AFFAIRE ROWE ET DAVIS c. ROYAUME-UNI
(Requête no 28901/95)
ARRÊT
STRASBOURG
16 février 2000
En l'affaire Rowe et Davis c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu'amendée par le Protocole no 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
M. L. Wildhaber, président, Mme E. Palm, MM. L. Ferrari Bravo, L. Caflisch, J.-P. Costa, W. Fuhrmann, K. Jungwiert, M. Fischbach, B. Zupančič, Mme N. Vajić, M. J. Hedigan, Mmes W. Thomassen, M. Tsatsa-Nikolovska, MM. T. Panţîru, E. Levits, K. Traja, Sir John Laws, juge ad hoc,
ainsi que de Mme M. de Boer-Buquicchio, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 octobre 1999 et 26 janvier 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 12 mars 1999, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 28901/95) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Raphael Rowe et M. Michael Davis, avaient saisi la Commission le 20 décembre 1993 en vertu de l'ancien article 25.
La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 de la Convention.
2. Conformément à l'article 5 § 4 du Protocole no 11, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement, un collège de la Grande Chambre a décidé, le 31 mars 1999, que l'affaire serait examinée par la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Ferrari Bravo, M. L. Caflisch, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, M. B. Zupančič, Mme N. Vajić, M. J. Hedigan, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. T. Panţîru, M. E. Levits et M. K. Traja (article 24 § 3 du règlement).
Ultérieurement, Sir Nicolas Bratza, qui avait participé à l'examen de l'affaire par la Commission, s'est déporté de la Grande Chambre (article 28 du règlement). En conséquence, le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a désigné Sir John Laws pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
3. Ainsi qu'en avait décidé la Grande Chambre, une audience consacrée à la fois à la présente espèce et aux affaires Jasper c. Royaume-Uni (requête no 27052/95) et Fitt c. Royaume-Uni (requête no 29777/96) s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 20 octobre 1999.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement MM. M. Eaton, conseiller juridique adjoint, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, agent, R. Cranston, Solicitor-General, J. Eadie, Barrister-at-Law, conseils, R. Heaton, ministère de l'Intérieur, Mme G. Harrison, ministère de l'Intérieur, M. C. Burke, Douanes et accises, Mme F. Russell, Crown Prosecution Service, M. A. Chapman, Law Officer's Department, conseillers ;
– pour les requérants M. B. Emmerson, Barrister-at-Law, conseil, Mmes M. Cunneen, Solicitor (Liberty), P. Kaufman, Barrister-at-Law, MM. S. Young, Solicitor, A.B.R. Masters, Barrister-at-Law, conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses à des questions posées par plusieurs de ses membres M. Emmerson et M. Cranston.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Les infractions
4. Dans la nuit du 15 au 16 décembre 1988, une série d'infractions furent commises dans le Surrey, en Angleterre.
Dans le cadre de la première, qui peut avoir été perpétrée à un moment quelconque après 1 h 30 du matin, deux hommes furent attaqués alors qu'ils se trouvaient à bord d'un véhicule garé dans un champ jouxtant un pub, à Fickleshall. Juste après la conclusion de rapports sexuels entre les intéressés (M. Ely et M. Hurburgh), deux individus masqués surgirent. L'un portait un couteau, l'autre un revolver. Ely fut tiré hors de la voiture et ses agresseurs lui dérobèrent 10 livres sterling (GBP). Sommé de s'allonger face contre terre, il s'exécuta sous la surveillance de l'homme muni du couteau. Il s'aperçut alors de la présence d'un troisième individu masqué. Les agresseurs voulurent prendre la voiture, qui appartenait à Hurburgh. Ne l'entendant pas de cette oreille, celui-ci fut à son tour agressé. Ely reçut l'ordre de ramper jusqu'à l'endroit où Hurburgh, qui avait été ligoté, se trouvait allongé. Il fut lui aussi ligoté et bâillonné. De l'essence fut répandue autour d'eux. A la vue d'une cigarette allumée, Ely s'évanouit. Lorsqu'il reprit connnaissance, l'Austin Princess appartenant à Hurburgh avait disparu et ce dernier était mort. Les agresseurs avaient abandonné quelque 500 mètres plus loin, à l'entrée d'un champ, la Spitfire volée à bord de laquelle ils étaient arrivés sur les lieux.
5. Plus tard dans la nuit, vers 3 h 40 du matin, trois hommes masqués firent irruption dans le logement des Napier, à Oxted. Ils entrèrent par une fenêtre donnant sur l'arrière de l'immeuble. Deux d'entre eux pénétrèrent dans la chambre de Timothy Napier ; l'un avait un couteau, l'autre un revolver. Entre-temps, Richard Napier (le père) fut réveillé par le troisième agresseur, qui était armé d'un revolver. Il fut conduit dans la chambre de Timothy. L'un et l'autre s'entendirent déclarer que s'ils ne se montraient pas coopératifs, ils seraient abattus. Ils se jetèrent alors sur leurs agresseurs et les forcèrent à descendre les escaliers. Dans la lutte, Timothy Napier se fit taillader un bras, ce qui provoqua le sectionnement d'une artère. Richard Napier fut contraint par ses agresseurs de remonter les escaliers jusqu'à la chambre où sa femme attendait. Un couteau pointé sur elle, celle-ci fut invitée à se débarrasser de ses bagues et de ses autres bijoux, faute de quoi elle aurait les doigts tranchés. Les deux autres agresseurs mirent la pièce à sac avant que tous trois ne s'enfuissent à bord de la Toyota de Timothy. Ce dernier fut emmené à l'hôpital. Les médecins découvrirent qu'il avait reçu dans le dos un coup de couteau qui avait percé la cavité pleurale, rendant nécessaire l'insertion d'un drain dans la poitrine. La voiture de Hurburgh fut découverte abandonnée non loin de là.
