AFFAIRE SAHIN c. ALLEMAGNE
(Requête no 30943/96)
ARRÊT
STRASBOURG
8 juillet 2003
En l'affaire Sahin c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. L. Wildhaber, président, C.L. Rozakis, G. Ress, Sir Nicolas Bratza, M. A. Pastor Ridruejo, Mme E. Palm, MM. P. Kūris, R. Türmen, Mme F. Tulkens, MM. P. Lorenzen, K. Jungwiert, J. Casadevall, Mme H.S. Greve, MM. R. Maruste, E. Levits, M. Ugrekhelidze, Mme A. Mularoni, et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 novembre 2002 et 11 juin 2003,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 30943/96) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont un ressortissant de cet Etat d'origine turque, M. Asim Sahin (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 16 juin 1993 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, à savoir Mme H. Voelskow-Thies, Ministerialdirigentin, du ministère fédéral de la Justice, lors de la phase initiale de la procédure, puis par M. K. Stoltenberg, Ministerialdirigent, également du ministère fédéral de la Justice. Le requérant s'est vu autoriser, à titre exceptionnel, à défendre lui-même sa cause (article 36 du règlement de la Cour).
3. Le requérant alléguait en particulier que les décisions des tribunaux allemands rejetant sa demande de droit de visite à l'égard de son enfant, née hors mariage, emportaient violation de son droit au respect de sa vie familiale et qu'il était victime d'un traitement discriminatoire à ce sujet. Il invoquait les articles 8 et 14 de la Convention.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de cette section, la chambre appelée à examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. Elle se composait de M. A. Pastor Ridruejo, président, M. G. Ress, M. L. Caflisch, M. I. Cabral Barreto, M. V. Butkevych, Mme N. Vajić, M. M. Pellonpää, juges, et de M. V. Berger, greffier de section. Le 12 décembre 2000, la requête a été déclarée recevable pour ce qui est des griefs du requérant selon lesquels les décisions des tribunaux allemands rejetant sa demande d'un droit de visite à l'égard de sa fille, née hors mariage, entraînaient une violation de son droit au respect de sa vie familiale et il était victime d'un traitement discriminatoire de ce fait.
6. Le 11 octobre 2001, la chambre a rendu un arrêt où elle concluait, par cinq voix contre deux, à la violation de l'article 8 de la Convention. Elle y décidait également, par cinq voix contre deux, qu'il y avait eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8, et que l'Etat défendeur devait verser au requérant i. 50 000 DEM (cinquante mille marks allemands) pour dommage moral et ii. 8 000 DEM (huit mille marks allemands) pour frais et dépens. A l'arrêt se trouvait joint l'exposé de l'opinion dissidente de M. Pellonpää, à laquelle Mme Vajić s'était ralliée.
7. Le 9 janvier 2002, le Gouvernement a demandé le renvoi de l'affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement, au motif que la chambre n'aurait pas dû conclure à la violation des articles 8 et 14 de la Convention. Il affirmait que la chambre s'était trompée dans sa manière de traiter la question de la marge d'appréciation des juridictions nationales. S'appuyant sur l'affaire Elsholz c. Allemagne ([GC], no 25735/94, CEDH 2000-VIII), il estimait de plus qu'en l'espèce l'application de l'ancienne législation allemande, à savoir l'article 1711 § 2 du code civil, n'avait pas entraîné de discrimination entre les pères d'enfants nés hors mariage et les pères divorcés.
8. Le 27 mars 2002, un collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l'affaire devant la Grande Chambre.
9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. M. J.-P. Costa s'étant trouvé empêché de participer aux dernières délibérations, il a été remplacé par M. P. Kūris en vertu de l'article 24 § 3 du règlement.
10. Le requérant comme le Gouvernement ont soumis un mémoire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
11. Le requérant, né en 1950, était à l'époque des faits un ressortissant turc. Il acquit par la suite la nationalité allemande.
12. Il est le père de G., née hors mariage le 29 juin 1988. Par un document du 15 juin 1988, il reconnut être le père de l'enfant à naître et, par un autre document du 15 août 1988, il reconnut l'enfant et s'engagea à verser des subsides pour elle.
13. Le requérant avait rencontré la mère de l'enfant, Mme D., en 1985, et s'était installé en décembre 1987 dans l'appartement qu'elle occupait. Ils y vécurent ensemble jusqu'en juillet 1989 au moins, voire, comme le déclare le requérant, jusqu'en février 1990. Quoi qu'il en soit, le requérant continua à rendre visite à l'enfant et à sa mère jusqu'à cette dernière date et, de fin juillet à octobre 1990, il alla chercher régulièrement G. pour s'en occuper. A partir de novembre 1990, Mme D. interdit tout contact entre le requérant et l'enfant.
14. Le 5 décembre 1990, le requérant demanda au tribunal de district de Wiesbaden de rendre une décision lui accordant un droit de visite à l'égard de sa fille tous les dimanches de 10 heures à 18 heures ainsi que le 26 décembre et le lundi de Pâques.
15. Le 5 septembre 1991, le tribunal de district rejeta la demande du requérant eu égard aux déclarations des parties et de l'office de la jeunesse de Wiesbaden ainsi qu'aux dépositions de plusieurs témoins.
16. S'appuyant sur l'article 1711 du code civil, le tribunal releva que c'était la mère, puisqu'elle exerçait le droit de garde, qui décidait du droit de visite du père à l'égard de l'enfant, et que le tribunal des tutelles ne pouvait accorder ce droit au père que si cela était dans l'intérêt supérieur de l'enfant. Le tribunal tira les conclusions suivantes :
« Le tribunal est convaincu que le souhait du demandeur de voir [G.] lui rendre visite procède de son attachement à son enfant et de sa réelle affection pour elle. Il considère néanmoins que des contacts personnels avec son père ne sont pas dans l'intérêt supérieur de l'enfant étant donné que la mère éprouve une profonde aversion pour le père et s'oppose à tout contact de manière tellement farouche que, si le tribunal ordonnait des visites, celles-ci se dérouleraient dans un climat chargé de tensions et d'émotions qui serait sans doute extrêmement nocif pour l'enfant.
Le tribunal ne discerne aucune circonstance particulière de nature à faire apparaître des contacts personnels avec son père bénéfiques pour [G.] en dépit des différends profonds entre les parents (...) La relation qui s'est instaurée entre [G.] et son père depuis sa naissance et jusqu'au départ de celui-ci – à savoir pendant un an et neuf mois environ – ne représente probablement pas une importance fondamentale telle qu'il faille courir le risque de perturber gravement l'enfant en faisant reprendre des contacts alors que la mère s'y oppose. Les personnes qui s'occupaient de [G.] au jardin d'enfants, et qui comparurent comme témoins, déclarèrent que l'enfant n'avait présenté aucune anomalie de comportement – ou en tout cas aucune anomalie sérieuse et durable – lorsqu'elle avait été séparée de son père et que leurs contacts avaient cessé, et qu'il s'agissait d'une enfant équilibrée, gaie et sociable. Ces témoignages ne corroborent donc pas l'affirmation du père selon laquelle il lui manquait et elle demandait souvent à le voir après qu'ils eurent cessé de se rencontrer au jardin d'enfants.
Il n'a donc pas été prouvé que les conditions énoncées à l'article 1711 § 2 sont remplies ; le tribunal se voit dès lors dans l'obligation de rejeter la requête du père. »
17. Le 12 mars 1992, le requérant interjeta appel devant le tribunal régional de Wiesbaden.
18. Le 12 mai 1992, le tribunal régional ordonna une expertise psychologique sur la question de savoir s'il était dans l'intérêt de G. qu'elle entretînt des contacts avec le requérant. Le 8 juillet 1992, après une première conversation avec la psychologue, le requérant la récusa pour cause de partialité. Il sollicita également la désignation d'un autre expert parce que la méthode scientifique adoptée ne reflétait pas les dernières avancées de la recherche. Le 9 septembre 1992, le tribunal régional rejeta la demande du requérant, déclarant qu'au vu des explications fournies par la psychologue le 8 août 1992 il n'existait aucune raison de douter de son impartialité ou de ses compétences.
19. Le 17 décembre 1992, le requérant pria le tribunal régional de faire avancer la procédure ainsi que de délivrer à titre provisoire une ordonnance lui accordant un droit de visite à l'égard de G. pendant un après-midi par semaine et interdisant à la mère de s'opposer à ces rencontres.
20. Le 23 décembre 1992, le tribunal régional rejeta la demande du requérant tendant à l'obtention d'un droit de visite provisoire. Le tribunal estima qu'il n'y avait pas d'urgence et que l'on pouvait demander au requérant d'attendre l'issue de la procédure principale. De plus, l'ordonnance sollicitée préjugerait de la décision définitive. Les inconvénients qui résulteraient pour l'enfant de la délivrance d'une ordonnance provisoire suivie, le cas échéant, du rejet de la demande dans le cadre de la procédure principale étaient plus importants que ceux que causerait au requérant la prolongation de la situation existante.
21. Dans son expertise du 25 février 1993, la psychologue indiqua qu'elle avait rendu visite à la famille du requérant en juin 1992 puis de nouveau entendu le requérant, la mère de l'enfant et celle-ci à plusieurs reprises entre novembre 1992 et février 1993. Concernant ses rencontres avec G., la psychologue expliqua que, par divers jeux, elle avait cherché à connaître les sentiments de l'enfant envers certaines personnes et situations ainsi qu'envers le requérant. Elles avaient aussi feuilleté un album de photos de famille et l'enfant avait évité de regarder les photos les plus récentes. Cette réaction montrait que G. avait refoulé les souvenirs de son père. La psychologue conclut qu'il n'était pas dans l'intérêt de l'enfant d'accorder un droit de visite sans que les parents aient auparavant des échanges pour résoudre leur conflit.
