Par ailleurs, on peut concevoir que l'exploitation abusive d'une position dominante dans le secteur pharmaceutique relèverait de l'article 86. Mais, tout comme l'article 85, cette disposition vise le comportement des entreprises. Vous l'avez rappelé ainsi:

«en vue de respecter les principes et d'atteindre les objectifs énoncés aux articles 2 et 3 du traité, les articles 85 à 90 ont prévu des règles générales applicables aux entreprises» ( 6 ).

En revanche, les mesures arrêtées par les Etats membres relèvent, elles, des articles 30 et suivants. L'arrêté litigieux ne constitue pas un accord entre entreprises et il n'est pas non plus l'expression d'une pratique concertée au sens de l'article 85.

Le juge national peut avoir évoqué la position dominante qu'occupent les caisses d'assurance-maladie chargées du remboursement des dépenses pharmaceutiques Mais ces caisses sont chargées de la gestion d'un service d'intérêt économique général. La seule restriction à l'accomplissement, en droit ou en fait, de la mission qui leur est impartie est que «le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l'intérêt de la Communauté». Nous serions dans le domaine de
l'article 90.

Il est bien certain que les États membres ne peuvent prendre de mesures incitant ou obligeant les entreprises à se soustraire aux interdictions des articles 85 à 94 du traité, mais le fait qu'une altération du jeu «normal» de la concurrence soit provoquée ou favorisée par une réglementation nationale n'a pas pour conséquence qu'une telle réglementation relève de ces dispositions lorsqu'il n'existe ni «entente», ni abus de position dominante.

De toute façon, même si les dispositions combinées des articles 3, sous f, 5 (notamment deuxième alinéa), 85 et 86 peuvent être invoquées devant le juge national, c'est à la Commission d'abord qu'il appartieni: de prendre toute mesure générale ou particulière propre à en assurer l'application et de rechercher si le comportement des entreprises ne résulte pas de dispositions législatives ou réglementaires nationales.

3. Sur les quatrième et cinquième questions

Ces questions concernent l'«effet direct» de certains principes généraux de droit, notamment du principe de «préparation convenable et soigneuse». Un tel effet direct ayant déjà été reconnu par votre Cour pour certains principes généraux du droit communautaire, les sociétés requérantes estimaient normal de les appliquer lorsqu'une législation nationale d'un Etat membre entre en conflit avec les principes du droit communautaire.

Il importe de préciser que de tels principes ne sont applicables que lorsqu'ils apparaissent dans une disposition du traité à interpréter ou lorsqu'ils relèvent d'une disposition de droit communautaire «dérivé». Or, l'article 30 ne contient aucune référence directe ou indirecte aux principes énumérés par le juge national et aucune disposition de droit communautaire dérivé n'est en cause.

III — En définitive, ces observations étant faites, nous arrivons au problème essentiel que pose la présente affaire: la notion de mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives, telle qu'elle est énoncée à l'article 30 — ou plutôt 31 — du traité, concerne-t-elle la réglementation en matière de prix intervenue en l'espèce?

1. Dans le secteur des spécialités pharmaceutiques, le traité ne prévoit pas l'établissement d'une organisation commune des marchés assortie d'un système commun de prix et, sous réserve des articles 85 à 90, il n'interdit pas l'application, pour un même produit, de prix différents sur des marchés différents. Par conséquent, en respectant les dispositions communautaires existantes, les États membres restent compétents pour réglementer les prix de ces produits.C'est ainsi que le traité donne
compétence aux institutions de la Communauté pour rapprocher les législations nationales en matière de prix lorsqu'elles ont une incidence directe sur l'établissement ou sur le fonctionnement du marché commun (article 100) ou lorsque les disparités existant entre ces législations faussent les conditions de concurrence sur le marché commun et provoquent, de ce fait, une distorsion qui doit être éliminée (article 101). Votre arrêt Centrafarm, déjà cité, est particulièrement éclairant sur ces
conditions. Vous avez en effet jugéqu'«il entre dans la mission des autorités communautaires d'éliminer les facteurs qui seraient de nature à fausser la concurrence entre les États membres, notamment par l'harmonisation des mesures nationales tendant au contrôle des prix et par l'interdiction des aides incompatibles avec le marché commun, ainsi que par l'exercice de leurs pouvoirs en matière de concurrence» (attendu no16);

et que

«l'existence de tels facteurs dans un État membre ... ne saurait justifier le maintien ou l'introduction par un autre État membre de mesures incompatibles avec les règles relatives à la libre circulation des marchandises, notamment en matière de propriété industrielle et commerciale» (attendu no 17).

