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17/05/2023 | LUXEMBOURG | N°48862

Luxembourg | Luxembourg, Tribunal administratif, 17 mai 2023, 48862


Tribunal administratif N° 48862 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48862 3e chambre Inscrit le 21 avril 2023 Audience publique du 17 mai 2023 Recours formé par Madame … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48862 du rôle et déposée le 21 avril 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Sarah

MOINEAUX, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au ...

Tribunal administratif N° 48862 du rôle du Grand-Duché de Luxembourg ECLI:LU:TADM:2023:48862 3e chambre Inscrit le 21 avril 2023 Audience publique du 17 mai 2023 Recours formé par Madame … et consorts, …, contre une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile en matière de protection internationale (art. 35 (4), L.18.12.2015)

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JUGEMENT

Vu la requête inscrite sous le numéro 48862 du rôle et déposée le 21 avril 2023 au greffe du tribunal administratif par Maître Sarah MOINEAUX, avocat à la Cour, inscrite au tableau de l’Ordre des avocats à Luxembourg, au nom de Madame …, déclarant être née le … à … (Erythrée), agissant en son nom personnel ainsi qu’au nom et pour le compte de son fils mineur …, né le … à … (Ethiopie), ainsi que de son fils mineur …, né le … à …, déclarant tous être de nationalité érythréenne, demeurant actuellement à L-…, tendant, aux termes du dispositif de leur requête, à la réformation d’une décision du ministre de l’Immigration et de l’Asile du 31 août 2022 de les transférer vers l’Italie comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de leur demande de protection internationale ;

Vu le mémoire en réponse du délégué du gouvernement déposé au greffe du tribunal administratif le 3 mai 2023 ;

Vu les pièces versées en cause et notamment la décision attaquée ;

Le juge-rapporteur entendu en son rapport, ainsi que Maître Sarah MOINEAUX et Madame le délégué du gouvernement Nancy CARIER en leurs plaidoiries respectives à l’audience publique du 10 mai 2023.

Le 1er février 2022, Madame …, accompagnée de son enfant mineur …, introduisit auprès du service compétent du ministère des Affaires étrangères et européennes, direction de l’Immigration, ci-après désigné par « le ministère », une demande en obtention d’une protection internationale au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire, ci-après désignée par « la loi du 18 décembre 2015 ».

Le …, Madame … donna naissance à son fils … à Luxembourg, au nom et pour le compte duquel fut introduit une demande de protection internationale en date du 16 août 2022.

Par décision du 31 août 2022, le ministre de l’Immigration et de l’Asile, ci-après désigné par « le ministre », informa Madame … et ses fils mineurs, … et …, ci-après dénommés « les consorts … », de sa décision de les transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie comme étant l’Etat membre responsable pour connaître de leur demande de protection internationale.

1Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 15 septembre 2022, Madame …, ayant agi en son nom personnel ainsi qu’au nom et pour le compte de ses fils mineurs, a fait introduire un recours tendant à la réformation de la décision ministérielle du 31 août 2022.

Par jugement du 11 octobre 2022, inscrit sous le numéro 47939 du rôle, le tribunal administratif rejeta ce recours comme non fondé.

Les consorts … furent transférés vers l’Italie le 1er décembre 2022.

Le 13 décembre 2022, Madame … introduisit une nouvelle demande de protection internationale auprès du service compétent du ministère.

Le même jour, Madame … fut entendue par un agent de la police grand-ducale, service de police judiciaire, section …, sur son identité et sur l’itinéraire suivi pour venir au Luxembourg.

Toujours en date du 13 décembre 2022, Madame … fut entendue par un agent du ministère en vue de la détermination de l’Etat responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en vertu du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, ci-après désigné par « le règlement Dublin III ».

En date du 29 décembre 2022, les autorités luxembourgeoises contactèrent les autorités italiennes aux fins de la prise en charge des consorts … sur base de l’article 18, paragraphe (1), point a) du règlement Dublin III.

Par courrier du 2 mars 2023, les autorités italiennes furent informées par le ministre qu’à défaut de réponse de leur part dans le délai leur imparti, elles seraient dorénavant considérées comme ayant tacitement accepté la prise en charge des consorts …, en application de l’article 22, paragraphe (7), du règlement Dublin III.

Par décision du 5 avril 2023, notifiée aux intéressés par lettre recommandée envoyée le 11 avril 2023, le ministre informa les consorts … de sa décision de les transférer dans les meilleurs délais vers l’Italie sur base des dispositions de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015 et de celles des articles 18, paragraphe (1), point a) et 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III. Ladite décision est libellée comme suit :

« […] Vous avez introduit une deuxième demande de protection internationale au Luxembourg en date du 13 décembre 2022 au sens de la loi modifiée du 18 décembre 2015 relative à la protection internationale et à la protection temporaire (ci-après « la loi modifiée du 18 décembre 2015 »). En vertu des dispositions de l'article 28(1) de la loi précitée et des dispositions des articles 18(1)a et 22(7) du règlement (UE) n° 604/2013 du Parlement Européen et du Conseil du 26 juin 2013 (ci-après « le règlement DIII »), le Grand-Duché de Luxembourg n'examinera pas votre demande de protection internationale et vous serez transférés vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour traiter cette demande.

2Les faits concernant votre demande, la motivation à la base de la présente décision, les bases légales sur lesquelles elle s'appuie, de même que les informations quant aux voies de recours ouvertes sont précisés ci-après.

En mains le rapport de Police Judiciaire et le rapport d'entretien Dublin III sur votre demande de protection internationale du 13 décembre 2022.

1. Quant aux faits à la base de votre demande de protection internationale En date du 13 décembre 2022, vous avez introduit une deuxième demande de protection internationale auprès du service compétent de la Direction de l'immigration.

La comparaison de vos empreintes dactyloscopiques avec la base de données Eurodac a révélé que vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 1er février 2022.

Lors de cette première demande de protection internationale au Luxembourg, la responsabilité de l'Italie en vertu des articles 12(2) et 22(7) du règlement Dublin III pour l'examen de cette demande fut constatée alors qu'un visa pour des raisons de regroupement familial vous avait été délivré, ainsi qu'à votre fils …. Le transfert vers l'Italie fut effectué en date du 1er décembre 2022.

A cet égard, il y a lieu de souligner que l'article 7(2) du règlement DIII dit que « la détermination de l'État membre responsable (…) se fait sur la base de la situation qui existait au moment où le demandeur a introduit sa demande de protection internationale pour la première fois auprès d'un Etat membre ».

Afin de faciliter le processus de détermination de l'Etat membre responsable, un entretien Dublin III a été mené en date du 13 décembre 2022.

Sur cette base, la Direction de l'immigration a adressé en date du 28 décembre 2022 une demande de prise en charge aux autorités italiennes sur base de l'article 18(1)a du règlement DIII, demande qui fut tacitement acceptée par lesdites autorités italiennes en date du 1er mars 2023, conformément à l'article 22(7) du règlement DIII.

2. Quant aux bases légales En tant qu'Etat membre de l'Union européenne, l'Etat luxembourgeois est tenu de mener un examen aux fins de déterminer l'Etat responsable conformément aux dispositions du règlement DIII établissant les critères et mécanismes de détermination de l'Etat membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des Etats membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride.

S'il ressort de cet examen qu'un autre Etat est responsable du traitement de la demande de protection internationale, la Direction de l'immigration rend une décision de transfert après que l'Etat requis a accepté la prise ou la reprise en charge du demandeur.

Aux termes de l'article 28(1) de la loi modifiée du 18 décembre 2015, le Luxembourg n'est pas responsable pour le traitement d'une demande de protection internationale si cette responsabilité revient à un autre Etat.

3 En application de l'article 7(2) du règlement DIII, la détermination de l'État membre responsable se fait sur la base de la situation qui existait au moment où le demandeur a introduit sa demande de protection internationale pour la première fois auprès d'un État membre.

Conformément à l'article 18(1)a, l'Etat membre responsable en vertu du règlement Dublin III est tenu de prendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 21, 22 et 29, le demandeur qui a introduit une demande dans un autre Etat membre.