22. Par une lettre du 8 mars 1993, le tribunal régional, relevant que le tribunal de district avait omis d'entendre l'enfant, demanda à la psychologue si le fait d'interroger l'enfant en audience au sujet de ses relations avec son père serait pour elle éprouvant sur le plan psychologique.
23. Dans sa réponse du 13 mars 1993, la psychologue indiqua qu'elle n'avait pas posé de questions directes à l'enfant à propos de son père. Elle pensait que G. réagirait spontanément pendant les rencontres et exprimerait ses sentiments à l'égard de son père. A son avis, le fait que G. n'eût pas évoqué son père était certainement révélateur. La psychologue mentionna également la dernière rencontre au cours de laquelle elle avait feuilleté un album de photos de famille avec l'enfant et avait demandé à celle-ci si elle reconnaîtrait son père. A ces deux occasions, l'enfant avait paru refouler ses souvenirs de son père. Lui demander si elle souhaitait le voir comportait un risque : dans le conflit opposant ses parents, l'enfant pourrait avoir l'impression que ses déclarations étaient décisives. Or cela risquait de provoquer chez elle un fort sentiment de culpabilité.
24. Lors d'une audience tenue le 30 avril 1993, le requérant et la mère de l'enfant conclurent un accord ; le requérant déclarait renoncer à toute action en justice, s'abstenir de toute question quant à la situation personnelle de la mère et ne pas exercer le droit de garde obtenu en vertu du droit turc, et ce à condition qu'ils entreprennent une thérapie parentale. La procédure fut suspendue jusqu'à la fin de cette thérapie.
25. Le 1er juin 1993, le requérant demanda la reprise de la procédure étant donné que la mère de l'enfant n'avait approuvé aucune des deux institutions de thérapie familiale qu'il avait proposées et n'avait pas non plus formulé elle-même de proposition, comme il lui avait suggéré de le faire.
26. Le 25 août 1993, le tribunal régional de Wiesbaden rejeta le recours du requérant, concluant en ces termes :
« Les contacts personnels avec un enfant né hors mariage visent à permettre au père de s'assurer du bien-être et du développement de l'enfant et de maintenir les liens naturels les unissant. Ce n'est donc pas le but visé par le droit de visite, mais les conditions juridiques de son octroi qui diffèrent : alors que le parent n'exerçant pas le droit de garde à l'égard de son enfant légitime jouit d'un droit de visite en vertu de l'article 1634 [du code civil], l'article 1711 [dudit code] n'accorde pas de droit de visite au père d'un enfant né hors mariage. Au lieu de cela, la loi laisse la personne exerçant la garde, la mère en général, décider si et dans quelle mesure le père peut voir son enfant. Toutefois, le tribunal des tutelles peut accorder ce droit au père si cela est dans l'intérêt supérieur de l'enfant. Cette situation plus fragile au regard de la loi du père d'un enfant né hors mariage découle essentiellement de la position sociale différente de celui-ci. Après les arrêts rendus en 1971 et 1981 par la Cour constitutionnelle fédérale, la constitutionnalité de l'article 1711 ne saurait plus être mise sérieusement en doute. Pour des raisons de politique juridique, une réforme de la législation concernant les enfants nés hors mariage s'impose avec plus d'urgence encore. En attendant, les tribunaux sont tenus par l'article 1711.
Aux termes de cette disposition, le tribunal des tutelles accorde au père un droit de visite à l'égard d'un enfant né hors mariage lorsque cela est favorable au bien-être de l'enfant. Il ne suffit pas que pareils contacts soient compatibles avec l'intérêt de l'enfant ou n'y soient pas contraires, encore faut-il qu'ils servent cet intérêt et le fassent avancer. Cette interprétation vérifie l'hypothèse selon laquelle les pères doivent en général se voir accorder un droit de visite à l'égard de leur enfant parce que cela permet à celui-ci de se développer le plus normalement possible et l'aide à se former une image claire de lui-même et de ses origines. Il est de fait important qu'un enfant puisse se créer une représentation personnelle et réaliste, et non pas seulement imaginaire, de son père.
Quant à savoir si les contacts avec le père sont favorables au bien-être de l'enfant, cela dépend au départ des raisons pour lesquelles le père les demande. En l'espèce, la juridiction d'appel est convaincue que le père est animé par son attachement à [G.] et par l'amour sincère qu'il lui porte. Toutefois, même lorsqu'un père agit pour des motifs responsables, le tribunal n'est pas nécessairement tenu de lui octroyer un droit de visite, s'il existe entre les parents de graves tensions qui se communiquent à l'enfant et s'il y a des raisons de craindre que toute rencontre avec le père n'entrave le bon développement de l'enfant au sein de sa famille restante, c'est-à-dire sa mère (...)
Eu égard aux conclusions du rapport de la [psychologue] rappelées plus haut, force est de supposer que tel serait le cas en l'espèce. Si le père se voyait accorder un droit de visite à l'égard de [G.] dans les conditions actuelles, celle-ci devrait faire la navette entre des camps hostiles, ce qu'on ne saurait exiger d'elle.
Si – comme en l'occurrence – il existe un risque que des différends entre les parents n'affectent un enfant, alors il faut des circonstances spéciales pour confirmer l'hypothèse selon laquelle des contacts avec le père auront malgré tout des effets bénéfiques durables sur le développement ou le bien-être de l'enfant (...) Or on ne discerne en l'espèce aucune circonstance de cette sorte. Certes, pendant les deux premières années de sa vie, [G.] a grandi entourée de son père et de sa mère, mais cette période n'a pas été exempte de conflit. Les disputes, voire les bagarres, entre ses parents – en d'autres termes, la violence familiale dont elle a été témoin – ont certainement laissé des traces chez elle, même si elle ne s'en souvient pas spontanément. Comme l'indique le rapport de la psychologue, elle a également refoulé ses anciens liens avec son père – ce que traduit le soin qu'elle met à éviter de parler de lui. Eu égard à tous ces facteurs, le rapport conclut que l'enfant ne souffre pas de la situation actuelle.
Le tribunal estime pouvoir se fier entièrement à ce rapport, qui est dépourvu de défauts apparents et n'est pas infirmé par le fait que le père voit les choses autrement.
En concluant que la thérapie n'avait pas permis aux parents de régler leurs anciens conflits, ce qui aurait donné à [G.] la possibilité de rester en contact avec eux deux, le tribunal n'a pas à désigner de coupable (...). Le facteur décisif est toujours le point de vue de l'enfant. Or, comme cela a déjà été indiqué, la situation en l'espèce est telle que les parents doivent avant toute chose renouer le dialogue entre eux. »
27. Le tribunal régional considéra enfin qu'exceptionnellement il n'était pas tenu d'entendre l'enfant car l'interroger sur ses relations avec son père aurait été pour elle éprouvant sur le plan psychologique. A cet égard, le tribunal s'appuya sur le rapport complémentaire de la psychologue daté du 13 mars 1993 (paragraphe 23 ci-dessus).
28. Le 21 septembre 1993, le requérant saisit la Cour constitutionnelle fédérale pour se plaindre de ce que le refus de lui accorder un droit de visite à l'égard de sa fille portait atteinte à ses droits parentaux et constituait une discrimination, et dénoncer la manière à son avis inéquitable dont avait été recueillie l'expertise. La Cour constitutionnelle fédérale accusa réception du recours le 29 septembre 1993.
Par une lettre du 26 avril 1994, le requérant s'enquit auprès de la Cour constitutionnelle de l'état d'avancement de la procédure et la pria instamment de rendre une décision rapidement. Le 16 mai 1994, la Cour constitutionnelle l'informa que, dans une affaire analogue enregistrée à une date antérieure, la décision était attendue pour le courant du premier semestre de 1995.
Le 26 novembre 1995, le requérant adressa une lettre au président de la Cour constitutionnelle fédérale pour se plaindre de ce que l'examen de son recours eût été repoussé au premier semestre de 1996. Dans sa réponse du 15 février 1996, la juge chargée de l'affaire informa l'intéressé que, en raison de l'encombrement de son rôle, il avait été impossible à la Cour constitutionnelle fédérale de rendre sa décision en 1995, mais qu'elle pourrait probablement le faire en 1996. En effet, eu égard à l'importance du sujet traité, une telle décision devait être préparée avec soin.
29. Le 1er décembre 1998, la Cour constitutionnelle fédérale, siégeant en un collège de trois juges, refusa d'examiner le recours constitutionnel formé par le requérant.
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
A. Le droit de la famille actuellement en vigueur
30. Les dispositions légales concernant les droits de garde et de visite sont contenues dans le code civil allemand. Elles ont été amendées à plusieurs reprises et nombre d'entre elles ont été abrogées avec l'adoption de la nouvelle législation en matière familiale (Reform zum Kindschaftsrecht) du 16 décembre 1997 (Journal officiel 1997, p. 2942), entrée en vigueur le 1er juillet 1998.