6. A 5 heures du matin, Mme Spicer et son partenaire (M. Almond), qui dormaient au domicile de la première à Fetcham, se réveillèrent pour constater la présence de trois hommes masqués dans leur chambre. Ces derniers leur demandèrent de l'argent, des bijoux et les clefs de leurs voitures. Ils indiquèrent aux intrus où trouver ce qu'ils demandaient. Leurs agresseurs les ligotèrent et les bâillonnèrent, après quoi ils saccagèrent la maison. Il s'écoula presque une heure avant qu'ils ne partissent, emportant avec eux une grande quantité d'objets, ainsi que les deux voitures appartenant au couple, une Renault et une Cavalier. La Toyota de Timothy Napier fut découverte abandonnée à proximité.
B. La récompense, l'enquête et les arrestations
7. Les événements décrits ci-dessus défrayèrent la chronique. Ainsi fut notamment publiée dans les médias nationaux, entre le 17 et le 19 décembre 1988, l'offre d'une récompense de 25 000 GBP pour tout renseignement conduisant à la condamnation des auteurs des infractions. Le dimanche 18 décembre parvint au centre opérationnel de la police une information selon laquelle les personnes responsables du meurtre et des autres infractions résidaient au numéro 25 Lawrie Park Road, à Sydenham, dans le sud de Londres (« le no 25 »). En outre, l'auteur de l'appel déclara qu'une grande quantité des biens qui avaient été dérobés au cours des vols avaient été recueillis par d'autres personnes résidant au no 25, puis entreposés dans l'appartement d'un comparse de sexe féminin situé au 71 Queen Adelaide Court.
8. Le propriétaire du no 25 était M. Smith, qui occupait le rez-de-chaussée et le sous-sol. Le restant de la maison (les deux étages supérieurs) était divisé en appartements, occupés notamment par les requérants, Raphael Rowe et Michael Davis. Randolph Johnson venait à la maison de temps à autre, les derniers temps pour aider à réparer les conduites et diverses installations électriques, et il y serait venu dans la nuit du 15 décembre 1988. Rowe, Davis et Johnson étaient noirs.
9. Trois hommes blancs vivaient également au no 25 : Mark Jobbins, Norman Duncan et Shane Griffin (« le groupe Jobbins »). Ils étaient à l'époque âgés de vingt-neuf, vingt et un et dix-neuf ans respectivement. Duncan et Griffin sniffaient régulièrement de la colle. Tous trois avaient des antécédents judiciaires.
10. A la suite des informations reçues par la police, des mandats de perquisition furent obtenus pour chacune des adresses et furent exécutés simultanément le 19 décembre 1988 à 7 h 50 du matin. Lors de la perquisition effectuée au no 25, à un moment quelconque entre 14 h 15 de l'après-midi le 19 décembre et 5 heures du matin le 20 décembre, la police découvrit dans la corbeille à papier de Rowe une broche dérobée au couple Spicer/Almond. D'autres objets provenant du même vol furent trouvés dans une pièce servant de dépôt. Les policiers y découvrirent également des figurines de porcelaine (ne présentant aucun lien avec les infractions susdécrites), qui portaient les empreintes de Davis. Des taches de sang visibles sur une veste trouvée dans la chambre de Rowe furent analysées. Elles révélèrent que le sang était celui d'une personne appartenant à un groupe sanguin partagé par 8 % de la population, dont la victime du meurtre, Hurburgh. Rowe, Davis, Jobbins et Griffin furent arrêtés au motif qu'on les soupçonnait de vols avec effraction aggravés. Duncan fut appréhendé le 21 décembre.
11. Kate Williamson, une lycéenne de seize ans qui était la petite amie de Rowe, livra à la police un certain nombre d'objets provenant du vol Spicer/Almond, notamment deux bagues de fidélité, un bracelet de montre en métal jaune et une montre de dame. Elle déclara à la police qu'elle rendait fréquemment visite à Rowe et qu'elle se trouvait chez lui dans la nuit du 15 décembre 1988. Elle affirma ne connaître Jobbins, Duncan et Griffin que de vue.
12. Joanne Cassar informa la police qu'elle avait demeuré avec un autre résidant du no 25, Jason Cooper, pendant une certaine période en 1988. Elle connaissait Davis, Rowe, Jobbins, Duncan et Griffin. Elle s'était trouvée au no 25 pendant la nuit du 15 décembre 1988, où elle avait dormi dans la chambre de Cooper.
13. L'autre mandat de perquisition fut exécuté au no 71 Queen Adelaide Court. Il déboucha sur l'arrestation de la locataire, Bernadette Roberts, qui était la petite amie de Jobbins, et permit de récupérer une grande quantité de biens volés.
14. Johnson fut arrêté le 6 janvier 1989 par plusieurs policiers, après une longue course-poursuite. Il était en possession d'un revolver. Dans sa déposition, il admit qu'il s'était rendu au no 25 à diverses reprises et que la nuit en question il y était probablement resté jusqu'à une heure tardive. Il nia avoir participé aux infractions et déclara lors de ses interrogatoires par la police qu'il pouvait avoir passé la nuit avec une petite amie.