La responsabilité de l'Italie est acquise suivant l'article 22(7) du règlement DIII en ce que l'absence de réponse à l'expiration d'un délai de deux mois équivaut à l'acceptation de la requête, et entraîne l'obligation de prendre en charge la personne concernée.

En application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII, il y a lieu d'analyser s'il existe de sérieuses raisons de croire que la procédure de demande de protection internationale ou les conditions d'accueil des demandeurs de protection internationale présentent des défaillances systémiques susceptibles d'entraîner un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (ci-après « la Charte UE ») ou de l'article 3 de la Convention du 4 novembre 1950 de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (ci-après la « CEDH »).

Un Etat n'est pas non plus autorisé à transférer un demandeur vers l'Etat normalement responsable lorsqu'il existe des preuves ou indices avérés qu'un demandeur risquerait dans son cas particulier d'être soumis dans cet Etat à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 CEDH ou 4 de la Charte UE.

3. Quant à la motivation de la présente décision de transfert En l'espèce, il ressort des résultats du 13 décembre 2022 de la comparaison de vos données dactyloscopiques avec celles enregistrées dans la base de données Eurodac que vous avez introduit une demande de protection internationale au Luxembourg en date du 1er février 2022. Il résulte également des recherches effectuées dans le cadre de cette première demande de protection internationale que l'Ambassade italienne à Addis-Abeba/Ethiopie vous a délivré un visa pour des raisons de regroupement familial, valable du 5 novembre 2021 jusqu'au 19 novembre 2022 et que vous étiez titulaire d'un titre de séjour valable jusqu'au 6 décembre 2022 en Italie.

Selon vos déclarations, vous auriez passé deux jours en Italie après votre transfert en date du 1er décembre 2022. Ensuite, vous seriez revenus au Luxembourg en train en passant par la France. Vous déclarez être arrivés au Luxembourg en date du 9 décembre 2022.

Lors de votre entretien Dublin III en date du 13 décembre 2022, vous n'avez pas fait mention d'éventuelles particularités sur votre état de santé ou autres problèmes généraux empêchant un transfert vers l'Italie qui est l'Etat membre responsable pour traiter votre demande de protection internationale.

Rappelons à cet égard que l'Italie est liée à la Charte UE et est partie à la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés (ci-après « la Convention de Genève »), à la 4CEDH et à la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (« Conv. torture »).

Il y a également lieu de soulever que l'Italie est liée par la Directive (UE) n° 2013/32 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l'octroi et le retrait de la protection internationale [refonte] (« directive Procédure ») et par la Directive (UE) n° 2013/33 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l'accueil des personnes demandant la protection internationale [refonte] (« directive Accueil »).

Soulignons en outre que l'Italie profite, comme tout autre Etat membre, de la confiance mutuelle qu'elle respecte ses obligations découlant du droit international et européen en la matière. S'il est notoire que les autorités italiennes connaissent des problèmes quant à leurs capacités d'accueil des demandeurs de protection internationale, qui peuvent être confrontés à d'importantes difficultés sur le plan de l'hébergement et des conditions de vie, il n'y a toutefois aucune sérieuse raison de croire qu'il existe, en Italie, des défaillances systémiques dans la procédure de demandes de protection internationale et les conditions d'accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 4 de la Charte UE.

Notons dans ce contexte que l'Italie a adopté en date du 21 octobre 2020 le décret n° 130/2020 qui remplace la loi n° 132/2018 du 1er décembre 2018 et met en place le SAI (Sistema di accoglienza e integrazione). Ce nouveau système en matière d'accueil et d'intégration a réformé le système établi en 2018 et permet depuis lors d'améliorer l'accueil pour les demandeurs de protection internationale.

Par conséquent, en l'absence d'une pratique actuelle avérée en Italie de violation systématique de ces normes minimales de l'Union européenne, cet Etat est présumé respecter ses obligations tirées du droit international public, en particulier le principe de non-refoulement énoncé expressément à l'article 33 de la Convention de Genève, ainsi que l'interdiction des mauvais traitements ancrée à l'article 3 CEDH et à l'article 3 Conv. torture, de même que les conditions minimales d'accueil fixées dans la directive Accueil.

Par ailleurs, il n'existe en particulier aucune jurisprudence de la Cour EDH ou de la CJUE, de même qu'il n'existe aucune recommandation de I'UNHCR visant de façon générale à suspendre les transferts vers l'Italie sur base du règlement (UE) n° 604/2013.

Madame, vous n'avez pas non plus démontré que, dans votre cas concret, vos conditions d'existence en Italie revêtiraient un tel degré de pénibilité et de gravité qu'elles seraient constitutives d'un traitement contraire à l'article 3 CEDH ou encore à l'article 3 Conv. torture.

Relevons dans ce contexte que vous avez la possibilité, dès votre arrivée en Italie, d'introduire une demande de protection internationale et si vous deviez estimer que les autorités italiennes ne respectent pas vos droits élémentaires, il vous appartient de saisir les autorités compétentes italiennes, notamment judiciaires.

Au vu de ce qui précède, l'application de l'article 3(2), alinéa 2, du règlement DIII ne se justifie pas.

5Aussi, les informations à ma disposition ne sauraient donner lieu à l'application des articles 8, 9, 10 et 11 du règlement DIII.

Il n'existe en outre pas non plus de raisons pour une application de l'article 16(1) du règlement DIII pouvant amener le Luxembourg à assumer la responsabilité de l'examen au fond de votre demande de protection internationale.

Il convient encore de souligner qu'en vertu de l'article 17(1) du règlement DIII (clause de souveraineté), chaque Etat membre peut décider d'examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par le ressortissant d'un pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le règlement, pour des raisons humanitaires ou exceptionnelles. Les autorités luxembourgeoises disposent d'un pouvoir discrétionnaire à cet égard, et l'application de la clause de souveraineté ne constitue pas une obligation.

Il ne ressort pas de l'ensemble des éléments de votre dossier que les autorités luxembourgeoises auraient dû faire application de la clause de souveraineté prévue à l'article 17(1) du règlement DIII. En effet, vous ne faites valoir aucun élément humanitaire ou exceptionnel qui ne serait pas couvert par les dispositions du règlement DIII et qui devrait amener les autorités luxembourgeoises à se déclarer responsables pour le traitement de votre demande de protection internationale.

Pour l'exécution du transfert vers l'Italie, seule votre capacité de voyager est déterminante et fera l'objet d'une détermination définitive dans un délai raisonnable avant le transfert.

Si votre état de santé devait temporairement constituer un obstacle à l'exécution de votre renvoi vers l'Italie, l'exécution du transfert serait suspendue jusqu'à ce que vous seriez à nouveau aptes à être transférés. Par ailleurs, si cela devrait être nécessaire, la Direction de l'immigration prendra en compte votre état de santé lors de l'organisation du transfert vers l'Italie en informant les autorités italiennes conformément aux articles 31 et 32 du règlement DIII à condition que vous exprimiez votre consentement explicite à cette fin.

D'autres raisons individuelles pouvant éventuellement entraver la remise aux autorités italiennes n'ont pas été constatées. […] ».

Par requête déposée au greffe du tribunal administratif le 21 avril 2023, Madame …, agissant en son nom personnel ainsi qu’au nom et pour le compte de ses fils mineurs … et …, a fait introduire un recours tendant, aux termes du dispositif de sa requête, à la réformation de la décision ministérielle du 31 août 2022.

Etant donné que l’article 35, paragraphe (4) de la loi du 18 décembre 2015 prévoit un recours en réformation contre les décisions de transfert visées à l’article 28, paragraphe (1) de la même loi, telle que la décision litigieuse, un recours au fond a valablement pu être introduit en l’espèce.

Force est ensuite de constater qu’il ressort de la première page de la requête introductive d’instance que le recours tend à la réformation d’une décision du ministre du 5 avril 2023, tandis qu’il ressort du dispositif de cette requête que le recours tend à la réformation de la « décision du Ministre de l’Immigration et de l’Asile datée du 31 août 2022 ».

6 A l’audience des plaidoiries du 10 mai 2023 et sur question afférente du tribunal, le litismandataire de la demanderesse a déclaré qu’il s’agirait d’une erreur matérielle. Le délégué du gouvernement, quant à lui, s’est rapporté à prudence de justice.