31. L'article 1626 § 1 est ainsi libellé :
« Le père et la mère ont le droit et le devoir d'exercer l'autorité parentale [elterliche Sorge] sur leur enfant mineur. L'autorité parentale comprend la garde [Personen-sorge] et l'administration des biens [Vermögenssorge] de l'enfant. »
32. En vertu de l'article 1626 a § 1 du code civil, dans sa version amendée, les parents d'un enfant mineur né hors mariage exercent conjointement la garde de l'enfant s'ils font une déclaration à cet effet (déclaration sur la garde conjointe) ou s'ils se marient. Aux termes de l'article 1684, dans sa version amendée, un enfant a le droit de voir ses deux parents, qui ont chacun l'obligation d'avoir des contacts avec l'enfant et un droit de visite à son égard. De plus, les parents doivent s'abstenir de tout acte qui nuirait aux relations de l'enfant avec l'autre parent ou entraverait gravement son éducation. Les tribunaux de la famille peuvent fixer l'étendue du droit de visite, et préciser les modalités de son exercice, également pour ce qui est de tiers. Ils peuvent aussi enjoindre aux parties de remplir leurs obligations envers l'enfant. Ces tribunaux peuvent limiter ou suspendre ce droit si cela se révèle nécessaire au bien-être de l'enfant. Ils ne peuvent décider de limiter ou suspendre ce droit pour une longue période ou définitivement que si le bien-être de l'enfant risque autrement d'en pâtir. Ils peuvent ordonner que le droit de visite soit exercé en présence d'un tiers, tel un représentant de l'office de la jeunesse ou d'une association.
B. Le droit de la famille en vigueur à l'époque des faits
33. Avant l'entrée en vigueur de la nouvelle législation en matière familiale, la disposition pertinente du code civil relative aux droits de garde et de visite à l'égard d'un enfant légitime était libellée comme suit :
Article 1634
« 1. Le parent qui n'exerce pas la garde a le droit d'entretenir des contacts personnels avec l'enfant. Le parent qui n'exerce pas la garde, tout comme celui qui l'exerce, doit s'abstenir de tout acte de nature à porter préjudice aux relations de l'enfant avec autrui ou à entraver gravement l'éducation de l'enfant.
2. Le tribunal de la famille peut fixer l'étendue de ce droit et préciser les modalités de son exercice, également à l'égard de tiers ; en l'absence de décision, le parent n'ayant pas la garde peut exercer le droit prévu à l'article 1632 § 2 tout au long de la période de contact. Le tribunal de la famille peut limiter ou suspendre ce droit si cela se révèle nécessaire au bien-être de l'enfant.
3. Un parent n'exerçant pas le droit de garde et ayant un intérêt légitime à obtenir des informations sur la situation de l'enfant peut les demander à la personne qui exerce le droit de garde, pour autant que cela soit compatible avec l'intérêt de l'enfant. Le tribunal des tutelles tranche tout différend relatif au droit à l'information.
4. Les dispositions précédentes s'appliquent, mutatis mutandis, lorsque les deux parents exercent le droit de garde et ne sont pas séparés de manière seulement temporaire. »
L'article 1632 § 2 portait sur le droit de décider du droit de visite de tierces personnes à l'égard de l'enfant.
34. Les dispositions du code civil traitant des droits de garde et de visite relativement aux enfants nés hors mariage étaient libellées comme suit :
Article 1705
« La mère a la garde de son enfant mineur né hors mariage (...) »
Article 1711
« 1. La personne exerçant le droit de garde fixe les modalités du droit de visite du père à l'égard de l'enfant. L'article 1634 § 1, seconde phrase, s'applique par analogie.
2. S'il est dans l'intérêt de l'enfant d'entretenir des contacts personnels avec son père, le tribunal des tutelles peut décider que le père a droit à de tels contacts. L'article 1634 § 2 s'applique par analogie. Le tribunal des tutelles peut modifier sa décision à tout moment.
3. Le droit de demander des informations sur la situation de l'enfant est énoncé à l'article 1634 § 3.
4. Le cas échéant, l'office de la jeunesse sert de médiateur entre le père et la personne exerçant le droit de garde. »
C. La loi sur la procédure gracieuse
35. Les procédures engagées en vertu de l'ancien article 1711 § 2 du code civil, comme celles se rapportant à d'autres aspects du droit de la famille, sont régies par la loi sur la procédure gracieuse (Gesetz über die Angelegenheiten der freiwilligen Gerichtsbarkeit).
36. Conformément à l'article 12 de cette loi, le tribunal prend d'office les mesures d'enquête nécessaires pour établir les faits et recueillir les éléments de preuve qui semblent pertinents.
37. Dans le cadre des procédures portant sur le droit de visite, l'office de la jeunesse compétent doit être entendu avant toute décision (article 49 § 1 k)).
38. S'agissant de l'audition des parents dans les procédures relatives au droit de garde, l'article 50 a § 1 dispose que le tribunal doit entendre ceux-ci lorsque la procédure concerne la garde de l'enfant ou l'administration de ses biens. Pour ce qui est de la garde, le tribunal doit, en principe, entendre les parents en personne. Pour les affaires ayant trait à la prise en charge d'enfants par l'administration publique, les parents doivent dans tous les cas être entendus. D'après l'article 50 a § 2, un parent n'ayant pas le droit de garde doit être entendu, sauf lorsqu'il apparaît que son audition ne contribuerait pas à clarifier la situation.
D. La Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant
39. La Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant énonce les droits fondamentaux des enfants et les normes que tous les Etats doivent se fixer pour que tous les enfants puissent exercer ces droits. Cette convention est entrée en vigueur le 2 septembre 1990 ; 191 pays, dont l'Allemagne, l'ont ratifiée.
40. La Convention énumère les droits fondamentaux qui sont ceux de tous les enfants du monde – sans discrimination : le droit à la survie, le droit de se développer dans toute la mesure du possible, le droit d'être protégé des influences nocives, de la violence et de l'exploitation, et le droit de participer à part entière à la vie familiale, culturelle et sociale. Elle protège également les droits des enfants en établissant des normes en matière de santé, d'éducation et pour les services juridiques, civils et sociaux.
41. Les Etats parties à la Convention sont tenus de concevoir et de mettre en œuvre toutes les mesures et politiques en tenant compte de l'intérêt supérieur de l'enfant (article 3). De plus, ils doivent veiller à ce que l'enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, à moins que cette séparation ne soit nécessaire dans l'intérêt supérieur de l'enfant, et respecter le droit pour l'enfant séparé de ses deux parents ou de l'un d'eux d'entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant (article 9).
EN DROIT
I. QUESTION PRÉLIMINAIRE : OBJET DE L'AFFAIRE DEVANT LA COUR
42. Dans ses observations complémentaires relatives au mémoire du requérant, le Gouvernement soutient que certains des griefs de l'intéressé sont irrecevables au motif que celui-ci n'aurait pas épuisé les voies de recours internes comme l'exige l'article 35 § 1 de la Convention. Quant à l'allégation de partialité de la psychologue, il fait valoir que le requérant a négligé de soumettre un nouveau recours contre la décision du tribunal régional de rejeter sa requête en récusation. Concernant le prétendu manque de compétence de la psychologue, le Gouvernement affirme que, au cours de la procédure devant la Cour constitutionnelle fédérale, le requérant n'a pas abordé ce point dans le délai légal, mais seulement dans des observations ultérieures. Enfin, le requérant aurait dû formuler devant le tribunal régional son objection à l'encontre de la participation d'un juge aveugle.
43. Comme la Cour a déjà eu l'occasion de le relever (K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 141 et 147, CEDH 2001-VII, Gustafsson c. Suède, arrêt du 25 avril 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, pp. 654 et 655, §§ 47 et 51, et Cruz Varas et autres c. Suède, arrêt du 20 mars 1991, série A no 201, p. 30, § 76), rien ne l'empêche de tenir compte de renseignements supplémentaires et de nouveaux arguments pour évaluer quant au fond les griefs du requérant sur le terrain de la Convention si elle les estime pertinents. Rien n'interdit en particulier à la Grande Chambre de prendre connaissance des éléments « nouveaux » qui consistent soit en de plus amples détails quant aux faits à l'origine des griefs déclarés recevables par la chambre, soit en arguments juridiques y relatifs (McMichael c. Royaume-Uni, arrêt du 24 février 1995, série A no 307-B, p. 51, § 73).
44. En l'espèce, le requérant a soulevé pour la première fois dans son mémoire à la Grande Chambre la question de la participation d'un juge aveugle à la procédure devant le tribunal régional. La Cour estime que ce grief se rapporte à un fait nouveau distinct de ceux qui se trouvent à l'origine des griefs de l'intéressé tirés des articles 8 et 14 de la Convention qui seuls ont été déclarés recevables. Elle ne saurait donc le prendre en compte dans son examen du bien-fondé de la présente cause.
45. En ce qui concerne les deux autres arguments du Gouvernement, l'article 55 du règlement de la Cour dispose que, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d'irrecevabilité, elle doit le faire dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). Or, en l'espèce, le Gouvernement n'a soumis aucune exception d'irrecevabilité fondée sur ces arguments dans ses observations écrites ou orales au stade de l'examen de la recevabilité. A cet égard, la Cour relève que le requérant avait déjà exposé dans ses observations sur la recevabilité de la présente affaire ses critiques envers la psychologue et communiqué des renseignements sur la requête en récusation pour cause de partialité qu'il avait soumise en vain. Il n'existe aucune raison particulière qui aurait pu dispenser le Gouvernement de soulever son exception préliminaire au moment opportun de la procédure sur la recevabilité.