C. Le procès
15. Le procès des deux requérants et de Johnson se déroula devant la Central Criminal Court en février 1990.
16. La thèse de l'accusation consistait à dire que les trois hommes avaient participé à chacune des infractions. D'après l'accusation, il y avait des preuves établissant un lien entre les infractions : l'Austin Princess volée à Hurburgh avait été trouvée sur les lieux du vol Napier, la Toyota volée aux Napier avait été découverte abandonnée à côté de l'endroit où résidait le couple Spicer/Almond, et les véhicules dérobés à ce dernier se rattachaient aux occupants du no 25. En outre, les témoins de chacun des vols avaient décrit une équipe de trois voleurs dont au moins un était muni d'un revolver et un second d'un couteau, tous étant vêtus de noir et portant des cagoules.
17. L'accusation s'appuya en grande partie sur les témoignages livrés par les membres du groupe Jobbins. Ceux-ci reconnurent avoir volé ensemble la Spitfire qui avait été trouvée abandonnée à côté de l'endroit où avait eu lieu le premier vol à main armée et le meurtre, et avoir conduit la Renault et la Cavalier volées lors de la dernière infraction dans un champ à Sidcup où ils y avaient mis le feu. Ils déclarèrent notamment que la nuit du 15 au 16 décembre Rowe avait demandé s'il pouvait utiliser la Spitfire et que le même Rowe, Davis et un autre homme noir avaient demandé de l'aide sous d'autres formes, telles que le prêt d'une cagoule et un coup de main pour faire démarrer la Spitfire. Les membres du groupe Jobbins témoignèrent également au sujet des événements du matin suivant (16 décembre) où Rowe avait, d'après eux, fait un certain nombre de commentaires qui attestaient sa participation aux infractions et leur avait demandé de se débarrasser des voitures dérobées au ménage Spicer/Almond et de conserver ailleurs les objets volés.
18. En outre, l'accusation se fonda sur le témoignage de Kate Williamson. Au dire de celle-ci, Rowe l'avait quittée pendant la nuit du 15 au 16 décembre, pour revenir le lendemain matin à 6 h 30, il lui avait donné des bagues provenant du vol Napier afin qu'elle les fît estimer, il avait griffé la vitre de sa chambre avec une des bagues sertie d'un diamant et il lui avait parlé des voitures volées. L'accusation s'appuya également sur la déposition de Joanne Cassar, qui avait affirmé que Davis lui avait donné une plante qu'il disait avoir trouvée dans le coffre de la voiture volée à Almond. Enfin, Martin Todd, un détenu de la prison de Brixton, où Johnson avait séjourné en détention provisoire, déclara que ce dernier avait fait en sa présence des remarques qui démontraient qu'il avait pris part aux infractions.
19. Les trois accusés nièrent toute participation aux infractions. Ils excipèrent du fait que Kate Williamson et d'autres avaient déclaré que Rowe et Davis s'étaient trouvés en leur compagnie à des moments de la nuit du 15 au 16 décembre qui étaient incompatibles avec l'allégation selon laquelle la Spitfire avait été aperçue à peu près au même moment tout près du lieu où avait été perpétré le meurtre de Hurburgh, et que les victimes des infractions, notamment Ely, les Napier et Spicer, avaient déclaré que leurs agresseurs étaient blancs. Au nom de Johnson, il avait été soutenu que rien ne prouvait que l'intéressé eût participé aux actes préparatoires ou qu'il eût ensuite contribué à faire disparaître les objets volés.
20. La défense soutint que beaucoup des témoins à charge n'étaient pas crédibles. Ainsi, la déposition de Ely comportait un certain nombre d'incohérences, de même que celles des membres du groupe Jobbins. Les accusés affirmèrent que si des résidents du no 25 étaient responsables des infractions, c'étaient les membres du groupe Jobbins, et que Jobbins, Duncan et Griffin avaient livré à la police des explications délibérément travesties afin d'impliquer les accusés et d'ainsi s'exonérer eux-mêmes. Joanne Cassar pouvait avoir été complice car elle connaissait Duncan et Griffin, et le témoignage de Kate Williamson pouvait avoir été motivé par un sentiment de jalousie suscité par la relation de Rowe avec une autre petite amie, et il était de toute manière incompatible avec une lettre que l'intéressée avait envoyée à Rowe alors que celui-ci se trouvait en prison. La défense chercha à contester la validité du témoignage de Todd en arguant que celui-ci pouvait avoir menti afin d'obtenir une libération conditionnelle. Par ailleurs, évoquant la récompense substantielle qui avait été offerte, elle soutint qu'il s'agissait là d'un élément qui pouvait avoir incité des témoins à charge à déposer.
21. Lors de sa déposition devant le tribunal, Davis affirma – et cette déclaration concordait avec celle qu'il avait faite à la police – qu'il n'avait joué aucun rôle dans les infractions et qu'il n'avait rien eu à voir avec la Spitfire. Il dit avoir passé chez lui la nuit du 15 décembre et souscrivit à la déclaration de Kate Williamson selon laquelle il était sorti et n'était rentré que vers minuit trente. La déposition de Rowe se conciliait elle aussi avec la déclaration qu'il avait faite à la police. L'intéressé nia avoir participé en aucune façon aux infractions et déclara qu'après être retourné au no 25 à minuit trente, il avait dormi avec Kate Williamson le restant de la nuit. Johnson ne déposa pas.