Si le tribunal est en principe exclusivement saisi des demandes figurant au dispositif de la requête introductive d’instance1, il n’en demeure pas moins qu’en présence d’une contrariété entre le corps et le dispositif de la requête quant à l’objet du recours, s’il se dégage sans méprise possible du corps de la requête sous-tendant directement le dispositif quelle est en réalité la décision que le demandeur au recours entend attaquer, et s’il en ressort que la décision mentionnée dans le dispositif ne peut être que le résultat d’une simple erreur matérielle, le tribunal peut valablement considérer que le recours est dirigé contre la décision qui se dégage de la motivation du recours, sans mettre en cause la recevabilité du recours, si par ailleurs les droits de la défense sont garantis2.

En l’espèce, il ressort sans aucun doute de la motivation de la requête que la demanderesse a entendu diriger son recours contre la décision ministérielle du 5 avril 2023, de sorte qu’il y a lieu d’admettre que le fait d’avoir fait référence dans le dispositif de la requête introductive d’instance à la décision ministérielle du 31 août 2022 est le résultat d’une erreur matérielle. D’ailleurs, le délégué du gouvernement, dans son mémoire en réponse, considère le recours comme ayant été dirigé contre la décision ministérielle du 5 avril 2023, de sorte que le tribunal constate qu’aucune lésion des droits de la défense ne peut être retenue. Dans ces conditions, le recours en réformation tel qu’introduit par la demanderesse sera analysé comme ayant été dirigé contre la décision ministérielle du 5 avril 2023, ledit recours étant, par ailleurs, à déclarer recevable pour avoir été introduit dans les formes et délai de la loi.

A l’appui de son recours et en fait, la demanderesse reprend, en substance, les faits et rétroactes tels qu’exposés ci-dessus et précise qu’elle aurait fui l’Erythrée pour échapper aux persécutions dont elle craindrait d’y être victime pour se rendre illégalement en Ethiopie où elle se serait mariée en date du … et où elle aurait donné naissance à son premier enfant, ….

Elle se serait ensuite mariée avec Monsieur …, père de …, qui, bénéficiaire d’une protection internationale en Italie, aurait mis en œuvre une procédure de regroupement familial à son bénéfice et au bénéfice de leur fils …, ce qui leur aurait permis d’arriver en Italie au début du mois de novembre 2021 grâce au visa leur accordé par les autorités italiennes.

Madame … explique cependant que dès avant son arrivée en Italie, sa relation avec Monsieur … se serait détériorée, alors que ce dernier n’aurait pas participé aux frais occasionnés par le voyage, de même qu’il aurait tenu des propos réprobateurs et négligents à son égard au téléphone. Elle relate que ses doutes se seraient confirmés dès leur arrivée en Italie, alors que son époux aurait adopté un comportement violent, tant physique que psychologique, à son égard, l’empêchant de sortir et ne l’informant pas qu’elle pourrait introduire une demande de protection internationale, de sorte qu’elle se serait retrouvée dans une situation de dépendance et d’emprise à l’égard de son mari violent.

La demanderesse soutient qu’elle se serait enfuie avec son fils … au bout de trois mois de calvaire, ignorant qu’elle aurait pu et dû s’adresser à la police italienne pour dénoncer les 1 Trib. adm., 17 décembre 2001, n° 12830 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 373 et les autres références y citées.

2 Trib. adm., 17 décembre 2008, n° 24406 du rôle, Pas. adm. 2022, V° Procédure contentieuse, n° 3733 et les autres références y citées.

7agissements de son époux, de sorte qu’elle se serait retrouvée à la rue avec son fils, où elle aurait été secourue par deux ressortissants érythréens qui les auraient hébergés pendant deux jours. Elle explique avoir ensuite pris la décision de quitter l’Italie et de se rendre au Luxembourg, sur les conseils des ressortissants érythréens qui les auraient hébergés, en tentant de dissimuler, en vain, certains éléments de son parcours migratoire de peur d’être renvoyée en Italie auprès de son mari violent.

Elle précise qu’après avoir été transférée en Italie avec ses deux fils en date du 1er décembre 2022 suite au jugement du tribunal administratif du 11 octobre 2022, inscrit sous le numéro 47939 du rôle, elle aurait brièvement été questionnée par les autorités italiennes, puis livrée à elle-même avec ses deux enfants sans qu’aucune accommodation n’ait été mise à leur disposition. Après deux jours à la rue, elle aurait décidé de quitter l’Italie et de se rendre de nouveau au Luxembourg.

En droit, elle conclut à une violation des droits fondamentaux protégés par l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, ci-après dénommée « la CEDH », et par l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ci-après dénommée « la Charte », et notamment l’application de la clause discrétionnaire de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, et ce, au vu de son état de vulnérabilité.

Dans ce contexte, elle se base sur les articles 21 et 22 de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale, ci-après désignée par la « directive accueil », pour conclure que les Etats membres devraient tenir compte, lors de la transposition de ladite directive, de la situation particulière des personnes vulnérables, ainsi que de celles ayant des besoins particuliers en matière d’accueil, et ce pendant toute la durée de la procédure d’asile même si ces besoins ne deviendraient manifestes qu’à une étape ultérieure de la procédure d’asile.

Ainsi, la demanderesse souligne que l’article 2 de la loi du 18 décembre 2015 définirait le demandeur ayant des besoins particuliers comme étant une personne vulnérable conformément à l’article 15 de la même loi, et prévoirait la prise en compte des besoins particuliers dans l’article 16 de la même loi, les obligations y relatives du ministre étant fixées à l’article 19 de la même loi.

La demanderesse tient ensuite à souligner que le considérant 11 du règlement Dublin III prévoirait que la directive accueil devrait s’appliquer à la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, avant de citer une jurisprudence qu’elle qualifie de constante de la Cour européenne des droits de l’homme, ci-après désignée par « la CourEDH », qui aurait rappelé dans son arrêt du 4 novembre 2014, dans une affaire Tarakhel c/ Suisse, requête 29217/12, que l’expulsion d’un demandeur d’asile par un Etat contractant pourrait soulever un problème au regard de l’article 3 de la CEDH, et donc engager la responsabilité de l’Etat en cause, ce qui impliquerait, le cas échant, l’obligation de ne pas expulser la personne en question vers ce pays.

La même position aurait été adoptée par la Cour de justice de l’Union européenne, ci-après désignée par « la CJUE », laquelle aurait retenu, dans un arrêt du 16 février 2018, dans l’affaire C.K. et autres c/ Republika Slovenija, que le transfert de demandeurs d’asile dans le cadre du système du règlement Dublin III pourrait, dans certaines circonstances, être incompatible avec l’interdiction prévue à l’article 4 de la Charte, de sorte que le transfert d’un 8demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne pourrait être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraînerait un risque réel que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants au sens du prédit article 4 de la Charte et que les Etats membres seraient liés, dans l’application de celui-ci, par la jurisprudence de la CourEDH relative à l’article 3 de la CEDH.

Il ressortirait, ainsi, des arrêts précités que la vulnérabilité des personnes faisant l’objet d’un transfert dans le cadre du règlement Dublin III serait un facteur que les Etats membres devraient prendre en compte dans l’appréciation du risque de ces personnes de subir des traitements prohibés par l’article 3 de la CEDH, respectivement par l’article 4 de la Charte, traitements qui devraient présenter un minimum de gravité, appréciée au vu de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime.

En se penchant sur le cas d’une personne dont la vulnérabilité aurait résulté de son état de santé, la CJUE aurait retenu, dans l’affaire C.K. et autres c/ Republika Slovenija, en application de la jurisprudence de la CourEDH, que la souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu’elle soit physique ou mentale, pourrait relever de l’article 3 de la CEDH si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement, que celui-ci résulte d’une expulsion ou d’autres mesures, dont les autorités peuvent être tenues pour responsables, et cela, à condition que les souffrances en résultant atteindraient le minimum de gravité requis par cet article. La CJUE aurait rajouté que les autorités de l’Etat membre concerné, y compris ses juridictions seraient tenues d’apprécier le risque que de telles conséquences se réalisent lorsqu’elles décident du transfert de l’intéressé ou, s’agissant d’une juridiction, de la légalité d’une décision de transfert, dès lors que l’exécution de cette décision pourrait conduire à un traitement inhumain ou dégradant de celui-ci.