46. En conséquence, il y a lieu de rejeter l'exception préliminaire du Gouvernement pour le surplus.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
47. Comme il l'a fait devant la chambre, le requérant soutient que les décisions des tribunaux allemands rejetant sa demande de droit de visite à l'égard de son enfant, née hors mariage, ont emporté violation de l'article 8 de la Convention, dont les passages pertinents sont libellés comme suit :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »
48. Le Gouvernement prie la Cour de conclure à la non-violation de cette disposition.
A. Sur l'existence d'une ingérence
49. Les parties s'accordent à reconnaître que le refus d'octroyer au requérant un droit de visite à l'égard de son enfant constitue une ingérence dans le droit de l'intéressé au respect de la vie familiale garanti par l'article 8 § 1. La Cour partage ce point de vue.
50. Pareille ingérence emporte violation de cet article sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l'article 8 et peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
B. Sur la justification de l'ingérence
51. Les parties ne contestent pas la conclusion de la chambre selon laquelle les décisions en cause trouvaient une base en droit interne, à savoir l'article 1711 § 2 du code civil dans sa version en vigueur à l'époque des faits, et qu'elles visaient à la protection « de la santé ou de la morale » et « des droits et libertés » de l'enfant, c'est-à-dire des buts légitimes au sens du paragraphe 2 de l'article 8.
52. Il reste donc à rechercher si le refus d'octroyer un droit de visite peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».
1. Arrêt de la chambre
53. Dans son arrêt du 11 octobre 2001, la chambre a jugé pertinents les motifs invoqués par les juridictions nationales compétentes pour rejeter la demande par laquelle le requérant sollicitait un droit de visite, à savoir que compte tenu des relations tendues entre les parents, des contacts ne seraient pas favorables à l'enfant (§§ 43-44).
54. Pour ce qui est des exigences procédurales inhérentes à l'article 8, la chambre s'est penchée sur les éléments à la disposition des juridictions allemandes, notamment l'expertise de la psychologue. Elle a considéré que le fait qu'aucun tribunal n'eût entendu l'enfant montrait que les intérêts du requérant n'avaient pas été suffisamment protégés au cours de la procédure relative au droit de visite (§§ 45-48). Elle a conclu que, dans ces conditions, les autorités nationales avaient outrepassé leur marge d'appréciation, violant ainsi dans le chef du requérant les droits garantis par l'article 8 de la Convention (§ 49).
2. Arguments des parties
a) Le requérant
55. Le requérant considère que, eu égard à l'ensemble des circonstances, les autorités nationales ont outrepassé leur marge d'appréciation car il n'a pas joué un rôle suffisant dans le processus décisionnel.
56. Il affirme que la psychologue a favorisé la mère. C'est pourquoi il l'a récusée pour cause de partialité avant la rédaction de l'expertise et a sollicité la nomination d'un autre expert au motif que la méthode scientifique qu'elle avait suivie ne reflétait pas les dernières avancées de la recherche. Le requérant souligne que la psychologue entendue dans le cadre de la procédure relative au droit de visite n'était pas une spécialiste des enfants. S'appuyant sur l'avis formulé en privé par un chercheur dans le domaine de la famille, il soutient que l'avis de la psychologue présentait de graves erreurs méthodologiques car il ne contenait aucun renseignement sur l'interaction entre l'enfant et les parents. De plus, la psychologue n'a pas interrogé directement l'enfant au sujet de son père.
57. Le requérant souscrit à l'opinion de la chambre selon laquelle il était indispensable de disposer d'informations correctes et complètes sur la relation entre l'enfant et lui-même, c'est-à-dire le parent demandant un droit de visite, afin de déterminer quels étaient les véritables souhaits de G. Il partage aussi le point de vue de la chambre, pour qui le tribunal régional n'aurait pas dû se contenter des déclarations vagues de la psychologue quant aux risques que comportait un interrogatoire de l'enfant. Selon lui, il aurait été possible d'avoir une conversation informelle avec l'enfant dans son environnement familier en présence de sa mère.
b) Le Gouvernement
58. Le Gouvernement affirme qu'en appliquant le critère de nécessité prévu par l'article 8 de la Convention la chambre a outrepassé son pouvoir de contrôle et substitué sa propre appréciation à celle des juridictions internes. Bien qu'il faille soumettre à un examen plus rigoureux les restrictions appliquées par les autorités nationales au droit de visite parental, c'est à celles-ci qu'il appartient d'établir les faits pertinents, c'est-à-dire de recueillir et d'évaluer les éléments de preuve, car elles sont en rapport direct avec tous les intéressés.
59. En l'espèce, les tribunaux allemands ont bien permis au requérant de jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle suffisamment important pour lui assurer la protection requise de ses intérêts et n'ont pas procédé à une appréciation arbitraire des preuves.
60. En particulier, les tribunaux n'ont pas fondé leur décision de refuser un droit de visite sur les seules déclarations de la mère de l'enfant. Le tribunal de district a entendu les personnes travaillant au jardin d'enfants fréquenté par G. Leurs témoignages ont conduit les tribunaux à conclure que le requérant souhaitait voir sa fille en raison du lien sincère qui l'unissait à elle et de l'amour qu'il lui portait. En outre, le tribunal régional a sollicité l'expertise d'une psychologue, qui a rencontré le requérant et la mère de G. Elle a également observé le comportement de l'enfant tandis qu'elle jouait en l'absence de sa mère, et feuilleté avec elle un album de photos de famille afin d'établir de manière indépendante la nature des relations entre le requérant et sa fille.
61. Selon le Gouvernement, rien ne montre qu'il aurait été plus approprié d'interroger directement l'enfant. Constatant que celle-ci n'avait pas réagi à la question de savoir si elle reconnaissait le requérant, la psychologue en avait raisonnablement conclu que G. avait refoulé ses souvenirs et évitait ce sujet afin de se protéger. Poursuivre les questions aurait perturbé l'enfant. Il ne faisait aucun doute que la psychologue désignée possédait la compétence et l'expérience nécessaires. Elle n'aurait de fait pas pu forcer la mère à conduire l'enfant à un examen en présence du requérant.
62. En outre, le tribunal régional a tenu une audience à laquelle ont assisté le requérant, la mère de l'enfant et la psychologue. Envisageant d'entendre l'enfant, alors âgée de cinq ans, cette juridiction a consulté la psychologue qui a expliqué de manière raisonnable que, dans une situation de conflit entre les parents, interroger l'enfant en audience pourrait provoquer chez elle de graves sentiments de culpabilité.
63. D'après le Gouvernement, la chambre n'aurait pas dû critiquer les déclarations de la psychologue en les qualifiant de « vagues » sans préciser quelles questions auraient appelé des éclaircissements ni expliquer quelles dispositions spéciales auraient dû être prises pour interroger l'enfant.
3. Appréciation de la Cour
64. Pour rechercher si le refus d'accorder un droit de visite était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour doit examiner, à la lumière de l'ensemble de l'affaire, si les motifs invoqués pour le justifier étaient pertinents et suffisants aux fins du paragraphe 2 de l'article 8 de la Convention. Sans doute, l'examen de ce qui sert au mieux l'intérêt de l'enfant est toujours d'une importance cruciale dans toute affaire de cette sorte. Il faut en plus avoir à l'esprit que les autorités nationales bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés. La Cour n'a donc point pour tâche de se substituer aux autorités internes pour réglementer les questions de garde et de visite, mais il lui incombe d'apprécier sous l'angle de la Convention les décisions qu'elles ont rendues dans l'exercice de leur pouvoir d'appréciation (arrêts Hokkanen c. Finlande du 23 septembre 1994, série A no 299-A, p. 20, § 55, et Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, §§ 65-66, CEDH 2002-I ; voir aussi la Convention des Nations unies relative aux droits de l'enfant, paragraphes 39-41 ci-dessus).
65. La marge d'appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et l'importance des intérêts en jeu. Dès lors, la Cour reconnaît que les autorités jouissent d'une grande latitude en matière de droit de garde. Il faut en revanche exercer un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires, comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d'amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l'un de ses parents ou les deux (arrêts Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 49, CEDH 2000-VIII, et Kutzner précité, § 67).
66. L'article 8 exige que les autorités nationales ménagent un juste équilibre entre les intérêts de l'enfant et ceux des parents et que, ce faisant, elles attachent une importance particulière à l'intérêt supérieur de l'enfant, qui, selon sa nature et sa gravité, peut l'emporter sur celui des parents. En particulier, l'article 8 ne saurait autoriser un parent à faire prendre des mesures préjudiciables à la santé et au développement de l'enfant (arrêts Elsholz précité, § 50, et T.P. et K.M. c. Royaume-Uni [GC], no 28945/95, § 71, CEDH 2001-V ; Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 94, CEDH 2000-I, et Nuutinen c. Finlande, no 32842/96, § 128, CEDH 2000-VIII).
67. En l'espèce, les juridictions allemandes compétentes ont avancé des motifs pertinents pour justifier leurs décisions de refuser l'octroi d'un droit de visite, à savoir les graves tensions entre les parents qui se communiquaient à l'enfant et le risque que des visites n'affectent celle-ci et n'entravent son bon développement au sein de sa famille restante, c'est-à-dire sa mère (paragraphes 16 et 26 ci-dessus). A l'époque, une tentative de thérapie familiale, qui avait fait partie d'un accord conclu entre les parents, avait échoué. Dans ces conditions, les décisions peuvent passer pour avoir été prises dans l'intérêt de l'enfant (Buscemi c. Italie, no 29569/95, § 55, CEDH 1999-VI). La Grande Chambre partage à cet égard le point de vue de la chambre (paragraphe 43 de l'arrêt de chambre).