22. Le 26 février 1990, la Central Criminal Court reconnut les requérants et leur coaccusé coupables de meurtre, de coups et blessures volontaires graves et de trois chefs de vol avec violences. Elle les condamna chacun à des peines d'emprisonnement – à vie, de quinze ans et de douze ans – qui furent confondues.
D. La procédure devant la Cour d'appel
23. Les requérants et Johnson interjetèrent appel, estimant notamment que leurs condamnations reposaient sur des bases peu solides et peu satisfaisantes, compte tenu des faiblesses et incohérences qui entachaient les déclarations des témoins qui avaient déposé contre eux.
1. La procédure de divulgation
24. Le 20 octobre 1992, lors de la première audience devant la Cour d'appel, le représentant de l'accusation remit à ladite juridiction un document qui ne fut pas montré à l'avocat de la défense. Il y invitait la Cour d'appel à se prononcer sur une demande de dispense de divulgation (paragraphes 34-35 ci-dessous) et l'informait que la question présentait un degré de sensibilité tel que la requête devait être examinée dans le cadre d'un débat non contradictoire ou, à admettre la tenue d'une audience contradictoire, à la seule condition que les avocats de la défense prissent l'engagement de ne révéler ni à leurs solicitors ni à leurs clients le contenu des informations en cause. Les deux avocats de la défense firent savoir qu'ils ne pouvaient en conscience prendre pareil engagement et ils quittèrent la salle d'audience. La requête fut alors examinée de manière non contradictoire.
25. Les 14 et 15 janvier 1993, la question de la divulgation fut réexaminée par une Cour d'appel siégeant dans une composition différente (même si Lord Taylor, le Lord Chief Justice, siégea les deux fois). La raison en était que les avocats de la défense avaient reconsidéré leur position, pour conclure qu'ils avaient eu tort de se retirer volontairement de la première audience. Ils soutenaient i. que les avocats de la défense auraient dû se voir donner l'autorisation d'assister sans devoir prendre d'engagement au débat sur la requête formée par la Couronne, et ii. que le représentant de l'accusation aurait dû à tout le moins être obligé de dire de quelle catégorie les éléments en question relevaient, ce qui eût permis aux avocats de la défense de formuler des observations sur la question de savoir si la non-divulgation d'éléments relevant de la catégorie en cause pouvait ou non être autorisée. Dans son arrêt, la Cour d'appel observa que la procédure à suivre lorsque l'accusation est en possession d'éléments dont elle estime qu'ils ne doivent pas être divulgués à la défense avait été modifiée par l'arrêt R. v. Ward (paragraphe 37 ci-dessous) : c'était désormais au tribunal et non à l'accusation de décider si la divulgation s'imposait ou non. Elle énonça par ailleurs une série de directives procédurales devant être suivies dans les affaires de ce type (paragraphes 39-40 ci-dessous). En définitive, toutefois, elle décida qu'il n'y avait pas lieu à divulgation.
26. Le 22 juin 1993, dès l'ouverture de l'audience consacrée à l'examen au fond du recours par une formation différente de la Cour d'appel, l'avocat de la défense invita celle-ci à ordonner à la Couronne de divulguer le ou les noms de toute personne ou toutes personnes auxquelles une somme d'argent avait été versée en guise de récompense pour des informations données à la police au sujet des requérants et demanda à pouvoir consulter le rapport établi par le Bureau des plaintes contre la police à la suite d'une plainte introduite par le premier requérant. La Cour d'appel se vit remettre des documents pertinents pour la requête en divulgation, qui ne furent pas montrés à l'avocat de la défense. Néanmoins, celui-ci formula des observations sur les éléments dont il estimait qu'ils rendaient nécessaire la divulgation des documents en question et sur l'exercice de mise en balance. Après avoir examiné ces observations et l'ensemble des documents pertinents, la Cour d'appel refusa d'ordonner la divulgation des éléments en question.
2. L'appel au principal
27. Le 29 juillet 1993, la Cour d'appel confirma les condamnations des requérants et celle de Johnson, estimant que rien ne permettait de dire qu'un doute planait sur leur légitimité.
E. Les événements subséquents
28. Les requérants sollicitèrent de la Cour d'appel l'autorisation de saisir la Chambre des lords, mais leur demande fut rejetée le 30 septembre 1993.
29. Par une lettre du 27 novembre 1994, le solicitor du premier requérant, s'appuyant sur l'arrêt R. v. Rasheed (paragraphe 42 ci-dessous), invita le Service des poursuites de la Couronne (Crown Prosecution Service) à révéler toute demande de récompense faite avant le procès par tout témoin, et en particulier par l'un des membres du groupe Jobbins, par Williamson ou par Cassar.
30. Le 22 novembre 1995, ledit service répondit ainsi :
« En ce qui concerne le point mentionné au paragraphe 1 de votre lettre du 27 octobre 1994, vous n'êtes pas sans savoir que la question des récompenses a été soulevée par [l'avocat de la défense] au début de l'audience consacrée à l'examen de l'appel interjeté contre la dispense de divulgation. Il en résulta une requête unilatérale, qui fut examinée en chambre du conseil. Cette requête fut accueillie, et le Lord Justice Watkins s'exprima ainsi à son sujet dans son jugement définitif : « Nous avons accueilli la demande et refusé d'ordonner la divulgation de quelques éléments que ce soit, pour les motifs que nous avons indiqués le 22 juin et qui ont été consignés au procès-verbal. »
31. En 1994, les requérants saisirent le ministère de l'Intérieur d'une demande de vérification des fondements de leur condamnation. En avril 1997 fut instituée par la loi de 1995 sur les recours en matière pénale la Commission de contrôle des procédures pénales (Criminal Cases Rewiew Commission – « la CCRC »), à laquelle la cause des requérants fut transférée. En août 1997, la CCRC désigna un officier de la police du Grand Manchester pour enquêter au sujet des circonstances ayant entouré les poursuites dirigées contre les requérants et Johnson. L'enquêteur remit son rapport en janvier 1999.