La demanderesse conclut qu’au vu des développements qui précèdent, et notamment en raison de sa situation de vulnérabilité liée aux bas âge de ses enfants, de la composition familiale monoparentale, ainsi que de ses besoins spécifiques fondamentaux liés au bon développement des deux enfants, mais aussi de ses besoins basiques et vitaux en termes de logement, de nourriture et de soins de santé, elle-même et ses enfants seraient à qualifier de personnes vulnérables ayant des besoins particuliers en termes de conditions d’accueil, de sorte que ces facteurs auraient dû être pris en compte dans l’appréciation du risque d’être soumis à un traitement inhumain ou dégradant, prohibé par l’article 3 de la CEDH, respectivement par l’article 4 de la Charte, voire à un traitement contraire à l’article 2 de la CEDH et en tout état de cause à un traitement contraire à l’article 1er de la Charte en cas de transfert vers l’Italie.

Quant à l’existence concrète d’un tel risque dans son chef, la demanderesse rappelle que dans son arrêt Tarakhel c/ Suisse du 4 novembre 2014, la CourEDH aurait retenu que si la structure et la situation générale du dispositif d’accueil en Italie ne constituaient pas en soi un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays, il y aurait de sérieux doutes quant aux capacités actuelles du système, de sorte que l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence ne saurait être écartée comme dénuée de tout fondement.

Elle relève qu’en raison de sa situation personnelle caractérisée par sa vulnérabilité, le transfert vers l’Italie, où elle et ses enfants risqueraient, au cours du traitement et de l’instruction de leur demande de protection internationale, de ne pas bénéficier de conditions 9matérielles d’accueil adaptées à leur vulnérabilité, aurait pour conséquence de les confronter au sans-abrisme pour une durée prolongée et, en tout état de cause, indéterminée, à l’absence totale de soutien et d’un encadrement médical effectif, ainsi qu’à la faim, ce qui aurait des conséquences irrémédiables et irréversibles à plus ou moins long terme.

De plus, et tel que la CJUE l’aurait retenu dans son arrêt Abubacarr Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland du 19 mars 2019, l’article 4 de la Charte devrait être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à un tel transfert du demandeur de protection internationale, à moins que la juridiction saisie d’un recours contre la décision de transfert ne constate, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union européenne, la réalité de ce risque pour ce demandeur, en raison du fait qu’en cas de transfert, celui-ci se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême.

Afin d’établir qu’en raison de leur vulnérabilité, elle-même et ses enfants risqueraient, en cas d’exécution de la décision de transfert vers l’Italie, de se trouver, dans une situation de dénuement matériel extrême, contraire aux articles 1er et 4 de la Charte et 3 de la CEDH, la demanderesse s’empare de la récente mise à jour de la publication de l’Organisation Suisse d’Aide aux Réfugiés (OSAR) intitulée « Conditions d'accueil en Italie », rapport initialement publié en janvier 2020 et mis à jour le 10 juin 2021, et dans le cadre de laquelle ladite organisation aurait souligné que si le tollé suscité par l’ancien ministre de l’Intérieur italien Matteo SALVINI serait retombé, les conséquences de sa politique d’asile imprévoyante et misanthrope continueraient à se faire sentir, même si entre-temps, quelques-unes de ces modifications auraient déjà été corrigées sur le papier et parfois annulées par le ministre de l’Intérieur actuellement en fonctions, étant donné qu’un acte législatif ne pourrait pas rétablir immédiatement le statu quo antérieur.

Ainsi, même si le décret-loi italien n° 130/2020 du 21 octobre 2020, confirmé par la loi n°173/2020 du 18 décembre 2020, aurait annulé de nombreuses restrictions de l’époque Salvini en modifiant notamment les conditions d’adjudication des centres CAS (strutture temporanee) de sorte à ce que la base financière ne serait plus aussi précaire et à ce que les demandeurs d’asile auraient de nouveau accès au système d’accueil de second niveau SAI, le changement n’existerait, jusqu’à présent, que sur le papier alors qu’il n’y aurait pas d’amélioration sensible étant donné que cet élargissement, certes bienvenu, ne changerait rien au manque de places.

Quant aux demandeurs d’asile transférés vers l’Italie en vertu du règlement Dublin III, qui seraient très probablement placés dans un CAS, du fait qu’il n’y aurait pas de nouveaux projets dans le système SAI et que les places disponibles dans l’ancien système SPRAR seraient insuffisantes, le rapport de l’OSAR noterait que de nombreuses organisations de protection des droits des demandeurs d’asile auraient toutefois souligné que l’accès à un CAS ne serait pas toujours garanti pour les demandeurs d’asile transférés vers l’Italie, qui seraient souvent livrés à eux-mêmes à leur arrivée dans les aéroports, de sorte à rester sans aucun hébergement, alors que le risque serait grand pour ces personnes d’avoir perdu le droit à l’hébergement.

Aucun changement ne serait intervenu en ce qui concerne l’accès à la procédure d’asile, de sorte que l’OSAR renverrait, à ce sujet, à son rapport de janvier 2020 qui resterait toujours valable, tout en considérant que les temps d’attente seraient plus longs en raison de la pandémie.

10 L’accès à la procédure d'asile serait très difficile pour les personnes qui, pour diverses raisons, seraient exclues du système d’accueil public ou n’y seraient pas admises, parce que les services de police (Questure), contrairement à ce que prévoirait la loi, exigeraient la preuve d’un logement privé pour procéder à l’enregistrement. Si le décret Salvini, selon lequel les demandeurs d’asile en Italie n’auraient pas la possibilité de demander une résidence, ne serait certes plus en vigueur, ses répercussions se feraient néanmoins encore nettement sentir.

La demanderesse souligne qu’en raison des manquements persistants dans le système d’accueil, tels que décrits ci-avant par ses soins, et des difficultés supplémentaires causées par la pandémie de Covid-19 en Italie, le rapport de l’OSAR maintiendrait ses recommandations de ne pas y renvoyer de manière générale les demandeurs d’asile vulnérables en cas de risque de violation de leurs droits de l’homme, alors que les conditions d’accueil resteraient très précaires, sauf s’il était possible de déterminer en détail et au cas par cas par l’obtention d’une garantie individuelle de la part des autorités italiennes que l’hébergement de la personne pourrait être garanti en dehors d’un hébergement d’urgence, tout en relevant que faute de garanties d’hébergement, les personnes touchées seraient confrontées à des difficultés matérielles extrêmes, aggravées par la pandémie de Covid-19 et par la mauvaise situation économique générale de l’Italie.

Elle considère que ces éléments seraient corroborés et confirmés par les autorités italiennes elles-mêmes dans une « circular letter » adressée à leurs homologues européens en date du 21 juin 2022 dans laquelle celles-ci portent à la connaissance de leurs collègues que « due to the ongoing Afghan and Ukrainian crises and the concomitant increase of landings of migrants on the Italian coasts (+28% compared to the same period of 2021) our reception system does not currently have sufficient capacity for family groups. Therefore, Member States are requested to temporarily suspend transfers of family groups. The situation will be re-assessed within one month from today ».

La demanderesse en conclut qu’il serait prouvé qu’en cas d’exécution du transfert vers l’Italie, elle-même et ses enfants ne seraient pas en mesure, en tant que famille monoparentale vulnérable, de bénéficier de conditions d’accueil conformes aux minimas requis par les textes communautaires applicables en la matière, de sorte à être confrontés à une situation de dénuement extrême, tout en précisant que la probabilité qu’ils n’auraient pas accès à un logement serait très élevée, ce qui aurait pour effet qu’ils seraient sans-abris et donc exclus de toute possibilité d’accueil et de prise en charge conforme à leur état de vulnérabilité.

