La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

28/10/2022 | FRANCE | N°466443

France | France, Conseil d'État, 5ème - 6ème chambres réunies, 28 octobre 2022, 466443


Vu la procédure suivante :

La société Multihabitation 6, à l'appui de sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 4 679,95 euros en réparation des préjudices ayant résulté pour elle du refus du préfet de la Seine-Saint-Denis de lui accorder le concours de la force publique pour l'exécution d'une décision de justice entre le 1er avril 2020 et le 25 août 2020, a produit un mémoire distinct, enregistré le 11 février 2022 au greffe du tribunal administratif de Melun, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958,

par lequel elle soulève une question prioritaire de constitutionnalité...

Vu la procédure suivante :

La société Multihabitation 6, à l'appui de sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à lui verser la somme de 4 679,95 euros en réparation des préjudices ayant résulté pour elle du refus du préfet de la Seine-Saint-Denis de lui accorder le concours de la force publique pour l'exécution d'une décision de justice entre le 1er avril 2020 et le 25 août 2020, a produit un mémoire distinct, enregistré le 11 février 2022 au greffe du tribunal administratif de Melun, en application de l'article 23-1 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, par lequel elle soulève une question prioritaire de constitutionnalité.

Par un jugement n° 2106911 du 29 juillet 2022, enregistré le 5 août 2022 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, la magistrate désignée par le président du tribunal administratif de Melun, avant qu'il soit statué sur la demande de la société Multihabitation 6, a décidé, par application des dispositions de l'article 23-2 de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d'Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l'ordonnance du 25 mars 2020 relative au prolongement de la trêve hivernale et de l'article 10 de la loi du 11 mai 2020 prolongeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

Par la question prioritaire de constitutionnalité transmise et par un nouveau mémoire, enregistré le 3 octobre 2022 au greffe du contentieux du Conseil d'Etat, la société Multihabitation 6 soutient que l'ordonnance du 25 mars 2020 relative au prolongement de la trêve hivernale et l'article 10 de la loi du 11 mai 2020 prolongeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions, applicables au litige, méconnaissent le principe d'égalité devant les charges publiques, le principe d'égalité devant la loi et l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :

- la Constitution, notamment son article 61-1 ;

- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;

- la loi n° 2020-546 du 11 mai 2020, notamment son article 10 ;

- l'ordonnance n° 2020-331 du 25 mars 2020 ;

- le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean-Dominique Langlais, conseiller d'Etat,

- les conclusions de M. Maxime Boutron, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société Multihabitation 6 ;

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte des dispositions de l'article 23-4 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsqu'une juridiction relevant du Conseil d'Etat a transmis à ce dernier, en application de l'article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la Constitution d'une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu'elle n'ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Aux termes de l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution : " Nonobstant toute décision d'expulsion passée en force de chose jugée et malgré l'expiration des délais accordés en vertu de l'article L. 412-3, il est sursis à toute mesure d'expulsion non exécutée à la date du 1er novembre de chaque année jusqu'au 31 mars de l'année suivante, à moins que le relogement des intéressés soit assuré dans des conditions suffisantes respectant l'unité et les besoins de la famille./ Par dérogation au premier alinéa du présent article, ce sursis ne s'applique pas lorsque la mesure d'expulsion a été prononcée en raison d'une introduction sans droit ni titre dans le domicile d'autrui par voies de fait (...) ". Les dispositions de l'article 1er de l'ordonnance du 25 mars 2020 relative au prolongement de la trêve hivernale, puis celles du I de l'article 10 de la loi du 11 mai 2020 prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions ont prolongé, pour l'année 2020, cette période, dite de trêve hivernale, prévue au premier alinéa de l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution, en repoussant son terme du 31 mars au 31 mai 2020, puis au 10 juillet 2020. Ces dispositions ont ainsi eu pour effet de faire obstacle à ce que le concours de la force publique soit mis en œuvre, jusqu'au 10 juillet 2020, pour procéder à l'expulsion des occupants de logements à usage d'habitation.