2. Votre arrêt Van Tiggele du 24 janvier 1978 ( 7 ) a encore clarifié la situation en précisant

que «l'article 30 interdit, dans le commerce entre États membres, toute mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative» (attendu no 11)

et

qu'«il suffit que les mesures en question soient aptes à entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, les importations entre États membres» (attendu no 12);

enfin que

«si une réglementation nationale de prix applicable indistinctement aux produits nationaux et aux produits importés ne saurait, en général, produire un tel effet, il peut en aller autrement dans certains cas spécifiques» (attendu no 13).

Une réglementation nationale de prix spécifiquement applicable aux produits importés produira donc normalement un tel effet. Prenant en considération l'origine de la marchandise — c'est-à-dire le pays dans lequel elle a été produite — et son prix de base franco-usine normal sur le marché de ce pays, une mesure analogue à celle prévue par l'arrêté litigieux reconstitue en quelque sorte la «valeur en douane» de la marchandise importée et son «prix de référence».

L'organisation commune des marchés agricoles montre que la libre circulation et le rapprochement ou l'uniformisation des prix ne sont pas antinomiques. Toutefois, une disparité de prix accroît les courants d'échanges des pays «bon marché» vers les pays «cher», ne serait-ce que par le jeu des importations parallèles qui, selon votre jurisprudence, doivent empêcher que l'importation et la commercialisation d'un produit ne soient monopolisées par le fabricant et ses représentants agréés.

3. Le gouvernement néerlandais fait état de ce que 80 % environ des médicaments consommés aux Pays-Bas sont importés et pour la majeure partie proviennent des autres États membres; par suite, l'arrêté générale de 1981 n'aurait d'effet que sur environ 20 % de la Consommation nationale.

Dans ces conditions, il aurait jugé nécessaire d'adopter l'arrêté de 1982 accentuer son intervention dans la formation du prix des médicaments importés.

Il observe que la discrimination existerait seulement si des situations égales étaient traitées de façon inégale, c'est-à-dire si la réglementation des prix des produits nationaux et celle des prix des produits importés concernaient des situations similaires. Or, selon sa thèse, les situations seraient différentes. Les fabricants de produits pharmaceutiques établis dans les pays dont les autorités maintiennent les prix à un niveau artificiellement bas chercheraient à compenser cette faible
rentabilité imposée par des prix élevés à l'exportation qui léseraient ainsi soit les consommateurs de l'État importateur, soit l'État importateur lui-même.

Le gouvernement néerlandais fait valoir que le système de «double prix» pratiqué par les sociétés multinationales, c'est-à-dire l'application de prix arbitrairement différents d'un État membre à l'autre, prix non justifiés par des facteurs normaux (coût du transport, etc.), a pour objectif d'obtenir de chaque marché national «ce que celui-ci peut supporter» et entraîne un cloisonnement du marché commun incompatible avec le principe de la libre circulation des marchandises au sens du traité.

En outre, il ajoute que le commerce entre États membres n'est pas restreint lorsqu'une mesure des pouvoirs publics a pour effet de faire échec à un cloisonnement artificiel du marché commun et que, par suite, on ne se trouve pas en présence d'une violation de l'article 30 du traité.

Enfin, un éventuel affaiblissement des courants commerciaux ne constitue pas une restriction au sens de l'article 30 lorsque cet affaiblissement concerne, comme en l'espèce, des situations fondamentalement contraires au principe de la libre circulation.