Or, de tels traitements devraient être qualifiés de traitements contraires aux articles 2 (droit à la vie) et 3 (droit de ne pas être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants) de la CEDH, la demanderesse rappelant à cet égard que la CourEDH aurait relevé dans l’affaire Tarakhel c/ Suisse, précitée, qu’il ne serait pas exclu que la responsabilité d’un Etat puisse être engagée par un traitement dans le cadre duquel un requérant totalement dépendant de l’aide publique serait confronté à l’indifférence des autorités, alors qu’il se trouverait dans une situation de privation ou de manque à ce point grave qu’elle serait incompatible avec la dignité humaine, situation que la demanderesse assimile à la sienne, en raison de sa vulnérabilité, situation devant être déclarée contraire à l’article 1er de la Charte consacrant le droit à la dignité humaine (« La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée. »).

11De plus, la demanderesse considère qu’il ne pourrait pas lui être imposé de pallier aux lacunes du système d’accueil italien en la contraignant de retourner auprès de son mari, qualifié de bourreau, duquel elle souhaiterait divorcer dans les plus brefs délais en raison des sévices dont elle aurait été victime de la part de ce dernier, ce qui serait par ailleurs également contraire aux articles 2 et 3 de la CEDH, étant précisé qu’elle ne serait pas en mesure de trouver refuge et assistance auprès de son époux qui se rendrait de nouveau coupable de graves violences conjugales à son égard et potentiellement à l’égard des deux enfants.

Ainsi, au vu de leur état de vulnérabilité et de leurs besoins particuliers, la demanderesse estime qu’elle-même et ses enfants seraient actuellement dépendants de l’aide publique, et qu’ils risqueraient dès lors, en cas de transfert en Italie, de subir des traitements contraires à l’article 3 de la CEDH, 4 de la Charte, voire 2 de la CEDH, alors qu’ils se trouveraient dans une situation de dénuement extrême incompatible avec la dignité humaine.

Finalement, dans le même contexte, la demanderesse fait encore relever qu’il ressortirait de la jurisprudence précitée des juridictions européennes qu’il ne pourrait être procédé au transfert de personnes vulnérables que dans des conditions excluant qu’un tel transfert entraînerait un risque réel qu’elles subiraient des traitements prohibés par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte et qu’à ce titre, la CourEDH imposerait aux Etats membres d’obtenir des autorités italiennes des garanties individuelles concernant les besoins particuliers des personnes vulnérables.

La CJUE, de son côté, aurait conclu, dans l’affaire précitée C.K. et autres c/ Republika Slovenija, que même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne pourrait être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cet article et ce non seulement pour des familles avec enfants.

Or, à ce jour, aucune garantie individuelle n’aurait été demandée aux autorités italiennes, ni a fortiori obtenue de la part de ces dernières quant à leurs besoins de base, mais surtout particuliers, notamment en raison du bas âge des deux enfants et de leur qualité de personnes vulnérables et victimes de violences conjugales.

Par ailleurs, en se prévalant des dispositions de l’article 62 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique du 11 mai 2011, ci-après désignée par « la Convention d’Istanbul », la demanderesse fait valoir que, dans la mesure où elle aurait fait l’objet de violences domestiques de la part de son époux en Italie, les autorités luxembourgeoises auraient l’obligation d’informer les autorités italiennes de sa situation de particulière vulnérabilité, ce qu’elles n’auraient toutefois pas fait.

Finalement, la demanderesse sollicite la réformation de la décision déférée pour violation de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III.

En effet, la CJUE aurait retenu dans son arrêt, précité, du 16 février 2017 que l’application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III constituerait une question d’interprétation du droit de l’Union, au sens de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

12 Ainsi, l’article 4 de la Charte devrait être interprété en ce sens que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile ne pourrait être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraînerait un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants et qu’il incomberait partant aux autorités de l’Etat membre devant procéder au transfert et, le cas échéant, à ses juridictions, d’éliminer tout doute sérieux concernant l’impact du transfert sur l’état de santé de l’intéressé, en prenant les précautions nécessaires pour que son transfert ait lieu dans des conditions permettant de sauvegarder de manière appropriée et suffisante l’état de santé de cette personne, impliquant qu’au vu de la situation particulière des consorts …, il y aurait lieu de faire application de la « clause discrétionnaire » prévue à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III et de réformer la décision déférée.

Le délégué du gouvernement, de son côté, conclut au rejet du recours sous analyse.

Le tribunal n’est pas tenu de suivre l’ordre dans lequel les moyens sont présentés par une partie demanderesse mais, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, sinon de la logique inhérente aux éléments de fait et de droit touchés par les moyens soulevés, peut les traiter suivant un ordre différent3.

Aux termes de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, « Si, en application du règlement (UE) n°604/2013, le ministre estime qu'un autre Etat membre est responsable de la demande, il sursoit à statuer sur la demande jusqu'à la décision du pays responsable sur la requête de prise ou de reprise en charge. Lorsque l’Etat membre requis accepte la prise en charge ou la reprise en charge du demandeur, le ministre notifie à la personne concernée la décision de la transférer vers l'Etat membre responsable et de ne pas examiner sa demande de protection internationale ».

Il s’ensuit que si le ministre estime qu’en application du règlement Dublin III, un autre pays est responsable de l’examen de la demande de protection internationale et si ce pays accepte formellement ou tacitement la reprise en charge de l’intéressé, le ministre décide de transférer la personne concernée vers l’Etat membre responsable et de ne pas examiner la demande de protection internationale introduite au Luxembourg.

L’article 18, paragraphe (1), point a) du règlement Dublin III, sur lequel le ministre s’est basé pour conclure à la responsabilité des autorités italiennes pour le traitement de la demande de protection internationale de la demanderesse et de ses enfants mineurs, dispose que « L’Etat membre responsable en vertu du présent règlement est tenu de […] prendre en charge, dans les conditions prévues aux articles 21, 22 et 29, le demandeur qui a introduit une demande dans un autre État membre ».

L’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III dispose encore que : « L’absence de réponse à l’expiration du délai de deux mois mentionné au paragraphe 1 et du délai d’un mois prévu au paragraphe 6 équivaut à l’acceptation de la requête et entraîne l’obligation de prendre en charge la personne concernée, y compris l’obligation d’assurer une bonne organisation de son arrivée ».

3 Trib. adm., 21 novembre 2001, n° 12921 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Procédure contentieuse, n° 494 et les autres références y citées.

13 Il est constant en l’espèce que la décision litigieuse a été adoptée par le ministre en application de l’article 28, paragraphe (1) de la loi du 18 décembre 2015, de l’article 18, paragraphe (1), point a) et de l’article 22, paragraphe (7) du règlement Dublin III, au motif que ce ne serait pas le Luxembourg qui serait compétent pour le traitement de la demande de protection internationale présentée par les consorts …, mais l’Italie, qui a accepté tacitement de les prendre en charge en date du 1er mars 2023, en raison de l’absence de réponse à la demande luxembourgeoise envoyée le 29 décembre 2022, de sorte que c’est a priori à bon droit que le ministre a décidé de les transférer vers l’Italie et de ne pas examiner leur demande de protection internationale déposée au Luxembourg.

Force est ensuite de constater que la demanderesse ne conteste pas la compétence de principe de l’Italie, respectivement l’incompétence de principe de l’Etat luxembourgeois, mais soutient que son transfert vers l’Italie violerait les dispositions des articles 2 et 3 de la CEDH, 1 et 4 de la Charte, respectivement 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, et ce en raison de sa situation de vulnérabilité.

Il y a tout d’abord lieu de relever que les possibilités légales pour le ministre de ne pas procéder au transfert d’un demandeur de protection internationale, malgré la compétence de principe d’un autre Etat membre, et d’examiner, le cas échéant, sa demande sont prévues, d’une part, par l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III, implicitement invoqué par la demanderesse vu sa mise en cause des capacités d’accueil de l’Italie, lequel présuppose l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, entraînant un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte, auquel cas le ministre ne peut pas transférer les intéressés dans cet Etat tout en poursuivant la procédure de détermination de l’Etat membre responsable, ainsi que, d’autre part, par l’article 17, paragraphe (1) du même règlement, accordant au ministre la simple faculté d’examiner la demande de protection internationale nonobstant la compétence de principe d’un autre Etat membre pour ce faire.

L’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III dispose que « Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre Etat membre peut être désigné comme responsable.

Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable ».