68. La Cour estime qu'elle ne peut apprécier de manière satisfaisante si ces raisons étaient « suffisantes » aux fins de l'article 8 § 2 sans déterminer en même temps si le processus décisionnel, considéré comme un tout, a assuré au requérant la protection requise de ses intérêts (W. c. Royaume-Uni, arrêt du 8 juillet 1987, série A no 121, pp. 28-29, § 64, Elsholz précité, § 52, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni précité, § 72).
69. La chambre a conclu que les autorités nationales avaient outrepassé leur marge d'appréciation, violant ainsi dans le chef du requérant les droits garantis par l'article 8 de la Convention. Dans son arrêt, la chambre a évoqué les éléments de preuve dont disposaient le tribunal de district et le tribunal régional puis déclaré :
« 46. La Cour note que l'enfant n'a été entendue par un tribunal à aucun stade de la procédure.
Le tribunal régional a demandé à la psychologue si le fait d'interroger l'enfant, alors âgée de cinq ans environ, pendant une audience serait pour elle psychologiquement éprouvant. La psychologue expliqua qu'elle n'avait pas directement questionné l'enfant au sujet de son père. Selon elle, interroger l'enfant en audience quant à sa relation avec son père et lui poser des questions directes à ce sujet comportait un risque : dans ce conflit, l'enfant pouvait avoir l'impression que ses déclarations revêtaient un caractère décisif. Le tribunal régional se fia à l'avis de la psychologue et s'abstint d'interroger l'enfant, considérant qu'un tel procédé serait pour elle éprouvant sur le plan psychologique.
47. De l'avis de la Cour, le fait que les tribunaux allemands n'aient pas entendu l'enfant montre que le requérant n'a pas joué dans la procédure relative au droit de visite un rôle suffisamment important. Il est fondamental que les tribunaux compétents examinent attentivement où se trouve l'intérêt supérieur de l'enfant après avoir eu un contact direct avec celui-ci. Le tribunal régional n'aurait pas dû se contenter des déclarations vagues de la psychologue quant aux risques que comportait un interrogatoire sans même envisager de prendre des dispositions spéciales pour tenir compte du jeune âge de l'enfant.
48. Dans ces conditions, la Cour juge important le fait que la psychologue ait indiqué qu'elle n'avait pas elle-même interrogé l'enfant au sujet de son père. En effet, il était indispensable de disposer d'informations correctes et complètes sur la relation entre l'enfant et le requérant, c'est-à-dire le parent demandant un droit de visite, afin de déterminer quels étaient les véritables souhaits de G. et ainsi ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu.
70. Pour sa part, la Grande Chambre observe que la question de savoir si le processus décisionnel a suffisamment protégé les intérêts d'un parent dépend des circonstances propres à chaque affaire.
71. Au cours de la procédure devant le tribunal de district et le tribunal régional, le requérant a eu la possibilité de présenter tous les arguments en faveur de l'octroi d'un droit de visite et a aussi eu accès à toutes les informations pertinentes sur lesquelles les tribunaux se sont appuyés (voir, mutatis mutandis, T.P. et K.M. c. Royaume-Uni précité, §§ 78-83, et P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, §§ 136-138, CEDH 2002-VI).
72. Le tribunal de district a étayé sa décision sur plusieurs éléments de preuve : les arguments des parents, les déclarations de plusieurs jardinières d'enfants quant au développement de l'enfant après la séparation de ses parents et une déclaration de l'office de la jeunesse (paragraphe 15 ci-dessus). Le tribunal régional a en outre ordonné une expertise psychologique sur le point de savoir si des contacts avec le requérant seraient dans l'intérêt de l'enfant puis, sur l'avis de la psychologue, a décidé de ne pas entendre G. en audience (paragraphes 18, 22-23 ci-dessus). La psychologue a rendu son avis après avoir rencontré le requérant, l'enfant et la mère à plusieurs reprises (paragraphe 21 ci-dessus).
73. Concernant l'audition de l'enfant par le tribunal, la Cour observe qu'il revient en principe aux juridictions nationales d'apprécier les éléments rassemblés par elles, y compris la manière dont les faits pertinents ont été établis (Vidal c. Belgique, arrêt du 22 avril 1992, série A no 235-B, pp. 32-33, § 33). Ce serait aller trop loin que de dire que les tribunaux internes sont toujours tenus d'entendre un enfant en audience lorsqu'est en jeu le droit de visite d'un parent n'exerçant pas la garde. En effet, cela dépend des circonstances particulières de chaque cause et compte dûment tenu de l'âge et de la maturité de l'enfant concerné.
74. La Cour relève à cet égard que l'enfant était âgée d'environ trois ans et dix mois lorsque la procédure d'appel a débuté, et de cinq ans et deux mois au moment où le tribunal régional a rendu sa décision. La psychologue a conclu qu'il n'était pas dans l'intérêt de l'enfant d'accorder un droit de visite sans que les parents aient auparavant des échanges pour résoudre leur conflit, et ce après avoir rencontré à plusieurs reprises l'enfant, la mère et le requérant, père de l'enfant. Consultée au sujet de l'audition de l'enfant par le tribunal, elle a expliqué de manière plausible que le fait même d'interroger l'enfant comportait pour celle-ci un risque que la prise de dispositions spéciales durant l'audience ne pouvait éviter.
75. Considérant la méthode suivie par la psychologue pendant ses rencontres avec l'enfant et la prudence avec laquelle elle a analysé l'attitude de G. envers ses parents, la Cour estime que le tribunal régional n'a pas outrepassé sa marge d'appréciation lorsqu'il s'est appuyé sur les conclusions de cette spécialiste même si celle-ci n'avait pas directement interrogé l'enfant au sujet de sa relation avec le requérant.
76. A ce propos, la Cour constate que le requérant a en vain sollicité la récusation de la psychologue pour cause de partialité et critiqué sa méthode scientifique au cours de la procédure devant le tribunal régional. Il a maintenu ces arguments devant elle, mais la Cour n'a aucune raison de mettre en doute la compétence professionnelle de la psychologue ou la manière dont elle a conduit ses entretiens avec tous les intéressés.
77. Eu égard à ce qui précède et à la marge d'appréciation de l'Etat défendeur, la Cour est convaincue que la procédure suivie par les juridictions allemandes était raisonnable et leur a permis de rassembler suffisamment d'éléments pour prendre une décision motivée quant à la question du droit de visite dans les circonstances particulières de la cause. La Cour peut donc considérer que les exigences procédurales inhérentes à l'article 8 de la Convention ont été respectées.
78. Partant, il n'y a pas eu en l'espèce violation de l'article 8 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 8
79. Le requérant se plaint en outre d'avoir fait l'objet d'un traitement discriminatoire contraire à l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8. L'article 14 dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
1. Arrêt de la chambre
80. S'attachant aux circonstances particulières de l'affaire, la chambre a estimé que la démarche suivie par les tribunaux allemands s'inscrivait dans le droit fil de la législation pertinente, qui ne mettait pas les pères d'enfants nés hors mariage sur le même pied que les pères divorcés, mais les défavorisait. Elle a observé que, contrairement aux pères divorcés, les pères naturels ne jouissaient pas d'un droit de visite à l'égard de leurs enfants et que lorsque la mère s'opposait à l'octroi d'un tel droit, un tribunal ne pouvait passer outre son avis que si le droit de visite était « favorable à l'enfant ». La chambre a jugé crucial le fait que les tribunaux n'ont pas présumé que les contacts entre un enfant et son père naturel étaient favorables à l'enfant, mais ont accordé un poids décisif à l'attitude négative de la mère et aux tensions qui ne pouvaient manquer d'exister entre les parents en cas de conflit (§§ 54-55).
81. Pour ce qui est de la justification de cette différence de traitement, la chambre, considérant les circonstances propres à l'affaire, a déclaré n'être pas convaincue par l'argument du Gouvernement selon lequel les pères d'enfants nés hors mariage ne manifestent en général pas d'intérêt pour le maintien de contacts avec leurs enfants et peuvent mettre fin à tout moment à une relation non maritale. Elle a conclu à la violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 (§§ 56-61).
2. Arguments des parties
a) Le requérant
82. Le requérant souligne qu'en vertu de l'ancienne législation la mère pouvait refuser au père naturel tout contact avec son enfant. Tout en considérant que l'intéressé avait demandé un droit de visite par amour sincère pour sa fille, le tribunal régional a accordé une importance décisive au souhait de la mère et aux sentiments de celle-ci envers le père. Le point crucial est que les juridictions internes n'ont pas présumé que les contacts entre un enfant né hors mariage et son père naturel étaient dans l'intérêt de l'enfant. Dans son cas, l'attitude négative de la mère et les tensions qui ne pouvaient manquer d'exister entre les parents dans une situation de conflit ont constitué les motifs décisifs à l'origine du refus d'octroyer un droit de visite, indépendamment des intentions responsables qui animaient le père. Il y aurait donc matière à conclure que le traitement qui lui a été réservé en sa qualité de père naturel a été moins favorable que celui dont aurait bénéficié un père divorcé au cours d'une procédure tendant à la suspension du droit de visite. A son avis, pareille différence de traitement était dépourvue de justification objective.
b) Le Gouvernement
83. Le Gouvernement fait valoir que, par le passé, les pères d'enfants nés hors mariage ne manifestaient souvent aucun intérêt pour leurs enfants. L'article 1711 § 2 du code civil n'était donc pas jugé discriminatoire (Gleichauf c. Allemagne, no 9530/81, décision de la Commission du 14 mai 1984, non publiée). Le législateur allemand a répondu aux récentes évolutions de la société par l'adoption en décembre 1997 de la nouvelle législation en matière familiale. Il n'en demeure pas moins que l'article 1711 était compatible avec la Convention.