3. En premier lieu, ni le sursis aux mesures d'expulsion prévu par le premier alinéa de l'article L. 412-6 du code des procédures civiles d'exécution ni la prolongation de sa période de mise en œuvre, qui résulte des dispositions contestées, n'ont d'incidence sur la créance, exigible devant le juge civil, que le bailleur conserve contre l'occupant, aussi longtemps que le versement d'une indemnité ne subroge pas l'Etat dans ses droits. Si la société Multihabitation 6 fait valoir que les dispositions qu'elle conteste seraient contraires au principe d'égalité devant les charges publiques garanti par l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, la prolongation de la période de sursis d'avril à juillet 2020, dans le contexte de crise sanitaire causée par l'épidémie de covid-19 et des mesures qui ont alors été prises par les autorités publiques pour y répondre, a été motivée par l'objectif d'intérêt général de santé publique consistant à réduire les déplacements et interactions individuels pendant cette phase de la crise sanitaire, par le respect des exigences découlant, en matière de logement durant cette période, de la dignité de la personne humaine ainsi que par l'objectif d'intérêt général de préservation de l'ordre public. La prolongation de la période de sursis résultant des dispositions contestées a été limitée à la durée de l'état d'urgence sanitaire, sans extension des catégories d'occupants susceptibles de bénéficier de telles mesures de sursis. Dans ces conditions, la société requérante n'est pas fondée à soutenir que les dispositions qu'elle conteste, par les conséquences qu'elles emportent sur la situation des propriétaires de logements, entraîneraient une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques.

4. En deuxième lieu, si la société Multihabitation 6 fait valoir que, l'année suivante, l'ordonnance du 10 février 2021 relative au prolongement de la trêve hivernale a prolongé la période de sursis jusqu'en mai 2021 en prévoyant, à la différence des dispositions dont elle conteste la constitutionnalité, que, lorsque la responsabilité de l'Etat serait engagée à la suite d'un refus de concours de la force publique, la période de responsabilité débuterait à compter du 1er avril 2021, la circonstance qu'un autre dispositif ait été retenu en 2021, différent de celui résultant des dispositions contestées pour l'année 2020, ne traduit pas de méconnaissance du principe d'égalité.

5. En dernier lieu, la société Multihabitation 6 soutient que les dispositions litigieuses méconnaîtraient l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen en ce qu'elles remettraient en cause de manière rétroactive le droit des bailleurs ayant obtenu, avant leur entrée en vigueur, une décision accordant le concours de la force publique pour exécuter un jugement d'expulsion. Toutefois, en ce qu'elles se bornent à différer, pour les motifs d'intérêt général mentionnés au point 3, les effets qui peuvent être légitimement attendus des jugements d'expulsion, et alors au demeurant que, de manière générale, la survenance de circonstances postérieures à la décision judiciaire d'expulsion conduisant à ce que l'exécution de celle-ci puisse être regardée comme susceptible d'attenter à la dignité de la personne humaine peut légalement justifier le refus de prêter le concours de la force publique, les dispositions litigieuses ne portent pas au droit au recours ni aux situations légalement acquises d'atteinte qui serait contraire à la garantie des droits protégée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

6. Il résulte de tout ce qui précède que la question prioritaire de constitutionnalité, qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux. Par suite, il n'y a pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

D E C I D E :

--------------

Article 1er : Il n'y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par la société Multihabitation 6.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société Multihabitation 6, au ministre de l'intérieur et des outre-mer et au ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires.

Copie en sera adressée au Conseil constitutionnel et à la Première ministre.

Délibéré à l'issue de la séance du 7 octobre 2022 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la section du contentieux, présidant ; Mme Isabelle de Silva, présidente de chambre et M. Jean-Philippe Mochon, président de chambre, Mme Sophie-Caroline de Margerie, M. Olivier Rousselle, Mme Suzanne von Coester, Mme Fabienne Lambolez, M. Cyril Roger-Lacan, conseillers d'Etat et M. Jean-Dominique Langlais, conseiller d'Etat-rapporteur.

Rendu le 28 octobre 2022.


Type d'affaire : Administrative
Type de recours : Autres

Références :

Publications
Proposition de citation: CE, 28 oct. 2022, n° 466443
Inédit au recueil Lebon
RTFTélécharger au format RTF
Composition du Tribunal
Rapporteur ?: M. Jean-Dominique Langlais
Rapporteur public ?: M. Maxime Boutron
Avocat(s) : SCP CELICE, TEXIDOR, PERIER

Origine de la décision
Formation : 5ème - 6ème chambres réunies
Date de la décision : 28/10/2022
Date de l'import : 06/11/2022

Fonds documentaire ?: Legifrance


Numérotation
Numéro d'arrêt : 466443
Numéro NOR : CETATEXT000046503059 ?
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;conseil.etat;arret;2022-10-28;466443 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award