Cette disposition impose à l’Etat membre procédant à la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande de protection internationale d’un demandeur d’asile de s’abstenir de transférer l’intéressé vers l’Etat membre initialement désigné comme responsable, en application des critères prévus par le règlement Dublin III, s’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet Etat membre des défaillances systémiques dans la 14procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte.

La situation visée par ledit article 3, paragraphe (2), alinéa 2 du règlement Dublin III est celle de l’existence de défaillances systémiques empêchant tout transfert de demandeurs d’asile vers un Etat membre déterminé4.

A cet égard, le tribunal relève que l’Italie est tenue, en tant que signataire de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, ci-après désignée par « la CEDH », au respect des dispositions de celle-ci et de celles du Pacte international des droits civils et politiques et de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ainsi que du principe de non-refoulement prévu par la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, ci-après désignée par « la Convention de Genève », et dispose a priori d’un système de recours efficace contre les violations de ces droits et libertés.

Il y a encore lieu de souligner, dans ce contexte, que le système européen commun d’asile a été conçu dans un contexte permettant de supposer que l’ensemble des Etats y participant, qu’ils soient Etats membres ou Etats tiers, respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, ainsi que dans la CEDH, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard5. C’est précisément en raison de ce principe de confiance mutuelle que le législateur de l’Union européenne a adopté le règlement Dublin III en vue de rationaliser le traitement des demandes d’asile et d’éviter l’engorgement du système par l’obligation, pour les autorités des Etats, de traiter des demandes multiples introduites par un même demandeur, d’accroître la sécurité juridique en ce qui concerne la détermination de l’Etat responsable du traitement de la demande d’asile et ainsi d’éviter le « forum shopping », l’ensemble ayant pour objectif principal d’accélérer le traitement des demandes tant dans l’intérêt des demandeurs d’asile que des Etats participants6.

Dès lors, comme ce système européen commun d’asile repose sur la présomption – réfragable – que l’ensemble des Etats y participant respectent les droits fondamentaux, en ce compris les droits trouvant leur fondement dans la Convention de Genève, et que les Etats membres peuvent s’accorder une confiance mutuelle à cet égard, il appartient au demandeur de protection internationale de rapporter la preuve matérielle de défaillances avérées7. Dans son arrêt du 16 février 2017, la Cour de justice de l’Union européenne, désignée ci-après par « la CJUE », a d’ailleurs expressément réaffirmé l’existence tant de ce principe de confiance mutuelle que de la présomption réfragable s’en dégageant du respect des droits fondamentaux par les Etats participant au système européen commun d’asile8, tout en apportant des précisions quant à l’interprétation de l’article 4 de la Charte et aux obligations en découlant pour les Etats membres.

4 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 92.

5 CJUE, 21 décembre 2011, affaires jointes C-411/10, N.S. c. Secretary of State for the Home Department et C-493/10, M.E. et al. c. Refugee Applications Commissioner Minister for Justice, Equality and Law Reform, point 78.

6 Ibidem, point 79 ; Voir également : Trib. adm., 26 février 2014, n° 33956 du rôle, Trib. adm., 17 mars 2014, n° 34054 du rôle, ainsi que Trib. adm., 2 avril 2014, n° 34133 du rôle, disponibles sur www.ja.etat.lu.

7 Voir aussi Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg, 8 janvier 2015, n° A11 S 858/14.

8 CJUE, 16 février 2017, C. K., H. F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, point 95.

15Le tribunal est également amené à souligner que le système Dublin III est basé sur l’hypothèse que tous les Etats membres de l’Union européenne sont des Etats de droit dans lesquels les demandeurs de protection internationale peuvent faire valoir leurs droits et requérir l’aide des organes étatiques, notamment judiciaires, au cas où ils estiment que leurs droits ont été lésés. S’il est exact qu’il est admis qu’une acceptation de prise en charge par un Etat membre peut être remise en cause par un demandeur de protection internationale lorsqu’il existe des défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale dans cet Etat membre, il n’en reste pas moins que, suivant la jurisprudence des juridictions administratives9, reposant elle-même sur un arrêt de la CJUE10, ces défaillances systémiques requièrent, pour être de nature à s’opposer à un transfert, d’être qualifiées de traitements inhumains et dégradants au sens de l’article 4 de la Charte. Telle est encore la conclusion à laquelle arrive la CJUE dans son arrêt, précité, du 16 février 201711.

Quant à la preuve à rapporter par le demandeur à l’appui de son moyen tiré de la violation de l’article 3, paragraphe (2), alinéa 2, du règlement Dublin III, il se dégage d’un arrêt de la CJUE du 19 mars 201912 que pour relever de l’article 4 de la Charte, auquel ladite disposition du règlement Dublin III renvoie, des défaillances existant dans l’Etat membre responsable, au sens dudit règlement, doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause. Aux termes de ce même arrêt, ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un Etat membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine13. Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant14.

La demanderesse remettant en question la présomption du respect par l’Italie des droits fondamentaux, puisqu’elle affirme y risquer des traitements inhumains et dégradants, il lui incombe de fournir des éléments concrets permettant de la renverser.

En l’espèce, s’il est certes exact qu’il ressort du rapport OSAR, précité, que les autorités italiennes connaissent toujours certains problèmes quant à leur capacité d’accueil des demandeurs d’asile, ce qui implique que ceux-ci risquent de se voir confrontés à des difficultés plus ou moins importantes suivant le cas de figure dans lequel ils se trouvent au niveau de l’accès à l’hébergement, aux soins et des conditions de vie en général, il en ressort néanmoins également que depuis octobre 2020, l’Italie est revenue sur le durcissement récent de sa politique migratoire sous l’ère « Salvini », par le décret-loi de l’actuel ministre de l’intérieur italien ayant rapporté de nombreuses restrictions dans le cadre de l’accueil des demandeurs de protection internationale, notamment par la possibilité d’utiliser à nouveau des centres 9 Trib. adm., 26 avril 2016, n° 37591, disponible sur www.ja.etat.lu.

10 CJUE, 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi c. Bundesasylamt, C-394/12, point 62.

11 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16.

12 CJUE, grande chambre, 19 mars 2019, C-163/17, Abubacarr Jawo c. Bundesrepublik Deutschland, point 91.

13 Ibid., point 92.

14 Ibid., point 93.

16d’accueil plus petits pour héberger les demandeurs d’asile, ainsi que par la possibilité pour les demandeurs d’asile de s’inscrire sur les registres de l’état civil et donc de posséder un domicile légal leur permettant de bénéficier des prestations sanitaires ou d’ouvrir un compte en banque.

Si, d’après les observations du rapport OSAR, ce retour à la normale prend un certain temps avant de porter des fruits sur le terrain, force est de constater que ce constat est insuffisant pour permettre de retenir de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Italie, à savoir que les conditions matérielles d’accueil des demandeurs de protection internationale en Italie seraient caractérisées par des carences structurelles d’une ampleur telle qu’il y aurait lieu de conclure d’emblée, et quelles que soient les circonstances du cas d’espèce, à l’existence de risques suffisamment réels et concrets, pour l’ensemble des demandeurs de protection internationale, indépendamment de leur situation personnelle, d’être systématiquement exposés à une situation de dénuement matériel extrême, qui ne leur permettrait pas de faire face à leurs besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à leur santé physique ou mentale ou les mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine, au point que leur transfert dans ce pays constituerait en règle générale un traitement prohibé par l’article 3 de la CEDH et par l’article 4 de la Charte.

Le tribunal tient encore à relever que la demanderesse n’invoque aucune jurisprudence de la CourEDH relative à une suspension générale des transferts vers l’Italie, voire une demande en ce sens de la part de l’UNHCR. La demanderesse ne fait pas non plus état de l’existence d’un rapport ou avis émanant de l’UNHCR, ou d’autres institutions ou organismes internationaux, interdisant ou recommandant l’arrêt des transferts vers l’Italie de ressortissants érythréens dans le cadre du règlement Dublin III en raison plus particulièrement de la politique d’asile italienne qui les exposerait à un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte.