84. Quoi qu'il en soit, comme dans l'affaire Elsholz (arrêt précité, §§ 59-61), l'application de l'article 1711 au requérant n'aurait emporté aucune discrimination. Le Gouvernement renvoie au raisonnement du tribunal régional selon lequel des intentions responsables ne sauraient à elles seules justifier l'octroi d'un droit de visite exécutoire si l'enfant devait souffrir à chaque rencontre des tensions existant entre ses parents d'une manière susceptible de porter atteinte à son développement futur. Or, d'après la psychologue, tel aurait été le cas en l'espèce. Le tribunal régional a donc pris sa décision non seulement au motif que le droit de visite ne serait pas favorable au bien-être de l'enfant mais – raison bien plus forte – parce que cela serait incompatible avec son bien-être.
3. Appréciation de la Cour
85. L'article 14 ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n'a pas d'existence indépendante, puisqu'il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu'elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s'appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l'empire de l'une au moins desdites clauses (voir, parmi de nombreux autres, les arrêts Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A no 94, p. 35, § 71, et Karlheinz Schmidt c. Allemagne du 18 juillet 1994, série A no 291-B, p. 32, § 22).
La Cour constate que les faits de la cause relèvent de l'article 8 de la Convention (paragraphe 49 ci-dessus) et que l'article 14 trouve dès lors à s'appliquer.
86. En ce qui concerne la situation comparée des pères d'enfants légitimes qui ont divorcé et des pères d'enfants nés hors mariage, la Cour observe d'emblée qu'à l'époque des faits les dispositions pertinentes du code civil allemand, à savoir l'article 1634 § 1 pour les parents n'exerçant pas la garde de leurs enfants légitimes, et l'article 1711 § 2 pour les pères d'enfants nés hors mariage, renfermaient des normes différentes (paragraphes 33-34 ci-dessus). Les premiers bénéficiaient d'un droit de visite légal susceptible d'être limité ou suspendu s'il le fallait dans l'intérêt de l'enfant, alors que les seconds n'avaient le droit à des contacts personnels que si la mère de l'enfant donnait son accord ou si un tribunal décidait que pareils contacts étaient dans l'intérêt de l'enfant.
87. Cependant, lorsqu'elle est saisie de requêtes individuelles, la Cour n'a pas pour tâche d'examiner la législation interne dans l'abstrait, mais doit se pencher sur la manière dont cette législation a été appliquée au requérant dans le cas d'espèce. Elle ne juge donc pas nécessaire de rechercher si, en tant que telle, l'ancienne législation allemande, à savoir l'article 1711 § 2 du code civil, établissait, entre les pères d'enfants nés hors mariage et les pères divorcés, une distinction injustifiable qui s'analyserait en une discrimination contraire à l'article 14 de la Convention. En revanche, la Cour doit trancher la question de savoir si l'application de cette clause en l'espèce a abouti à l'égard du requérant à une différence de traitement injustifiée en comparaison de la situation d'un couple divorcé (arrêt Elsholz précité, § 59).
88. La chambre a conclu que les tribunaux allemands avaient opéré une discrimination à l'encontre du requérant. Elle a adopté le raisonnement suivant :
« 55. La démarche suivie dans cette affaire par les tribunaux allemands s'inscrit dans le droit fil de la législation pertinente, qui ne mettait pas les pères d'enfants nés hors mariage sur le même pied que les pères divorcés, mais les défavorisait. Contrairement aux pères divorcés, les pères naturels ne jouissaient pas d'un droit de visite à l'égard de leurs enfants et lorsque la mère s'opposait à l'octroi d'un tel droit, un tribunal ne pouvait passer outre son avis que lorsque le droit de visite était « favorable à l'enfant ». Avec de telles règles et dans de telles circonstances, la charge de la preuve qui incombait au père d'un enfant né hors mariage était à l'évidence lourde. Il est un point crucial : les tribunaux ne présumaient pas que les contacts entre un enfant et son père naturel étaient favorables à l'enfant, une décision de justice qui accordait un droit de visite constituant l'exception à la disposition légale générale voulant que la mère décidât des relations de l'enfant avec le père. L'attitude négative de la mère et les tensions qui ne peuvent manquer d'exister entre les parents en cas de conflit ayant constitué les motifs décisifs à l'origine du refus d'un droit de visite, indépendamment des intentions responsables qui animaient le père, il y a matière à conclure que le traitement réservé au requérant en sa qualité de père naturel a été moins favorable que celui dont aurait bénéficié un père divorcé au cours d'une procédure tendant à suspendre le droit de visite.
56. Une distinction est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (arrêt Camp et Bourimi c. Pays-Bas, no 28369/95, § 37, CEDH 2000-X).
57. D'après la jurisprudence de la Cour, seules des raisons très fortes pourraient amener à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur la naissance hors mariage (arrêt Camp et Bourimi précité, § 38).
58. En l'espèce, la Cour n'est pas convaincue par les arguments du Gouvernement, qui se fonde sur l'idée générale que les pères d'enfants nés hors mariage ne manifestent pas d'intérêt pour le maintien de contacts avec leurs enfants et peuvent mettre fin à tout moment à une relation non maritale.
59. Or pareilles considérations ne s'appliquaient pas au requérant. Celui-ci vivait avec la mère à la naissance de l'enfant en juin 1988 et est resté en contact avec elle jusqu'en octobre 1990. Il a reconnu l'enfant et s'est engagé à verser des subsides et, ce qui est plus important, il a continué de manifester concrètement son désir de la voir pour des motifs sincères.
60. Comme le Gouvernement l'a fait remarquer à juste titre, le nombre des familles non fondées sur le mariage s'est accru. Lorsqu'il a statué sur l'affaire, le tribunal régional a déclaré qu'il était urgent de procéder à une réforme législative. La Cour constitutionnelle fédérale se trouvait saisie de recours contestant la constitutionnalité de la loi applicable. La nouvelle législation en matière familiale est finalement entrée en vigueur en juillet 1998.
La Cour tient à préciser que ces amendements ne sauraient en soi passer pour attester que les règles antérieures allaient à l'encontre de la Convention. Ils montrent cependant que l'on aurait aussi pu atteindre le but de la législation en cause, à savoir la protection des intérêts des enfants et de leurs parents, sans établir de distinction fondée sur la naissance (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Inze c. Autriche du 28 octobre 1987, série A no 126, p. 19, § 44). »
89. La Grande Chambre a conclu plus haut, sur le terrain de l'article 8 de la Convention, que les décisions des tribunaux allemands de refuser un droit de visite ont été prises dans l'intérêt de l'enfant. A ce propos, la Cour a noté que les tribunaux se sont fondés sur les graves tensions entre les parents qui se sont communiquées à l'enfant et sur le risque que les visites ne l'affectent et ne constituent une entrave à son bon développement au sein de sa famille restante, c'est-à-dire sa mère. La Cour a également admis que le processus décisionnel a assuré au requérant la protection requise de ses intérêts.
90. La Cour doit donc rechercher si l'ingérence dans le droit du requérant au respect de la vie familiale, qui est en soi autorisée par le paragraphe 2 de l'article 8, s'est produite de manière discriminatoire (voir l'affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique » (fond), arrêt du 23 juillet 1968, série A no 6, pp. 33-34, § 9, Syndicat national de la police belge c. Belgique, arrêt du 27 octobre 1975, série A no 19, p. 19, § 44, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 67, CEDH 1999-III, Asiatiques d'Afrique orientale c. Royaume-Uni, nos 4403/70 et suiv., rapport de la Commission du 14 décembre 1973, Décisions et rapports 78-B, p. 67, § 226).
91. La Cour, comme la chambre, relève que certains éléments distinguent la présente cause de l'affaire Elsholz (précitée, §§ 60-61). Dans cette dernière, la Cour a dit que les faits ne permettaient pas d'affirmer qu'un père divorcé aurait bénéficié d'un traitement plus favorable. Elle a observé que les décisions des tribunaux allemands s'appuyaient explicitement sur le risque qu'aurait fait courir au développement de l'enfant une reprise des contacts avec le requérant, son père, contre la volonté de la mère, et sur le constat que des contacts seraient nocifs pour l'enfant. De plus, la Cour constitutionnelle fédérale avait confirmé que les juridictions de droit commun avaient appliqué le même critère que celui qui aurait été utilisé pour un père divorcé.
92. En l'espèce, compte tenu des différends qui ne pouvaient manquer de surgir entre les parents en conséquence de la profonde aversion et de l'opposition manifestées par la mère envers le requérant, les tribunaux allemands ont conclu qu'en vertu de l'article 1711 § 2 du code civil seules des circonstances spéciales pouvaient confirmer l'hypothèse selon laquelle des contacts personnels avec le requérant auraient malgré tout des effets bénéfiques durables sur le bien-être de l'enfant. Etant donné que ces juridictions étaient par ailleurs convaincues que le requérant était animé par des motifs responsables, était attaché à son enfant et lui vouait un amour sincère, ils ont fait peser sur lui une charge plus lourde que celle qu'un père divorcé aurait eu à supporter en vertu de l'article 1634 § 1 du code civil. La Cour relève aussi que le tribunal régional, tout en reconnaissant la nécessité de réformer d'urgence la législation relative aux enfants nés hors mariage, a expressément déclaré qu'il se jugeait tenu par l'article 1711 § 2, qui mettait les pères d'enfants nés hors mariage dans une situation plus fragile au regard de la loi.