4. Ces arguments appellent les observations suivantes:

Même en admettant que la réglementation en cause n'établisse pas, en réalité, de discrimination entre produits intérieurs et produits importés, elle en instaure une entre produits en provenance de pays dits «bon marché» et produits en provenance de pays dits «cher», où les prix ne font pas l'objet d'une réglementation, et entre spécialités pharmaceutiques «importées» et spécialités pharmaceutiques «fabriquées» aux Pays-Bas après y avoir été importées en vrac. Une hausse éventuelle du prix de
revente national pour les médicaments importés des pays dits «cher» est rendue impossible par une disposition comme celle de l'article 2, paragraphe 3, de l'arrêté litigieux; les importateurs ne peuvent donc plus les écouler à un prix aussi rémunérateur sur le marché national. En outre, on aboutit à un blocage des courants commerciaux dès lors que, après la date de référence du 15 mai 1982, une modification du pays d'origine n'entraîne pas de modification du prix maximal.

D'ailleurs, le gouvernement néerlandais déclare qu'il faudrait préférer un courant commercial plus limité mais «naturel», à un courant plus important qui serait le résultat d'une discrimination en matière de prix pratiquée par les fournisseurs et d'un fonctionnement défectueux du «marché».

A côté des entraves de caractère technique à la libre circulation des médicaments que les directives d'harmonisation s'attachent à faire disparaître par la reconnaissance mutuelle des autorisations de mise sur le marché, l'exclusion d'un médicament du remboursement par la sécurité sociale (qui couvre aux Pays-Bas 70 % des consommateurs) ou la fixation des prix par les autorités publiques ou par les entreprises privées peuvent constituer des obstacles tout aussi réels.

Les entreprises requérantes estiment qu'il est extrêmement important que la protection juridique du «citoyen» soit effective à l'égard des autorités publiques: elles font valoir qu'«une telle protection juridique peut assurément limiter dans une certaine mesure l'efficacité de l'intervention des autorités nationales ou communautaires, mais ... un peu d'inefficacité est un sacrifice qu'un Etat de droit doit faire lorsqu'il s'agit de donner au citoyen le sentiment qu'il ne doit pas non plus
souffrir d'injustices de la part des autorités».

5. Mais, en ce domaine, il y a lieu de tenir compte notamment de la protection de la santé et de la vie des personnes (article 36 du traité).

Selon votre jurisprudence, cette disposition ne vise que des situations de nature non économique. Or, précisément, le médicament ne constitue pas une marchandise comme les autres. Sa distribution implique un fabricant, un médecin prescripteur, un pharmacien distributeur, un consommateur et un organisme de sécurité sociale. Le médicament est un des éléments du processus de soins contribuant à l'amélioration de l'état de santé et la prise en charge par les organismes d'assurance-maladie —
c'est-à-dire aussi par le financement public et collectif — de la dépense pharmaceutique peut influer sur le volume des ventes des entreprises.

Si le prix à payer par les caisses de maladie ou la part restant à la charge des assurés pour les médicaments — par hypothèse les plus efficaces — prescrits par les médecins venaient à être excessifs, la politique de santé publique risquerait d'être compromise. Le coût occasionné par l'octroi des soins de santé et des prestations maladie des régimes de sécurité sociale fait partie intégrante de la politique de la santé publique ( 8 ). Un renchérissement excessif des coûts risque d'aboutir à une
médecine sélective. Il ne suffit donc pas de faire confiance à la libre circulation des marchandises pour concilier des impératifs aussi divers que :

— l'amélioration de la santé des citoyens,

— la vitalité du secteur pharmaceutique,

— la maîtrise des dépenses publiques,

— le respect des règles de concurrence du traité.

C'est d'ailleurs ce que vous avez jugé dans votre arrêt de Peijper du 20 mai 1976 ( 9 ): «la protection efficace de la santé et de la vie des personnes exige que les médicaments soient vendus à des prix raisonnables» ( 10 ): l'article 36 — qui laisse une compétence résiduelle, d'ailleurs importante, aux États membres en matière de santé publique — peut être invoqué pour justifier une réglementation dont les éléments restrictifs s'expliquent essentiellement par le souci de réduire les dépenses
publiques lorsque, à défaut de ladite réglementation, ces dépenses dépassent manifestement les limites de ce qui peut être raisonnablement exigé ( 11 ).

