Bundesgericht
Tribunal fédéral
Tribunale federale
Tribunal federal
1C_474/2023
Arrêt du 23 janvier 2025
Ire Cour de droit public
Composition
MM. et Mme les Juges fédéraux Haag, Président,
Kneubühler, Müller, Merz et Pont Veuthey,
Juge suppléante.
Greffier : M. Parmelin.
Participants à la procédure
A.________,
B.________ et C.________,
D.________,
E.________ et F.________,
G.________ et H.G.________,
I.________ et J.I.________,
K.________,
L.________,
représentés par Me Olivier Faivre, avocat,
recourants,
contre
M.________ SA,
représentée par Me Paul Hanna, avocat,
N.________ SA,
intimées,
Département du territoire de la République et canton de Genève, Office des autorisations de construire, Service des affaires juridiques, case postale 22, 1211 Genève 8.
Objet
Autorisation de démolir; protection du patrimoine;
qualité pour recourir,
recours contre l'arrêt de la Chambre administrative de la Cour de justice de la République et canton de Genève
du 9 août 2023 (ATA/842/2023 - A/2080/2022-LCI).
Faits :
A.
Le 22 décembre 2021, N.________ a déposé une demande de démolition de la villa, de la piscine et du pool house sis sur la parcelle n° 6510 de la commune de Collonge-Bellerive, pour le compte des propriétaires O.________ et P.O.________.
Le même jour, elle a déposé une demande d'autorisation de construire deux groupes de deux et trois villas mitoyennes, un parking souterrain, un couvert à vélos et des places de stationnement extérieures sur la parcelle n° 6510. Le projet, qui implique l'abattage d'arbres, a été modifié pour tenir compte du préavis défavorable de la Commission d'architecture.
Patrimoine Suisse Genève est intervenue auprès du Département du territoire de la République et canton de Genève en date des 7 mars et 4 avril 2022 pour s'opposer à la démolition de la villa en relevant notamment l'intérêt architectural de ce bâtiment, construit en 1962 par l'architecte Michel Frey, et le fait qu'un recensement architectural du quartier était en cours.
La Commune de Collonge-Bellerive a émis un préavis favorable à la démolition le 15 mars 2022, après avoir recueilli l'avis du Service cantonal de l'Inventaire des monuments d'art et d'histoire, lequel n'envisageait pas d'adopter des mesures de protection de la villa en raison des transformations qu'elle avait subies et qui lui avaient fait perdre sa substance d'origine. Également consulté, le Service cantonal des monuments et des sites a indiqué ne pas être concerné.
B.
Le Département du territoire a délivré l'autorisation de démolir en date du 25 mai 2022.
Par jugement du 8 décembre 2022, le Tribunal administratif de première instance a déclaré irrecevable le recours formé contre cette décision par A.________, B.________ et C.________, D.________, E.________ et F.________, G.________ et H.G.________, I.________ et J.I.________, K.________ et L.________, tous propriétaires de parcelles dans le quartier.
Le 27 janvier 2023, ces derniers ont recouru contre ce jugement auprès de la Chambre administrative de la Cour de justice.
Par courriel du 30 mars 2023, le Service des monuments et des sites a confirmé que la villa édifiée sur la parcelle n° 6510 n'était au bénéfice d'aucune mesure de protection, qu'elle avait été évaluée comme étant d'intérêt secondaire dans l'attente du recensement architectural en cours et qu'aucune procédure de mise sous protection n'était activée.
Le 15 mai 2023, les époux O.________ ont informé la Chambre administrative avoir vendu la parcelle n° 6510 à la société M.________ SA en date du 14 avril 2023. Cette dernière a consenti à la substitution de parties dans le cadre des procédures de recours concernant l'autorisation de démolir et l'autorisation de construire. Les recourants s'en sont remis sur ce point à l'appréciation de la Cour de justice.
Le 19 mai 2023, A.________ et consorts ont versé en procédure un dossier historique consacré à la villa vouée à être démolie, établi en février 2023 par l'historien de l'art R.________, qui participe au recensement architectural du canton de Genève. En conclusion de son rapport, il recommande que la villa bénéficie de mesures de protection permettant d'en conserver la volumétrie et les trois façades demeurées inchangées ainsi que les détails constructifs représentés par les pans de murs en brique et les châssis de fenêtres en bois.
Le 20 juin 2023, A.________ et consorts ont versé en procédure une copie, déposée le 13 juin 2023 par Patrimoine Suisse Genève, de la demande de mise à l'inventaire de la villa vouée à la démolition et requis la suspension de la cause jusqu'à droit jugé sur son sort.