Par ailleurs, même s’il ressort des considérations du rapport OSAR, telles qu’invoquées par la demanderesse, que la situation des demandeurs de protection internationale en Italie n’est pas encore tout à fait retournée à la normale, il y a cependant lieu de constater qu’aucun indice sérieux n’indique que sa procédure d’asile n’y serait pas conduite conformément aux normes imposées par la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.

La demanderesse reste encore en défaut d’apporter la moindre preuve que les droits des demandeurs de protection internationale en Italie ne seraient automatiquement et systématiquement pas respectés, ou encore qu’elle n’aurait en Italie aucun droit ou aucune possibilité de les faire valoir auprès des autorités italiennes en usant des voies de droit adéquates, étant encore relevé que l’Italie est signataire de la Charte, de la CEDH et de la Convention du 10 décembre 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés -

comprenant le principe de non-refoulement y inscrit à l’article 33 - ainsi que du Protocole additionnel du 31 janvier 1967 relatif aux réfugiés et, à ce titre, devrait en appliquer les dispositions.

Force est ensuite au tribunal de constater que la demanderesse n’apporte aucun élément concret de nature à établir qu’elle risquerait personnellement des mauvais traitements en cas de retour en Italie. En effet, lors de son court séjour en Italie suite à son transfert en date du 1er décembre 2022, elle n’y a pas déposé de demande de protection internationale, de sorte à ne 17pas avoir pu rencontrer une quelconque défaillance systémique en Italie au sens de l’article 3, paragraphe (2) du règlement Dublin III. Il y a plus particulièrement lieu de relever que la demanderesse n’a ni dans le cadre de son entretien Dublin III, ni dans le recours sous examen, fait état de problèmes particuliers qu’elle aurait personnellement rencontrés en Italie, notamment pour y déposer une demande de protection internationale. Il se dégage au contraire des déclarations de Madame … auprès de la police judiciaire, ainsi qu’auprès de la direction de l’Immigration lors de son entretien Dublin III qu’elle a refusé de déposer une demande de protection internationale auprès des autorités italiennes et qu’elle n’est restée en Italie que pendant deux jours avant de retourner au Luxembourg15.

Il échet encore de relever dans ce contexte, et en ce qui concerne le risque mis en avant par le rapport OSAR d’un retrait du droit à un hébergement en cas de retour en Italie, qu’il ne ressort ni du dossier administratif ni des déclarations de la demanderesse qu’elle ferait l’objet d’un tel retrait en Italie, alors qu’il est constant en cause qu’elle n’y avait pas déposé de demande de protection internationale, de sorte qu’il ne saurait être reproché auxdites autorités, dans le cadre de leurs obligations découlant de la directive accueil, de ne pas mettre à sa disposition un logement ou un hébergement.

Par conséquent, la demanderesse est restée en défaut d’avancer des raisons concrètes permettant de penser que les autorités italiennes n’analyseraient pas correctement sa demande de protection internationale et qu’elle n’aurait pas accès à la justice italienne pour, le cas échéant, faire valoir ses droits, que ce soit en relation avec la décision sur la demande de protection internationale ou avec l’accès aux conditions d’accueil des demandeurs de protection internationale.

Finalement, il échet de constater que, tel qu’il a déjà été retenu par le tribunal dans son jugement du 11 octobre 2022, inscrit sous le numéro 47939 du rôle, ni l’émission de la circulaire du 21 juin 2022 par les autorités italiennes, ni leur courrier électronique adressé aux autorités luxembourgeoises en date du 26 septembre 2022, informant que ladite circulaire n’est plus applicable, alors même que des difficultés d’accueil des familles subsistent, ne peuvent être considérés comme des éléments établissant de manière générale l’existence de défaillances systémiques en Italie, alors qu’il ressort clairement des développements qui précèdent que bien que l’Italie connaisse des difficultés quant à la capacité d’accueil des demandeurs d’asile, la demanderesse est restée en défaut d’établir que, de manière générale, il existe des défaillances systémiques en Italie, étant à préciser que, tel que souligné par le délégué du gouvernement, l’Italie dispose de centres d’accueil dédiés aux familles afin d’accueillir les groupes de famille avec leurs enfants mineurs transférés en vertu du règlement Dublin III.

Au vu de ce qui précède, le moyen de la demanderesse basé sur l’existence de défaillances systémiques en Italie entraînant une violation des articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte est rejeté. Le moyen concernant une éventuelle violation des articles 2 de la CEDH et 1er de la Charte, dans ce même contexte, est également à rejeter pour les mêmes considérations.

Néanmoins, dans ce cadre, si les Etats membres sont dans l’obligation d’appliquer les règlements européens, il ressort de la jurisprudence de la CourEDH que, dans certains cas, il ne peut être exclu que l’application des règles prescrites par le règlement Dublin III puisse 15 Page 2 du rapport de police n° … du 13 décembre 2022 : « Ich wurde am 01.12.2022 nach Italien abgeschoben.

Ich wurde der Polizei in Italien übergeben, dieselbe hat mich gefragt ob ich einen Asylantrag stellen möchte was ich verneinte. Ich konnte dann gehen. […] Ich möchte in Luxemburg bleiben, da mein Mann sich in Italien befindet. » 18entraîner un risque de violation de l’article 3 de la CEDH, corollaire de l’article 4 de la Charte, la présomption selon laquelle les Etats participants respectent les droits fondamentaux prévus par la CEDH n’étant en effet pas irréfragable16.

Il échet dès lors d’analyser le moyen de la demanderesse tiré de la violation par le ministre de l’article 3 de la CEDH et de l’article 4 de la Charte pris isolément, ainsi que des articles 2 de la CEDH et 1er de la Charte.

Dans ce contexte, la CJUE a suivi le raisonnement de la CourEDH en décidant que, même en l’absence de raisons sérieuses de croire à l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs dans l’Etat membre responsable de l’examen de la demande d’asile, le transfert d’un demandeur d’asile dans le cadre du règlement Dublin III ne peut être opéré que dans des conditions excluant que ce transfert entraîne un risque réel et avéré que l’intéressé subisse des traitements inhumains ou dégradants au sens de l’article 4 de la Charte17, et qu’il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4 de la Charte, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’Etat membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain et dégradant18.

Le transfert d’un demandeur de protection internationale par le Grand-Duché de Luxembourg vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale en application du règlement Dublin III ne pourrait constituer une violation de l’article 3 de la CEDH ou 4 de la Charte qu’à la condition que l’intéressé démontre qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourt un risque réel de subir la torture ou des traitements inhumains ou dégradants dans cet Etat, respectivement un risque d’atteinte à sa vie, conformément aux articles 2 de la CEDH et 1er de la Charte.

Il appartient dès lors au tribunal de procéder à la vérification de l’existence d’un risque de mauvais traitement qui doit atteindre un seuil minimal de sévérité, l’examen de ce seuil minimum étant relatif et dépendant des circonstances concrètes du cas d’espèce, tels que la durée du traitement et ses conséquences physiques et mentales et, dans certains cas, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de l’intéressé19.

A cet égard, il convient de prime abord de relever que la demanderesse considère que le ministre aurait dû solliciter de la part des autorités italiennes des garanties individuelles en raison de la composition de sa famille avec des enfants en bas âge, étant donné qu’en raison de leur situation personnelle, elle-même et ses enfants risqueraient de ne pas bénéficier de conditions d’accueil adaptées à leur vulnérabilité et d’être confrontés à un dénuement matériel extrême.

Or, il convient de souligner que l’article 31 du règlement Dublin III prévoit une obligation à charge de l’État membre procédant au transfert, en l’occurrence le Grand-Duché de Luxembourg, de transmettre à l’État membre responsable, l’Italie, d’une part, les données à 16 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

17 CJUE, 16 février 2017, C.K., H.F., A.S. c. Republika Slovenija, C-578/16, pts. 65 et 96.

18 CJUE, 19 mars 2019, Jawo c/ Bundesrepublik Deutschland, C-163/17.

19 CEDH, grande chambre, 4 novembre 2014, Tarakhel c. Suisse, n°29217/12 ; CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n°30696/09.

19caractère personnel concernant la personne à transférer qui sont adéquates, pertinentes et raisonnables afin de pouvoir apporter une assistance suffisante à cette personne, et, d’autre part, les informations indispensables à la protection des droits de la personne à transférer et à la prise en compte de ses besoins particuliers immédiats, sans que cette disposition ne s’oppose au transfert de personnes vulnérables.