32. La CCRC rendit quant à elle son rapport le 7 avril 1999. Elle y constatait notamment que Duncan était de longue date un informateur de la police, que le 18 décembre 1988 il avait pris contact avec un policier du Sussex et lui avait déclaré que les requérants étaient les auteurs des infractions des 15-16 décembre 1988. Pour cette aide apportée à la police et pour le témoignage livré par lui lors du procès des requérants, Duncan avait reçu une récompense de 10 300 GBP et avait, en outre, bénéficié de la protection de la police entre le 18 et le 22 décembre 1988, ainsi que d'une immunité de poursuites en rapport avec sa participation reconnue, en qualité de comparse, aux infractions en question. Il ressortait des documents de la police où avaient été consignés les renseignements fournis par Duncan que ce dernier n'avait jamais déclaré que Johnson faisait partie des auteurs de l'infraction. Au nom de l'intérêt public, ces faits n'avaient pas été divulgués à la défense auparavant. La CCRC conclut également que « la police ne tenait pas tellement à ce que les membres du groupe Jobbins fussent poursuivis et [qu'] il y avait une inertie correspondante de la part des autorités de poursuite ». Elle observa également que « si le jury avait eu connaissance de ces éléments, il aurait pu évaluer d'une manière plus critique la crédibilité des membres du groupe Jobbins ». De surcroît, Todd était revenu sur sa déclaration concernant les prétendus commentaires de Johnson concernant sa participation aux infractions.
La CCRC concluait que, à la lumière de ces nouveaux éléments de preuve, il y avait une possibilité réelle que Johnson n'eût pas été impliqué dans les infractions des 15-16 décembre 1988. Il y avait certes des éléments rattachant les deux requérants aux infractions, mais si la thèse de l'accusation relative à l'un des trois auteurs présumés, Johnson, pouvait ne plus être défendable, la Cour d'appel devait se voir donner en même temps l'occasion de rechercher si les condamnations prononcées à l'encontre de Rowe et Davis tenaient toujours. Aussi la CCRC renvoya-t-elle les condamnations des requérants et de Johnson à la Cour d'appel, considérant qu'il y avait une possibilité réelle qu'elles ne seraient pas confirmées en cas de réexamen de la cause (article 13 de la loi de 1995 sur les recours en matière pénale).
33. Au moment de l'adoption du présent arrêt la cause des requérants se trouve toujours pendante devant la Cour d'appel.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. L'obligation de divulgation s'imposant à l'accusation
34. Selon la common law, l'accusation a l'obligation de divulguer toute déclaration écrite ou orale faite par un témoin à charge et se révélant incompatible avec une déposition faite par le même témoin au procès. L'obligation s'étend également aux déclarations de tous témoins potentiellement favorables à la défense.
B. Les exceptions d'intérêt public à l'obligation de divulgation
1. Les directives de l'Attorney-General (1981)
35. En décembre 1981, l'Attorney-General émit des directives, qui n'avaient pas force de loi, concernant les exceptions à l'obligation, prévue par la common law, de communiquer à la défense certains éléments de preuve pouvant se révéler utiles pour elle (Criminal Appeal Reports 1982, vol. 74, p. 302 ; « les directives »). Ces directives visaient à codifier les règles en matière de divulgation et à délimiter le pouvoir qu'avait l'accusation de garder par-devers elle des « éléments non exploités ». L'article 1 des directives définissait comme suit l'expression « éléments non exploités » :
« i. L'ensemble des témoignages et documents non inclus dans le dossier de mise en accusation communiqué à la défense ; ii. les déclarations de tous témoins devant être appelés à déposer à l'audience de mise en accusation et (s'ils ne figurent pas au dossier) tous documents auxquels il est fait référence dans ces déclarations ; iii. la version brute de toutes déclarations expurgées ou résumées incluses dans le dossier de mise en accusation. »
D'après l'article 2, tout élément relevant de cette définition devait être communiqué à la défense si « (...) il a[vait] une incidence sur l'infraction ou les infractions reprochées et sur les circonstances entourant l'affaire ».