Le 12 juillet 2023, M.________ SA a produit un courriel du Coordinateur des recensements au sein du Service de l'Inventaire des monuments d'art et d'histoire du 12 juin 2023 l'informant que la villa a été évaluée d'intérêt secondaire par la Commission scientifique de suivi du recensement architectural du canton.
Statuant par arrêt du 9 août 2023, la Chambre administrative a refusé de suspendre la procédure et a rejeté le recours déposé contre l'autorisation de démolir.
C.
Agissant par la voie du recours en matière de droit public, A.________ et consorts demandent au Tribunal fédéral d'annuler cet arrêt ainsi que l'autorisation de démolir du 25 mai 2022. À titre subsidiaire, ils concluent au renvoi de la cause à la Chambre administrative pour une nouvelle décision.
La Chambre administrative s'en rapporte à justice quant à la recevabilité du recours et persiste dans les considérants et le dispositif de son arrêt sans autre observation. Le Département du territoire conclut au rejet du recours. M.________ SA propose de déclarer le recours irrecevable et subsidiairement de le rejeter dans la mesure de sa recevabilité.
Les parties ont maintenu leurs positions respectives à la faveur d'un deuxième échange d'écritures et de déterminations spontanées.
D.
Par ordonnance incidente du 19 octobre 2023, le Président de la Ire Cour de droit public du Tribunal fédéral a admis la requête de mesures provisionnelles des recourants tendant à ce qu'il soit sursis à la démolition des bâtiments édifiés sur la parcelle n° 6510 jusqu'à droit jugé sur leur recours.
Considérant en droit :
1.
Dirigé contre une décision finale prise dans le domaine du droit public de l'aménagement du territoire et des constructions, le recours est en principe recevable comme recours en matière de droit public selon les art. 82 ss LTF , aucune des exceptions prévues à l' art. 83 LTF n'étant réalisée. Les recourants ont participé à la procédure devant la cour cantonale. Ils sont directement touchés par l'arrêt attaqué qui confirme en dernière instance cantonale l'irrecevabilité de leur recours contre l'autorisation de démolir litigieuse et ont un intérêt digne de protection à en obtenir l'annulation. Leur qualité pour recourir au sens de l' art. 89 al. 1 LTF est donnée. Le recours a au surplus été déposé en temps utile.
2.
Les recourants soutiennent que la qualité pour recourir contre l'autorisation de démolir leur aurait été déniée de manière arbitraire et en violation de l' art. 89 al. 1 LTF et de l'art. 33 de la loi fédérale sur l'aménagement du territoire (LAT; RS 700).
2.1. En vertu de l' art. 111 al. 1 LTF , la qualité de partie à la procédure devant toute autorité cantonale précédente doit être reconnue à quiconque a qualité pour recourir devant le Tribunal fédéral. L' art. 33 al. 3 let. a LAT prévoit une règle analogue, en imposant aux cantons de reconnaître, sur le plan cantonal, la qualité pour recourir contre les décisions et les plans d'affectation fondés sur la présente loi et sur les dispositions cantonales et fédérales d'exécution au moins dans les mêmes limites que pour le recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral. Il en résulte que la qualité pour recourir devant les autorités cantonales ne peut pas s'apprécier plus restrictivement que celle pour recourir devant le Tribunal fédéral, les cantons demeurant libres de concevoir cette qualité de manière plus large (ATF 144 I 43 consid. 2.1). Tel n'est pas le cas dans le canton de Genève (cf. arrêt 1C_547/2020 du 12 septembre 2020 consid. 5.1; voir aussi, GRODECKI/JORDAN, Code annoté de procédure administrative genevoise, 2017, n. 693), de sorte qu'il convient d'analyser la qualité pour agir des recourants sous l'angle de l' art. 89 al. 1 LTF . S'agissant de droit fédéral ( art. 111 al. 1 LTF ), le Tribunal fédéral examine cette question librement (arrêt 1C_36/2023 du 11 octobre 2023 consid. 3.1).