Il échet dès lors de retenir que des personnes vulnérables et notamment des groupes de famille peuvent être transférés en vertu du règlement Dublin III, sous condition que l’Etat membre procédant au transfert s’assure avant l’exécution dudit transfert de transmettre, conformément à l’article 31 du règlement Dublin III, toutes les informations indispensables à la protection des droits de la personne à transférer et à la prise en compte de ses besoins particuliers immédiats.

En l’espèce, Madame … soutient notamment que son état de santé s’opposerait à son transfert en Italie au motif qu’il serait constitutif d’un traitement inhumain ou dégradant contraire aux articles 3 de la CEDH et 4 de la Charte, respectivement aux articles 2 de la CEDH et 1er de la Charte.

A cet égard, force est de constater que, lors de son entretien Dublin III du 13 décembre 2022, Madame … n’a pas fait état de quelconques problèmes de santé et a indiqué ne suivre aucun traitement médical spécifique20. A l’appui de son recours contentieux, elle affirme se trouver dans un « état de détresse psychologique grave » et verse une ordonnance médicale du 2 mai 2023, établie par un médecin spécialiste en neurologie et psychiatrie, suivant laquelle elle souffre de symptômes dépressifs (« Die Patientin leidet an einer depressiven Symptomatik »). Or, non seulement les symptômes ainsi décrits par l’intéressée ne sont pas d’une gravité telle qu’il y a de sérieuses raisons de croire que son transfert en Italie entraînerait pour elle un risque réel de traitements inhumains et dégradants, mais il ne ressort pas non plus de ladite ordonnance médicale qu’un transfert vers l’Italie serait déconseillé, respectivement engendrerait des conséquences néfastes sur son état de santé.

Ensuite, contrairement à l’argumentation de la demanderesse relative au comportement violent de son époux, l’article 62 de la Convention d’Istanbul, aux termes duquel « 1. Les Parties coopèrent, conformément aux dispositions de la présente Convention, et en application des instruments internationaux et régionaux pertinents, relatifs à la coopération en matière civile et pénale, des arrangements reposant sur des législations uniformes ou réciproques et de leur droit interne, dans la mesure la plus large possible, aux fins :

a. de prévenir, combattre, et poursuivre toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention ;

b. de protéger et assister les victimes ;

c. de mener des enquêtes ou des procédures concernant les infractions établies conformément à la présente Convention ;

d. d’appliquer les jugements civils et pénaux pertinents rendus par les autorités judiciaires des Parties, y compris les ordonnances de protection. […] », n’impose aucune obligation à charge des autorités luxembourgeoises de porter à la connaissance des autorités italiennes des faits de violences domestiques dont Madame … aurait fait l’objet.

En effet, il appartient à celle-ci, tel que déjà soulevé dans le jugement du tribunal administratif du 11 octobre 2022, inscrit sous le numéro 47939 du rôle, d’entamer toutes les 20 Page 2 du rapport Dublin III.

20démarches nécessaires en Italie auprès des autorités répressives et judiciaires compétentes en cas de violences domestiques, étant précisé qu’il n’est pas allégué, et a fortiori établi que les autorités italiennes ne seraient pas en mesure d’agir adéquatement en présence de telles violences.

Par conséquent, le ministre n’était pas confronté à des éléments qui lui auraient imposé de s’assurer auprès des autorités italiennes de garanties individuelles pour les consorts … au-

delà, le cas échéant, de la prise en compte de leur situation de famille monoparentale avec deux jeunes enfants lors de l’organisation du transfert vers l’Italie notamment par l’information des autorités italiennes conformément à l’articles 31 du règlement Dublin III, d’autant plus qu’il ressort des développements, non contestés, du délégué du gouvernement que l’Italie dispose de centres d’accueil dédiés aux familles afin d’accueillir les groupes de famille, transférés en vertu du règlement Dublin III, avec leurs enfants mineurs.

Au vu de ce qui précède et compte tenu des éléments soumis au tribunal, il échet de conclure que la demanderesse n’a pas démontré que son transfert vers l’Italie avec ses enfants les exposerait à des traitements contraires aux articles 2 et 3 de la CEDH, respectivement 1er et 4 de la Charte, de sorte que le moyen afférent est à rejeter pour ne pas être fondé.

En ce qui concerne, enfin, le moyen de la demanderesse selon lequel il aurait appartenu au ministre de faire usage de la clause discrétionnaire inscrite à l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, aux termes duquel « Par dérogation à l’article 3, paragraphe 1, chaque État membre peut décider d’examiner une demande de protection internationale qui lui est présentée par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement.[…] », le tribunal précise que la possibilité, pour le ministre, d’appliquer cette disposition du règlement Dublin III relève de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une disposition facultative qui accorde un pouvoir d’appréciation étendu aux Etats membres21. Si un pouvoir discrétionnaire des autorités administratives ne s’entend certes pas comme un pouvoir absolu, inconditionné ou à tout égard arbitraire, mais comme la faculté qu’elles ont de choisir, dans le cadre des lois, la solution qui leur paraît préférable pour la satisfaction des intérêts publics dont elles ont la charge22, et s’il appartient au juge administratif de vérifier si les motifs invoqués ou résultant du dossier sont de nature à justifier la décision attaquée23, de sorte que lorsque l’autorité s’est méprise, à partir de données fausses en droit ou en fait, sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation, il y a lieu de réformer la décision en question, encore faut-il que pareille erreur dans le chef de l’autorité administrative résulte effectivement des éléments soumis au tribunal.

Dans la mesure où le tribunal vient de retenir ci-avant dans le cadre de l’examen de la légalité de la décision attaquée par rapport aux articles 1er et 4 de la Charte et 2 et 3 de la CEDH, que les prétentions de la demanderesse ne sont pas fondées, et que c’est sur base de cette même argumentation que la demanderesse semble estimer que le ministre aurait dû appliquer la clause discrétionnaire, il y a lieu de retenir qu’il ne saurait pas davantage être reproché au ministre de s’être mépris sur ses possibilités de choix et sur les limites de son pouvoir d’appréciation en ne faisant pas usage de la simple faculté discrétionnaire lui offerte par l’article 17 du règlement 21 CJUE, 21 décembre 2011, N.S. e.a., C-411/10 et C-493/10, point 65.

22 Trib. adm., 10 octobre 2007, n° 22641 du rôle, Pas. adm. 2021, V° Recours en annulation, n° 55 et les autres références y citées.

23 CdE, 11 mars 1970, Pas. 21, p.339.

21Dublin III d’examiner la demande de protection internationale du 13 décembre 2022 alors même que cet examen incombe aux autorités italiennes.

Il s’ensuit que c’est à bon droit que le ministre a décidé de transférer les consorts … vers l’Italie, l’Etat membre responsable de l’examen de leur demande de protection internationale, sans faire application de l’article 17, paragraphe (1) du règlement Dublin III, de sorte que le moyen fondé sur une violation de cette disposition est également rejeté.

Il suit de l’ensemble des considérations qui précèdent, et à défaut d’autres moyens, que le recours en réformation est à rejeter pour ne pas être fondé.

Par ces motifs, le tribunal administratif, troisième chambre, statuant contradictoirement ;

reçoit le recours en réformation en la forme ;

au fond le dit non justifié, partant en déboute ;

condamne la demanderesse aux frais et dépens.

Ainsi jugé et prononcé à l’audience publique du 17 mai 2023 par :

Thessy Kuborn, vice-président, Géraldine Anelli, premier juge, Sibylle Schmitz, attaché de justice délégué, en présence du greffier Judith Tagliaferri.

s. Judith Tagliaferri s. Thessy Kuborn Reproduction certifiée conforme à l’original Luxembourg, le 17 mai 2023 Le greffier du tribunal administratif 22


Synthèse
Formation : Troisième chambre
Numéro d'arrêt : 48862
Date de la décision : 17/05/2023

Origine de la décision
Date de l'import : 27/05/2023
Identifiant URN:LEX : urn:lex;lu;tribunal.administratif;arret;2023-05-17;48862 ?

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