36. D'après les directives, l'obligation de divulgation était assortie du pouvoir discrétionnaire pour le représentant de l'accusation de garder par-devers lui des éléments pertinents lorsque ces éléments relevaient de l'une des catégories définies à l'article 6. L'une de ces catégories (6 iv) englobait des éléments « sensibles » que, de ce fait, il valait mieux, dans l'intérêt public, ne pas divulguer. Ces éléments sensibles étaient ainsi définis :
« (...) a) ceux qui touchent à des questions intéressant la sécurité nationale, émanent d'un agent des services de sécurité ou divulguent l'identité d'un agent des services de sécurité qui ne pourrait plus être utilisé par lesdits services une fois son identité connue ; b) ceux qui émanent d'un informateur ou divulguent l'identité d'un informateur lorsqu'il y a des raisons de craindre que la divulgation de l'identité de l'intéressé compromettrait sa sécurité ou celle de sa famille ; c) ceux qui émanent d'un témoin ou divulguent l'identité d'un témoin qui courrait le risque d'être agressé ou de faire l'objet d'intimidations si son identité venait à être connue ; d) ceux qui comportent des précisions qui, si elles venaient à être connues, pourraient faciliter la commission d'autres infractions ou alerter une personne non détenue du fait que des soupçons pèsent sur elle, ou qui trahissent une forme inhabituelle de surveillance ou une méthode inhabituelle de découverte d'une infraction ; e) ceux qui ne sont fournis qu'à condition que le contenu n'en soit pas divulgué, du moins tant qu'une assignation n'a pas été signifiée au fournisseur, par exemple à un cadre bancaire ; f) ceux qui se rapportent à d'autres infractions ou allégations graves d'infractions commises par une personne non accusée ou qui révèlent des condamnations antérieures ou d'autres précisions de nature à nuire à cette personne ; g) ceux qui comportent des détails d'ordre privé concernant leur auteur et qui pourraient compromettre la paix de son ménage. »
Aux termes de l'article 8, « pour déterminer s'il y a lieu ou non de divulguer des déclarations contenant des éléments sensibles, il convient de ménager un équilibre entre le degré de sensibilité des éléments en question et la mesure dans laquelle les informations en cause pourraient aider la défense ». La décision de savoir si l'équilibre à ménager dans une affaire donnée nécessite ou non la divulgation d'éléments sensibles appartenait à l'accusation, qui devait cependant statuer en faveur de la divulgation en présence du moindre doute. S'il se révélait, avant ou pendant le procès, qu'une question touchant à l'obligation de divulguer était en jeu mais qu'une divulgation ne serait pas dans l'intérêt public, à cause du caractère sensible des éléments concernés, l'accusation devait être abandonnée.
2. R. v. Ward (1992)
37. Après le procès des requérants en 1990, mais avant la procédure d'appel en octobre 1992-juillet 1993, les directives ont été remplacées par la common law.
Dans sa décision R. v. Ward (Weekly Law Reports 1993, vol. 1, p. 619), la Cour d'appel se pencha sur les obligations de l'accusation en matière de divulgation des éléments de preuve à la défense et sur la procédure à suivre lorsque l'accusation soutient que certains éléments sont couverts par une immunité d'intérêt public. Elle souligna que c'était au tribunal et non à l'accusation qu'il appartenait de dire où se situait, dans une affaire donnée, le juste équilibre à ménager. A cet égard, elle déclara :
« (...) En agissant comme juge en sa propre cause sur la question de l'immunité d'intérêt public en l'espèce, l'accusation a commis un nombre important d'erreurs qui ont nui à l'équité de la procédure. Aussi des considérations de politique judiciaire renforcent-elles beaucoup l'idée qu'il ne serait pas bon d'autoriser l'accusation à garder par-devers elle des documents pertinents sans en informer la défense. Si, dans une espèce tout à fait exceptionnelle, l'accusation n'est pas disposée à faire trancher la question de l'immunité d'intérêt public par une juridiction, le résultat doit en être inévitablement l'abandon des poursuites. »
La Cour d'appel décrivit comme suit l'exercice de mise en balance devant être accompli par le juge :
« (...) le juge met en balance, d'une part, le caractère souhaitable d'une préservation de l'intérêt public à ne pas divulguer, et, de l'autre, l'intérêt de la justice. Lorsque ce dernier est en jeu dans une affaire pénale touchant et concernant la liberté, voire, à l'occasion, la vie, le poids qu'il convient de lui accorder est évidemment très important. »
3. R. v. Trevor Douglas K. (1993)
38. Dans sa décision R. v. Trevor Douglas K. (Criminal Appeal Reports 1993, vol. 97, p. 342), la Cour d'appel souligna que pour effectuer l'exercice de mise en balance visé dans l'arrêt Ward, le tribunal doit examiner lui-même de visu les éléments litigieux :
« La Cour d'appel estime que le fait d'exclure des preuves sans que la possibilité ait été donnée de vérifier leur pertinence et leur importance s'analyse en une irrégularité matérielle. Lorsque l'accusation invoque une immunité d'intérêt public pour un document, c'est au tribunal qu'il appartient de décider si l'argument peut être accueilli ou non. Pour ce faire, le tribunal doit se livrer à un exercice de mise en balance. Cet exercice ne peut être effectué que par le juge lui-même, qui doit examiner ou analyser de visu les preuves, de manière à pouvoir les mettre en rapport avec les faits. Ce n'est que de cette manière qu'il peut être en mesure de mettre en balance l'intérêt de reconnaître une immunité d'intérêt public et l'intérêt de garantir à la partie sollicitant la divulgation des éléments litigieux l'équité de la procédure. »
La Cour d'appel précisa également que lorsqu'un accusé la saisit au motif que l'accusation a, de manière illégitime, gardé certains éléments par- devers elle, il lui faut examiner elle-même les éléments en question dans le cadre d'une procédure non contradictoire.
4. R. v. Davis, Johnson and Rowe (1993)
39. Dans sa décision R. v. Davis, Johnson and Rowe (Weekly Law Reports 1993, vol. 1, p. 613), la Cour d'appel jugea qu'il n'était pas nécessaire dans chaque espèce que l'accusation informe la défense de son souhait d'invoquer une immunité d'intérêt public. Elle décrivit à cet égard trois procédures différentes.