2.2. Aux termes de l' art. 89 LTF , la qualité pour recourir est reconnue à toute personne atteinte par la décision attaquée et qui dispose d'un intérêt digne de protection à son annulation ou à sa modification. Selon la jurisprudence, l'intérêt digne de protection consiste dans l'intérêt pratique que l'admission du recours apporterait au recourant en lui évitant de subir un préjudice de nature économique, idéale, matérielle ou autre que la décision attaquée lui occasionnerait. Il implique que le recourant soit touché de manière directe, concrète et dans une mesure et avec une intensité plus grandes que la généralité des administrés. L'intérêt invoqué, qui peut être un intérêt de fait (ATF 148 I 160 consid. 1.4), doit se trouver dans un rapport étroit, spécial et digne d'être pris en considération avec l'objet de la contestation (ATF 142 I 135 consid. 1.3.1). Le recours d'un particulier formé dans l'intérêt d'un tiers ou dans l'intérêt général est en revanche exclu (ATF 144 I 43 consid. 2.1; 143 II 506 consid. 5.1). Ainsi, un recours dont le seul but est de garantir l'application correcte du droit est irrecevable parce qu'assimilable à une action populaire (ATF 147 II 227 consid. 2.3.2). Il incombe au recourant d'alléguer, sous peine d'irrecevabilité, les faits qu'il considère comme propres à fonder sa qualité pour recourir, lorsqu'ils ne ressortent pas de façon évidente de la décision attaquée ou du dossier (ATF 145 I 121 consid. 1).
2.3. Les recourants sont tous de proches voisins de la parcelle n° 6510 et de la villa dont ils contestent la démolition. La proximité avec l'objet du litige ne permet cependant pas à elle seule de conférer au voisin la qualité pour recourir contre la délivrance d'une autorisation de construire et a fortiori contre une autorisation de démolir. Celui-ci doit en outre retirer un avantage pratique de l'annulation ou de la modification de l'arrêt contesté qui permette d'admettre qu'il est touché dans un intérêt personnel se distinguant nettement de l'intérêt général des autres habitants de la commune (cf. ATF 144 I 43 consid. 2.1; 137 II 30 consid. 2.2.3 et 2.3).
Les recourants se prévalent notamment de la valeur patrimoniale de la villa vouée à disparaître pour s'opposer à sa démolition. Ils se réfèrent à ce propos à l'avis émis en février 2023 par l'historien de l'art R.________, lequel dirige l'un des bureaux chargés du recensement architectural du canton de Genève. Il n'est pas exclu de reconnaître la qualité pour recourir des voisins pour un tel motif (cf. arrêt 1C_27/2018 du 6 avril 2018 consid. 1.2). La Cour de céans a reconnu au voisin direct la qualité pour recourir contre une décision de retirer un immeuble de la liste des bâtiments classés à l'inventaire car elle aurait pour effet de permettre une utilisation plus intensive de la parcelle et, partant, d'engendrer des inconvénients plus importants pour le voisinage (arrêt 1C_355/2011 du 26 octobre 2011 consid. 1.2). Le maintien de la villa, s'il devait être reconnu en raison de sa valeur patrimoniale, ferait obstacle au projet de construction d'habitat groupé prévu sur la parcelle n° 6510 et conférerait ainsi aux recourants un intérêt pratique à s'opposer à sa démolition.
La Chambre administrative a constaté que la valeur patrimoniale de la villa ne pouvait pas être retenue en l'état parce qu'elle ne faisait l'objet d'aucune mesure de protection, qu'elle avait été évaluée comme étant d'un intérêt secondaire par les services compétents en raison des transformations subies et qu'aucune mesure de protection n'était en cours ou envisagée. Le Tribunal administratif de première instance avait ainsi à bon droit dénié aux voisins de la parcelle en cause la qualité pour recourir.
Les recourants soutiennent que la Chambre administrative aurait retenu arbitrairement que la villa n'avait aucune valeur patrimoniale pour le simple motif que le Service des monuments et des sites s'est déclaré non concerné. Ils n'auraient eu de cesse de défendre l'intérêt patrimonial du bâtiment et l'arrêt attaqué ferait fi de la demande de mise sous protection actuellement pendante. En tout état de cause, la valeur patrimoniale de la villa n'avait pas à être examinée au stade de l'analyse de la qualité pour recourir. Conformément à la théorie des faits de double pertinence, la Chambre administrative devait se limiter à constater leur implication à protéger la villa et la vraisemblance quant à l'existence d'une valeur patrimoniale particulière.
En présence d'un point de droit qui influence non seulement la recevabilité, mais aussi le fond, il suffit, au stade de la recevabilité, que le recourant rende vraisemblable que, sur la question litigieuse, les conditions fondant la compétence du tribunal sont remplies, le point de savoir si tel est effectivement le cas étant ensuite tranché, pour autant que les autres conditions de recevabilité propres à la matière soient réunies, avec l'examen de la cause au fond (ATF 147 III 159 consid. 2; 141 II 14 consid. 5.1).