93. Selon la jurisprudence constante de la Cour, une différence de traitement est discriminatoire au sens de l'article 14 si elle manque de justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les Etats contractants jouissent d'une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d'autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali précité, pp. 35-36, § 72).
94. Ainsi que la Cour l'a déjà dit, seules de très fortes raisons pourraient amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur la naissance hors mariage (Mazurek c. France, no 34406/97, § 49, CEDH 2000-II, Camp et Bourimi c. Pays-Bas, no 28369/95, §§ 37-38, CEDH 2000-X). Cela vaut également pour une différence de traitement entre le père d'un enfant né d'une relation où les parents vivaient ensemble sans être mariés et le père d'un enfant né de parents mariés. Or la Cour ne discerne aucune raison de cette nature en l'espèce.
95. Dès lors, il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8.
IV. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
96. L'article 41 de la Convention dispose :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
97. Devant la chambre, le requérant a réclamé trois millions d'euros (EUR) pour dommage matériel et moral. La chambre lui a octroyé 50 000 marks allemands (DEM), soit environ 25 565 EUR, en réparation du dommage moral lié aux violations des articles 8 et 14 de la Convention qu'elle avait constatées, car l'intéressé avait à tout le moins été privé de la possibilité de faire valoir ses intérêts dans le cadre de la procédure relative au droit de visite et avait été victime de carences procédurales et de discrimination.
98. Devant la Grande Chambre, le requérant a sollicité 150 000 EUR, en avançant que la somme octroyée par la chambre ne suffisait pas à compenser son immense souffrance, qui l'avait conduit à un état dépressif l'empêchant de travailler de manière productive.
99. Le Gouvernement affirme que le requérant n'a pas prouvé l'existence d'un lien de causalité entre le refus de lui accorder un droit de visite et son aptitude au travail. S'appuyant sur des arrêts antérieurs traitant du droit de visite, il propose d'allouer au maximum à l'intéressé une somme comprise entre 35 000 et 55 000 DEM (19 895 à 28 120 EUR) pour dommage moral.
100. La Grande Chambre a conclu à la violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8, mais non à celle du droit matériel garanti par l'article 8, à savoir le droit au respect de la vie familiale. La discrimination dont il a fait l'objet dans la jouissance de son droit au respect de sa vie familiale n'a pu manquer de provoquer chez le requérant détresse et frustration, ce qui ne saurait être réparé de manière adéquate par un simple constat de violation. Dès lors, statuant en équité, la Cour octroie au requérant 20 000 EUR à titre de réparation.
B. Frais et dépens
101. Dans la procédure devant la chambre, le requérant a réclamé 13 046,17 DEM (environ 6 670 EUR) au titre des frais et dépens encourus devant les juridictions allemandes.
102. La chambre, considérant que seule une fraction des frais et dépens avait été réellement et nécessairement exposée dans le cadre de la procédure relative au droit de visite, a alloué 8 000 DEM (environ 4 090 EUR).
103. Devant la Grande Chambre, les prétentions du requérant se montent à un total de 5 731,73 EUR, à savoir 4 980,13 EUR pour la procédure interne et 751,60 EUR au titre des frais encourus, dont 251,60 EUR pour traduction.
104. Le Gouvernement objecte que le montant total réclamé pour la procédure relative au droit de visite est excessif parce que, d'une part, l'intéressé n'a pas prouvé que ces frais avaient bien été exposés au cours de cette procédure et, d'autre part, les honoraires d'avocat dépassent les limites agréées.
105. L'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (article 50), arrêt du 6 novembre 1980, série A no 38, p. 13, § 23). En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002).
106. La Cour a conclu à la violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8, considérant que la procédure devant les juridictions allemandes avait été discriminatoire. Statuant en équité, elle octroie au requérant 4 500 EUR.
C. Intérêts moratoires
107. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l'unanimité, qu'elle ne saurait statuer sur le grief du requérant tiré de la cécité de l'un des juges ayant pris part à la procédure devant les tribunaux allemands ;
2. Rejette, à l'unanimité, l'exception préliminaire du Gouvernement pour le surplus ;
3. Dit, par douze voix contre cinq, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention ;
4. Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8 ;
5. Dit, à l'unanimité,
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée :
i. 20 000 EUR (vingt mille euros) pour dommage moral,
ii. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 8 juillet 2003.
Luzius Wildhaber Président Paul Mahoney Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion en partie dissidente de M. Rozakis, à laquelle déclare se rallier Mme Tulkens ;
– opinion en partie dissidente de M. Ress, à laquelle déclarent se rallier M. Pastor Ridruejo et M. Türmen.
L.W. P.J.M.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER Mme LA JUGE TULKENS
(Traduction)
Je suis au regret de devoir marquer mon désaccord avec la décision de la majorité, qui a conclu à la non-violation de l'article 8 en l'espèce. J'estime en effet que, dans les circonstances de la cause, tant l'article 8 que l'article 14 combiné avec l'article 8 ont été méconnus. J'expose ci-dessous les raisons qui m'ont conduit à adopter un avis différent de celui de la majorité quant à la violation de l'article 8 pris isolément.
1. Il se dégage des faits certains éléments qui constituent des points clés pour décider de la responsabilité de l'Etat au titre de l'article 8 : le très jeune âge de l'enfant, les bonnes relations de celle-ci avec son père pendant que les parents vivaient ensemble, ainsi que le « caractère passif » de l'hypothèse des tribunaux selon laquelle la poursuite des contacts entre l'enfant et son père serait préjudiciable à celle-ci, joint au fait que les tribunaux n'ont pas entendu l'enfant ni permis au père de participer plus activement à la procédure.
De fait, il faut souligner d'emblée que l'enfant avait moins de quatre ans lorsque s'est tenue la procédure d'appel, et cinq ans quand le tribunal régional a rendu sa décision. On peut aisément supposer qu'à cet âge l'enfant pouvait encore s'adapter à des changements dans sa vie, comme un nouveau mode d'organisation de contacts réguliers avec son père dans un environnement neutre. A cet égard, le cas d'espèce diffère sensiblement de l'affaire Sommerfeld c. Allemagne, qui concernait une jeune fille suffisamment mûre pour définir elle-même ses desiderata quant à ses relations avec son père, facteur qui mérite d'être attentivement pris en compte lorsqu'il s'agit d'apprécier la situation.
Il faut d'ailleurs noter que l'on ne saurait déduire des faits de la cause que l'enfant était opposée à tout contact avec son père. Il apparaît que, pendant que ses parents vivaient maritalement, elle entretenait avec son père des relations normales et sans histoire et que celui-ci était attaché à elle et lui manifestait un amour sincère.
Il y a lieu de souligner que, comme cela ressort clairement de l'exposé des faits, les décisions des tribunaux se sont fondées sur la simple hypothèse – qui en première instance n'était même pas corroborée par des conclusions scientifiques – que la poursuite de la relation entre l'enfant et son père serait préjudiciable à celle-ci en raison des sentiments d'hostilité de la mère envers son ancien compagnon, et des répercussions que ces sentiments pourraient avoir sur l'intérêt supérieur de l'enfant. Les tribunaux sont parvenus à leur conclusion sans jamais entendre l'enfant, sans réellement
permettre au père de participer à la procédure et, cela va sans dire, sans faire le moindre effort pour ménager un équilibre entre les divers intérêts en jeu et aplanir les difficultés de cette relation triangulaire en recherchant et en imposant une solution de compromis.
2. Le refus des tribunaux internes d'accorder au père un droit de visite constitue une mesure radicale qui n'a pas seulement entravé temporairement le droit au respect de la vie familiale du père et celui de l'enfant (avec son père) mais l'a en réalité totalement anéanti. C'est une mesure qui a créé des conditions telles que l'enfant ne pouvait que se détacher définitivement de son père naturel, puis être facilement conduite à nier l'existence de liens affectifs entre eux et la nécessité de poursuivre les contacts. Il ne s'agit donc pas d'une décision temporaire à laquelle il était possible de remédier plus tard en levant l'interdiction prononcée, mais d'une mesure emportant des effets permanents sur la substance même du droit des intéressés.
3. Le droit de visite d'un parent à l'égard de son enfant est un droit minimal. On ne saurait le mettre sur le même plan que le droit de garde, pour lequel les autorités nationales disposent naturellement d'une marge d'appréciation étendue pour peser l'intérêt des personnes concernées et l'intérêt de l'enfant. Comme la Cour le souligne à juste titre au paragraphe 65 de l'arrêt, dans le droit fil de sa jurisprudence constante : « [i]l faut (...) exercer un contrôle plus rigoureux sur les restrictions supplémentaires [par rapport à celles touchant le droit de garde], comme celles apportées par les autorités au droit de visite des parents, et sur les garanties juridiques destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale. Ces restrictions supplémentaires comportent le risque d'amputer les relations familiales entre un jeune enfant et l'un de ses parents ou les deux. » En conclusion, dans l'exercice de mise en balance des divers facteurs à prendre en compte pour déterminer si l'ingérence était nécessaire dans une société démocratique, il faut accorder de l'importance au caractère radical de la mesure d'interdiction lorsqu'elle s'applique dans une situation où le parent bénéficie d'un minimum de vie familiale, l'objectif n'étant alors dans la plupart des cas que d'assurer le maintien des liens affectifs entre le parent et l'enfant.