La première, qu'il y a lieu de suivre en général, consiste pour l'accusation à informer la défense qu'elle sollicite du tribunal une décision et à indiquer au moins à la défense quelle catégorie d'éléments elle détient. La défense se voit alors donner l'occasion de formuler des observations au tribunal.
Dans le cadre de la deuxième procédure, en revanche, là où la divulgation de la catégorie dont relèvent les éléments en question aboutirait de fait à révéler ce que l'accusation affirme ne pouvoir l'être, l'accusation doit aussi informer la défense qu'une requête va être adressée au tribunal, mais elle n'est pas obligée de faire connaître la catégorie dont relèvent les éléments en question, et la requête est formulée dans le cadre d'une procédure non contradictoire.
La troisième procédure s'appliquerait dans un cas exceptionnel, où la divulgation du fait même qu'une requête unilatérale va être introduite équivaudrait de fait à révéler la nature des preuves en question. Dans ce cas, l'accusation pourrait saisir le tribunal d'une requête unilatérale sans en avertir la défense.
40. La Cour d'appel observa que, si les requêtes unilatérales limitaient les droits de la défense dans certains cas, la seule solution de rechange consisterait à obliger l'accusation à choisir entre suivre une procédure contradictoire ou abandonner les poursuites, et dans des cas rares mais graves, l'abandon des poursuites dans le but de protéger des éléments sensibles serait contraire à l'intérêt public. Elle évoqua le rôle important joué par le juge dans le contrôle de l'opinion de l'accusation quant au juste équilibre à ménager et fit observer que même dans les cas où le caractère sensible des informations requérait une procédure non contradictoire la défense bénéficiait d'une « protection aussi grande qu'il [était] possible de lui donner sans qu'il ne soit porté atteinte à l'intérêt public ». Enfin, elle souligna qu'il incombait au tribunal de continuer à surveiller la situation au fur et à mesure que le procès avançait. Il était possible que surgissent au cours du débat des questions de nature à affecter l'équilibre recherché et à exiger une divulgation de certaines données « afin de garantir à l'accusé l'équité de la procédure ». Aussi fallait-il veiller à ce que ce soit le même juge qui connaisse de la requête et qui assure la conduite du procès.
5. R. v. Keane (1994)
41. A la suite de l'appel interjeté par les requérants, les juridictions anglaises clarifièrent plus avant les principes et procédures applicables en matière de divulgation.
Dans sa décision R. v. Keane (Weekly Law Reports 1994, vol. 1, p. 747), la Cour d'appel souligna que dès lors que la procédure non contradictoire décrite dans R. v. Davis, Johnson and Rowe était « contraire au principe général d'une justice ouverte en matière pénale » il ne fallait y recourir que dans des cas exceptionnels. On assisterait à une abdication du devoir de l'accusation si, par excès de précaution, celle-ci se contentait de « déverser devant le tribunal tous ses éléments non exploités, s'en remettant à lui pour les trier, indépendamment de leur pertinence pour les questions actuelles ou potentielles ». Ainsi, l'accusation ne devait produire devant le tribunal que les documents qu'elle jugeait pertinents et souhaitait ne pas devoir divulguer. Les éléments « pertinents » étaient ceux que, de façon raisonnable, l'accusation pouvait considérer comme i. pertinents ou éventuellement pertinents pour un aspect de la cause, ii. soulevant ou susceptibles de soulever une nouvelle question dont l'existence ne transparaissait pas des preuves que l'accusation entendait utiliser, ou iii. recelant un risque réel (et non purement imaginaire) de fournir des indications quant à des preuves relevant des points i et ii. Exceptionnellement, en cas de doute quant à la pertinence des documents ou témoignages en cause, le tribunal pouvait être invité à statuer sur la question. Afin d'aider l'accusation à décider si des éléments en sa possession étaient « pertinents » et pour faciliter au juge l'accomplissement de son exercice de mise en balance, la défense avait la faculté d'indiquer tout moyen ou toute question qu'elle entendait soulever.
6. R. v. Rasheed (1994)
42. Dans sa décision R. v. Rasheed (The Times, 20 mai 1994), la Cour d'appel jugea que l'omission par l'accusation de divulguer le fait qu'un témoin à charge dont la déposition est contestée a sollicité ou obtenu une récompense pour les informations fournies par lui constitue une irrégularité de fond justifiant l'infirmation d'une condamnation.
7. R. v. Winston Brown (1994)
43. Dans sa décision R. v. Winston Brown (Criminal Appeal Reports 1995, vol. 1, p. 191), la Cour d'appel passa en revue le fonctionnement des directives. Elle déclara :
« L'objectif poursuivi par l'Attorney-General était indubitablement d'améliorer la pratique existante de divulgation des données par la Couronne. C'est là un objectif louable. Mais l'Attorney-General ne cherchait pas à créer des règles de droit, ce qui eût d'ailleurs certainement excédé ses pouvoirs (...). Les directives ne sont qu'un ensemble d'instructions à l'attention des juristes du service des poursuites de la Couronne et des représentants de celle-ci (...). Considérées simplement comme un ensemble d'instructions destinées aux procureurs, les directives seraient insusceptibles de critique si elles suivaient exactement les contours de l'obligation de divulgation que prévoit la common law (...). En revanche, si jugées à l'aune des critères actuels les directives réduisent les obligations que la common law fait peser sur la Couronne et réduisent ainsi les droits que la common law garantit aux accusés, elles doivent être réputées pro tanto illégales (...)