2.4. La villa construite en 1962 sur la parcelle n° 6510 a été évaluée d'intérêt secondaire par le Service de l'inventaire des monuments et d'arts, respectivement par la Commission scientifique de suivi du recensement architectural du canton, en raison des transformations qui lui ont été apportées et qui lui ont fait perdre sa substance d'origine. Cette évaluation n'est toutefois pas partagée par l'historien de l'art R.________. Dans le dossier historique consacré à la villa en février 2023, ce dernier relève la valeur architecturale intrinsèque du bâtiment, représentative d'une certaine forme de l'architecture moderne des années 1960 qui se caractérise par un retour aux grands pans de toit et l'usage de matériaux traditionnels, comme le bois et la brique. La villa a certes subi plusieurs modifications au cours du temps, notamment le percement de la façade nord par de nouvelles ouvertures, le déplacement de l'entrée principale et la redistribution intérieure des pièces. La volumétrie générale et les autres façades n'ont en revanche pas subi d'altération. Il recommande des mesures de protection permettant d'en conserver la volumétrie et les trois façades demeurées inchangées.
Le moyen des recourants pris de l'intérêt patrimonial de la villa repose ainsi sur l'avis circonstancié d'un historien de l'art qui ne saurait de prime abord être tenu pour insignifiant au point de leur dénier d'emblée la qualité pour recourir. Dès lors que les recourants avaient rendu vraisemblable la valeur architecturale particulière de la villa vouée à disparaître, ils devaient se voir reconnaître un intérêt digne de protection à contester l'autorisation de la démolir. Au stade de l'entrée en matière, il ne saurait être question de restreindre la portée du droit de recours des voisins contre une autorisation de démolir aux seuls objets classés ou portés à l'inventaire. La Chambre administrative aurait ainsi dû constater que les recourants disposaient d'un intérêt particulier digne de protection à s'opposer à la démolition de la villa en raison de sa valeur patrimoniale et leur reconnaître pour ce motif la qualité pour recourir. Il importe peu à cet égard que l'élément décisif pour étayer leur point de vue soit apparu en cours de procédure, respectivement qu'au stade du recours devant le Tribunal administratif de première instance, la situation n'était pas la même et qu'il eût certainement été justifié de ne pas leur reconnaître la qualité pour agir.
On observera au demeurant que les autorités compétentes n'ont pas encore rendu de décision dans la procédure de mise à l'inventaire de la villa, contre laquelle les recourants auraient pu recourir.
2.5. La Chambre administrative aurait ainsi dû admettre le recours dont elle était saisie, annuler le jugement du Tribunal administratif de première instance et lui renvoyer la cause pour qu'il statue à nouveau sur le fond.
3.
Les considérants qui précèdent conduisent à l'admission du recours, sans qu'il y ait lieu d'examiner l'argumentation au fond pour retenir que la valeur architecturale de la villa ne pouvait pas être retenue en l'état ni les griefs soulevés en lien avec la substitution de parties et les mesures d'instruction auxquelles la cour cantonale a refusé de donner suite. L'arrêt attaqué est annulé et la cause renvoyée au Tribunal administratif de première instance pour qu'il statue sur le fond.
Conformément à l' art. 66 al. 1 LTF , les frais de justice sont mis à la charge des intimées, qui succombent. Le Département du territoire, qui a procédé dans le cadre de ses attributions officielles, n'y est pas astreint ( art. 66 al. 4 LTF ). Les intimées verseront en outre des dépens aux recourants, qui obtiennent gain de cause avec l'assistance d'un avocat ( art. 68 al. 2 et 4 LTF ). Pour le surplus, la cause sera renvoyée à l'autorité précédente pour qu'elle statue sur les frais et indemnités de la procédure cantonale ( art. 67 et 68 al. 5 LTF ).
Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce :
1.
Le recours est admis et l'arrêt attaqué annulé. La cause est renvoyée au Tribunal administratif de première instance de la République et canton de Genève pour qu'il statue sur le fond.
2.
La cause est renvoyée à la Chambre administrative de la Cour de justice de la République et canton de Genève pour nouvelle décision sur les frais et indemnités de la procédure cantonale.
3.
Les frais judiciaires, arrêtés à 3'000 fr., sont mis à la charge solidaire des intimées.
4.
Les intimées verseront une indemnité de 2'000 fr. à titre de dépens aux recourants, créanciers solidaires.
5.
Le présent arrêt est communiqué aux parties, au Département du territoire, au Tribunal administratif de première instance et à la Chambre administrative de la Cour de justice de la République et canton de Genève ainsi que, pour information, au mandataire de O.________ et P.O.________.
Lausanne, le 23 janvier 2025
Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse
Le Président : Haag
Le Greffier : Parmelin