Il eût été souhaitable que le libre jeu de la concurrence, les importations parallèles et l'élimination des entraves techniques aux échanges puissent assurer, par eux-mêmes, l'établissement de ce marché idéal. Mais la stratégie des grands groupes pharmaceutiques intervient: bien qu'un grand nombre de spécialités soient diffusées dans plusieurs pays, il existe, pour une même spécialité, une grande disparité de prix. Les différences en madère de coût de production, de recherche, d'amortissement des
investissements, de fluctuation monétaire et de taux d'inflation ne suffisent pas à rendre entièrement compte d'une telle disparité. Il faut donc également prendre en considération la politique commerciale de ces groupes et les réglementations nationales en matière de prix.

6. Le problème de la maîtrise du coût des soins de santé doit en outre être replacé dans la cadre plus large de la «politique économique». L'exposé des motifs de la réglementation en cause, qui a été prise dans le cadre de la lutte contre l'inflation, fait état de la hausse des prix et du souci du gouvernement néerlandais de maintenir les dépenses nationales de santé dans certaines limites. Le caractère conjoncturel d'une mesure de ce genre, dont l'application est limitée dans le temps, est donc
indéniable.

La politique de conjoncture fait l'objet d'un chapitre du traité qui ne comporte qu'une seule disposition, l'article 103, dont le paragraphe 1 énonce:

«Les États membres considèrent leur politique de conjoncture comme une question d'intérêt commun. Ils se consultent mutuellement et avec la Commission sur les mesures à prendre en fonction des circonstances.»

Par ailleurs, l'article 104, figurant au chapitre qui traite de la balance des paiements, fait notamment obligation aux États membres de veiller «à assurer ... la stabilité du niveau des prix».

Si, d'après votre jurisprudence, l'article 103 cesse de concerner les domaines déjà devenus communs, l'organisation commune des marchés agricoles par exemple ( 12 ), il continue par contre de s'appliquer aux autres.

Certes, il appartient au gouvernement désireux d'adopter une mesure de ce type de consulter les autres États membres et la Commission, mais une éventuelle absence de consultation ne saurait être utilement invoquée par les particuliers devant une juridiction nationale.

Le Conseil est intervenu à plusieurs reprises au titre de l'article 103:

Dans une résolution du 17 décembre 1973 ( 13 ), il a notamment prévu que les États membres pourraient recourir en matière de prix, notamment, à une «surveillance étroite des conditions de formation des prix des produits et services et éventuellement» (à une) «limitation des marges bénéficiaires...»

Le 18 février 1974, il a adopté une directive ( 14 ) dont l'article 10 dispose que, dans la mesure où ils le jugent opportun, les États membres prennent «les dispositions nécessaires pour être à même d'imposer, en cas de besoin, sans délai, pour une période temporaire et de façon globale ou sélective, une limite à l'augmentation des prix et des revenus».

Enfin, le 4 juillet 1974, il a arrêté une décision ( 15 ) aux termes de laquelle les États membres doivent poursuivre une politique économique conforme à des orientations précisées dans une annexe qui, quant aux Pays-Bas, contient la citation suivante: «Il semble opportun d'opérer un contrôle temporaire sur les prix et l'ensemble des revenus ...».

Si les institutions de la Communauté ne sont pas à même de décider des mesures appropriées à la situation et d'arrêter les directives nécessaires à l'application de ces mesures (articles 103, paragraphes 2 et 3), un État membre est en droit d'adopter une réglementation dont les éléments restrictifs s'expliquent essentiellement par le souci de réduire les dépenses de santé publique lorsque, à défaut de ladite réglementation, «ces dépenses dépassent manifestement les limites de ce qui peut être
raisonnablement exigé».

7. La question se pose de savoir qui doit fixer la limite à partir de laquelle ce qui peut être raisonnablement exigé est manifestement dépassé.