4. Les juridictions internes, comme elles l'ont indiqué elles-mêmes, ont fondé leur position quant au droit de visite du père à l'égard de sa fille sur le droit interne, et plus particulièrement sur l'article 1711 du code civil, qui traite du droit de visite à l'égard d'un enfant né hors mariage. Cette disposition prévoit explicitement, en son premier paragraphe, que la personne exerçant le droit de garde fixe les modalités du droit de visite du père à l'égard de l'enfant et, en son second paragraphe, que, « [s]'il est dans l'intérêt de l'enfant d'entretenir des contacts personnels avec son père, le tribunal des tutelles peut décider que le père a droit à de tels contacts (...) ».
Dans son arrêt, la Cour a considéré que la question de l'effet de ces dispositions internes sur l'exercice par un parent du droit au respect de la vie familiale relevait du champ d'application de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8, c'est-à-dire qu'il s'agissait d'un problème de discrimination injustifiée envers le père d'un enfant né hors mariage par rapport au parent d'un enfant légitime (article 1634 du code civil) ; c'est à juste titre qu'elle a adopté ce point de vue, puisque le parent d'un enfant légitime n'exerçant pas le droit de garde avait le droit d'entretenir des contacts personnels avec l'enfant, ce qui n'était pas le cas du parent d'un enfant né hors mariage.
Indépendamment de la question de la discrimination, le régime légal en vigueur à l'époque, qui fixait les droits parentaux en se plaçant dans l'hypothèse du mariage, montre clairement que la loi ne visait pas à protéger par-dessus tout la vie familiale telle que la conçoit la Convention, mais seulement son expression formelle. Je me demande si l'on peut considérer comme légitime au regard du paragraphe 2 de l'article 8 un tel objectif de la loi, qui attache une importance particulière à un aspect cérémoniel de la vie familiale et non aux éléments réellement constitutifs de la notion de famille dans une société moderne.
Cependant, même en supposant qu'un tel but fût légitime, voire qu'il n'ait pas seulement visé à servir un aspect institutionnel de la vie familiale, il demeure la question de savoir si nous reconnaissons comme « nécessaire dans une société démocratique » la prémisse fondamentale de la loi, telle qu'exprimée au paragraphe 1 de l'article 1711, à savoir que la personne exerçant le droit de garde (toujours la mère) fixe les modalités du droit de visite du père à l'égard de l'enfant, et que l'intérêt de l'enfant – combiné, bien entendu, avec celui de la mère – soit pour un tribunal le seul critère à retenir pour décider si un père a le droit d'entretenir des contacts personnels avec son enfant. D'après la loi, il ne suffit pas qu'un père exprime le souhait d'exercer son droit à la vie familiale, garanti par l'article 8, dans des situations où cela n'est pas préjudiciable à l'enfant, pour l'autoriser à jouir de cet aspect élémentaire des droits de l'homme.
Comme je l'ai dit plus haut, les tribunaux internes ont été fortement influencés par cette disposition de la loi et par l'importance qu'elle attribue à la volonté de la mère lorsqu'ils ont décidé du droit du père à établir ou poursuivre des contacts avec son enfant. Je considère que cette clause légale ainsi que la manière dont elle a été appliquée par les juridictions internes ont emporté violation de l'article 8 de la Convention.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE RESS, À LAQUELLE DÉCLARENT SE RALLIER M. PASTOR RIDRUEJO ET M. TÜRMEN, JUGES
(Traduction)
1. Comme dans l'affaire Sommerfeld c. Allemagne, nous sommes au regret de ne pouvoir nous rallier à l'avis de la majorité selon lequel il n'y a pas eu violation de l'article 8.
2. La question fondamentale que pose cette affaire sous l'angle de l'article 8 a trait aux exigences procédurales découlant implicitement de cette disposition, que la Cour a déjà exposées et explicitées à maintes reprises. L'une des exigences fondamentales s'agissant du droit de visite des parents à l'égard de leurs enfants est qu'il doit exister des garanties légales destinées à assurer la protection effective du droit des parents et des enfants au respect de leur vie familiale (arrêts Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, § 49, CEDH 2000-VIII, Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, §§ 65-66, CEDH 2002-I, et Covezzi et Morselli c. Italie, no 52763/99, 9 mai 2003). Un aspect décisif de pareil « droit de visite des parents » est le point de savoir si la loi permet au requérant de jouer dans le processus décisionnel, considéré comme un tout, un rôle suffisamment important pour lui assurer la protection requise de ses intérêts. La règle procédurale devrait être celle qui a été fixée pour la première fois dans l'arrêt Elsholz précité, à savoir que les juridictions internes doivent apprécier la question délicate de l'intérêt supérieur de l'enfant sur la base d'une expertise psychologique motivée et récente, et que l'enfant doit si possible être « entendu » par le psychologue et le tribunal.
3. Nous estimons qu'en l'espèce le requérant n'a pas pris une part suffisante dans le processus décisionnel du fait que sa fille, alors âgée de cinq ans, et avec qui il avait vécu pendant plus de deux ans alors qu'il cohabitait avec la mère de l'enfant, n'avait pas été entendue en personne. Plusieurs facteurs décisifs sont à l'origine du refus opposé par le tribunal de district à la demande de droit de visite à l'égard de sa fille émanant du requérant : « les différends profonds entre les parents » et l'opposition de la mère à tout contact entre l'enfant et son père, alors même que le tribunal avait reconnu que le père éprouvait un amour sincère pour sa fille. La psychologue entendue par le tribunal régional a conclu que l'octroi d'un droit de visite sans échanges préalables pour résoudre le conflit opposant les parents n'était pas favorable à l'intérêt de l'enfant. Autrement dit, cela signifie que sans le consentement de la mère, le père n'avait aucune chance d'obtenir un droit de visite. Dans ces conditions, on ne saurait exclure que la mère ait tenté de détacher entièrement l'enfant de son père biologique. Ce comportement a été rendu possible, au moins en partie, par la législation en vigueur à l'époque des faits, à savoir l'article 1711 du code civil.
4. Ainsi que la chambre l'a relevé (paragraphes 47 et 48 de son arrêt), la psychologue n'a même pas interrogé l'enfant au sujet de son père. La volonté et les souhaits d'une fillette de cinq ans ne sauraient certes être décisifs en matière de droit de visite, mais il aurait malgré tout été important de connaître sa réponse à la question de savoir si elle désirait voir son père, afin que la psychologue pût se faire une idée de ses véritables souhaits. Nous ne pouvons que rappeler la conclusion de la chambre : « il était indispensable de disposer d'informations correctes et complètes sur la relation entre l'enfant et le requérant, c'est-à-dire le parent demandant un droit de visite, afin de déterminer quels étaient les véritables souhaits de [l'enfant] et ainsi ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu » (paragraphe 48 de l'arrêt de la chambre).
5. De plus, dans cette affaire, comme dans l'affaire Sommerfeld, la loi en vigueur à l'époque où les juridictions internes ont rendu leurs décisions – loi qui introduisait une discrimination entre les pères d'enfants nés hors mariage et ceux d'enfants légitimes – a influé sur l'ensemble de la procédure judiciaire et a donc non seulement emporté violation de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 8, mais a aussi largement contribué à la violation de l'article 8 pris isolément. Dès le début, la loi a mis le requérant dans une position assez difficile : il devait prouver que des contacts personnels entre lui et l'enfant seraient dans l'intérêt de celle-ci, alors que pour les enfants nés de parents mariés, on présumait normalement que tel était le cas, et le droit de visite ne pouvait être refusé que si cela était contraire à l'intérêt supérieur de l'enfant. Les pères d'enfants nés hors mariage, en revanche, devaient démontrer qu'il était vraiment dans l'intérêt de l'enfant qu'ils entretiennent des contacts personnels avec ce dernier. Cette règle a très nettement défavorisé le requérant, M. Sahin. Pour prouver que la reprise des contacts était dans l'intérêt de sa fille, il devait surmonter l'opposition déclarée de la mère de l'enfant, et pour établir que ces contacts ne perturberaient pas la relation entre la mère et l'enfant, il aurait fallu parler à l'enfant de son père. Le fait que celui-ci n'ait pas du tout été évoqué avec elle, que ce soit par la psychologue ou par le tribunal, lequel aurait pu prendre des dispositions spéciales pour tenir compte du jeune âge de l'enfant, a fait peser la charge de la preuve sur le père. Il n'existe aucune réponse satisfaisante à la question de savoir ce qu'il aurait pu faire de plus pour prouver que les relations avec son père seraient favorables à l'enfant, alors que, pour des enfants légitimes, il aurait été présumé que tel était le cas en vertu de la loi en vigueur à l'époque où la décision a été rendue.
Le rôle insuffisant joué par le requérant dans le processus décisionnel – puisqu'il n'a pas pu parler directement à sa fille, que ce soit au tribunal ou à l'extérieur, même en présence de la psychologue – joint au fait qu'il a dû assumer la charge de la preuve s'agissant de l'intérêt supérieur de l'enfant, nous conduisent à conclure qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention.
ARRÊT SAHIN c. ALLEMAGNE
ARRÊT SAHIN c. ALLEMAGNE
ARRÊT SAHIN c. ALLEMAGNE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER Mme LA JUGE TULKENS
ARRÊT SAHIN c. ALLEMAGNE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE M. LE JUGE ROZAKIS, À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER Mme LA JUGE TULKENS
ARRÊT SAHIN c. Allemagne – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
ARRÊT SAHIN c. ALLEMAGNE – OPINION EN PARTIE DISSIDENTE