La Commission pour sa part déclare «ne pas être en mesure d'affirmer que le niveau des prix des produits pharmaceutiques dans tous les États membres reflète correctement aujourd'hui au moins le prix de revient réel de ces produits». Elle ajoute qu'elle ne dispose pas d'éléments suffisants pour «vérifier dans quelle mesure la réglementation des prix relative aux produits importés aux Pays-Bas, d'une part, et la réglementation des prix relative aux produits nationaux, d'autre part, concernent des
situations similaires». Elle estime qu'il incombe au juge national de prendre position sur cette question. Nous ne partageons pas cette opinion.

Pour les raisons exposées par vos avocats généraux ( 16 ), nous pensons au contraire que l'établissement d'un tel bilan ne relève pas de l'appréciation d'un juge national statuant en référé, mais incombe au premier chef à la Commission, agissant de concert avec la profession et avec les autorités compétentes des États membres.

IV — Bien qu'aucun des «intervenants» à la présente affaire n'ait proposé de formulation précise pour répondre aux questions posées par le juge national, nous concluons à ce que vous disiez pour droit:

L'article 31 du traité doit être interprété en ce sens que la fixation par les pouvoirs publics d'un État membre, d'un régime de prix maximaux spécifique pour le vente au détail des spécialités pharmaceutiques enregistrées dans cet État et importées d'un autre État membre ou d'un groupe d'États membres constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative.

Toutefois, les dispositions combinées des articles 36 et 103 du traité peuvent justifier une réglementation nationale dont les éléments restrictifs s'expliquent essentiellement par un objectif de réduction des dépenses de santé publique, lorsque à défaut de ladite réglementation ces dépenses dépassent les limites de ce qui peut être raisonnablement exigé.

Il appartient à la Commission d'apprécier si, compte tenu de l'ensemble des conditions d'application des dispositions du droit communautaire auxquelles il a été fait référence, elle se trouve manifestement en présence d'un tel objectif.

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( 1 ) Article 2, paragraphe 3, de l'arrêté de 1982.

( 2 ) Article 3 de l'arrêté.

( 3 ) Affaire 155/73, Recueil 1974, p. 435-436.

( 4 ) 8 juin 1971, Deutsche Grammophon, affaire 78/70, Recueil p. 499, attendu no 5.

( 5 ) 31 octobre 1974, Centrafarm, affaire 16/74, Recueil p. 1199-1200.

( 6 ) 21 février 1973, Europemballage, affaire 6/72, Recueil p. 246, attendu no 25.

( 7 ) Affaire 82/77, Recueil 1978, p. 39.

( 8 ) Conclusions de M. l'Avocat général Mayras dans l'affaire 104/75, de Peijper, Recueil 1976, p. 650.

( 9 ) Recueil 1976, p. 636 et 637.

( 10 ) Arrêt Peijper, Recueil 1976, p. 637, attendu no 25.

( 11 ) Arrêt Peijper, Recueil 1976, p. 637, attendu no 18.

( 12 ) Arrêt du 29 juin 1978, Dechmann, affaire 154/77, Recueil 1978, p. 1585, attendu no 22.

( 13 ) JO C 116 du 29. 12. 1973, p. 22.

( 14 ) JO L 63 du 5. 3. 1974, p. 19.

( 15 ) JO L 199 du 22. 7. 1974, p. 1.

( 16 ) M. Warner dans l'affaire 31/74, Galli, Recueil 1975, p. 70 et suiv., M. Mayras dans les affaires jointes 16 à 20/79, Danis, Recueil 1979, p. 3346-3348.


Synthèse
Numéro d'arrêt : 181/82
Date de la décision : 11/05/1983
Type de recours : Recours préjudiciel

Analyses

Demande de décision préjudicielle: Arrondissementsrechtbank 's-Gravenhage - Pays-Bas.

Réglementation de prix pour médicaments importés.

Libre circulation des marchandises

Mesures d'effet équivalent

Restrictions quantitatives


Parties
Demandeurs : Roussel Laboratoria BV et autres
Défendeurs : État néerlandais.

Composition du Tribunal
Avocat général : Rozès
Rapporteur ?: Everling

Origine de la décision
Date de l'import : 23/06/2022
Fonds documentaire ?: http: publications.europa.eu
Identifiant ECLI : ECLI:EU:C:1983:134

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