[A]ujourd'hui, les directives enfreignent les exigences du principe de divulgation sous un certain nombre d'aspects d'une importance capitale. Premièrement, la décision rendue dans l'affaire Ward a établi qu'il appartient au tribunal et non au représentant de l'accusation de trancher les questions litigieuses concernant les données susceptibles d'être divulguées, et de statuer sur les motifs juridiques avancés pour justifier la non-production d'éléments pertinents (...). Aux fins de la présente espèce, il y a un point qui revêt une importance cruciale : il ne ressort absolument pas des directives que c'est au tribunal qu'il appartient en définitive de se prononcer sur la nécessité ou non de divulguer (...). Deuxièmement, les directives ne présentent pas de manière exhaustive l'obligation de divulgation que fait peser la common law sur l'accusation (R. v. Ward, pp. 25 et 681D). Dans cette mesure également, elles sont dépassées. Troisièmement, les directives ont été rédigées avant que n'interviennent des changements très importants dans le domaine de l'immunité d'intérêt public. [A]insi, l'article 6 des directives est libellé d'une manière telle que le procureur jouit d'un pouvoir discrétionnaire en la matière (...). Beaucoup de ce qui relève de la catégorie des « éléments sensibles » est, à n'en pas douter, couvert par la notion d'immunité d'intérêt public. Mais ce n'est pas le cas de toutes les données (...) »
8. R. v. Turner (1994)
44. Dans sa décision R. v. Turner (Weekly Law Reports 1995, vol. 1, p. 264), la Cour d'appel, revenant sur l'exercice de mise en balance, déclara notamment :
« Depuis la décision R. v. Ward (...), on constate une tendance croissante, de la part des accusés, à solliciter la divulgation des noms et du rôle joué par les informateurs en soutenant que ces éléments revêtent une importance essentielle pour leur défense. On a vu se multiplier les défenses consistant à dire que l'accusé avait été victime d'un coup monté, ainsi que les allégations de recours à la contrainte par les autorités, choses qui étaient rares par le passé. Nous souhaitons attirer l'attention des juges sur la nécessité d'examiner avec un soin particulier les demandes de divulgation de précisions concernant des informateurs. Les juges doivent faire preuve de beaucoup de discernement pour déterminer si sont justifiées les allégations selon lesquelles l'accusé a besoin de connaître pareilles précisions au motif que celles-ci revêtent une importance essentielle pour sa défense. Si elles ne le sont pas, il faut alors que le juge adopte une attitude de fermeté pour refuser d'ordonner la divulgation des données litigieuses. Il est manifeste que l'on peut distinguer entre les affaires où les circonstances font apparaître qu'il n'y a aucune possibilité réaliste que les renseignements concernant l'informateur aient une incidence sur les questions à trancher et celles où les circonstances laissent entrevoir pareille possibilité. Là encore, il y a des affaires où l'informateur est un informateur et rien de plus, et il y en a d'autres où l'informateur peut avoir participé aux faits constitutifs de l'infraction ou à des faits l'ayant entourée ou suivie. Même là où l'informateur a participé à semblables faits, le juge doit se demander si le rôle joué par celui-ci a une incidence telle sur une question présentant un intérêt actuel ou potentiel pour la défense qu'il rend nécessaire la divulgation sollicitée (...)
Qu'il nous suffise de dire qu'en l'espèce nous sommes convaincus que les renseignements relatifs à l'informateur révélaient sa participation aux événements en rapport avec l'infraction, ce qui, combiné avec la manière dont la défense s'est articulée d'emblée, l'accusé affirmant être la victime d'un coup monté, faisait ressortir la nécessité pour la défense de connaître l'identité de l'informateur et le rôle joué par lui à cet égard. En conséquence, si l'on applique le principe énoncé dans la décision R. v. Keane (...) aux faits de la présente espèce, il ne peut y avoir qu'une réponse à la question de savoir si les données relatives à l'informateur étaient d'une importance telle pour les questions présentant un intérêt actuel ou potentiel pour la défense que l'équilibre que le juge avait à ménager plaidait nettement en faveur d'une divulgation. »
9. La loi de 1996 sur la procédure pénale et les enquêtes
45. En 1996 est entré en vigueur en Angleterre et au pays de Galles un nouveau régime légal précisant les devoirs de l'accusation en matière de divulgation. En vertu de ses dispositions, l'accusation doit opérer une « première divulgation » de l'ensemble des éléments non divulgués antérieurement qui, de l'avis du procureur, pourraient affaiblir la thèse de l'accusation. L'accusé doit alors soumettre à l'accusation et au tribunal une déclaration exposant dans ses grandes lignes la nature de sa défense et les questions sur lesquelles il n'est pas d'accord avec l'accusation. Celle-ci opère alors une « seconde divulgation » de l'ensemble des éléments précédemment non divulgués « dont on peut raisonnablement supposer qu'ils peuvent aider la défense de l'accusé telle que celle-ci se dégage de la déclaration de défense ». La manière dont l'accusation s'acquitte de ses obligations en matière de divulgation peut être contrôlée par le tribunal sur demande de l'accusé.
C. L'« avocat spécial »
46. A la suite des arrêts rendus par la Cour européenne des Droits de l'Homme dans les affaires Chahal c. Royaume-Uni (15 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-V) et Tinnelly & Sons Ltd et autres et McElduff et autres c. Royaume-Uni (10 juillet 1998, Recueil 1998-IV), le Royaume-Uni a adopté un dispositif prévoyant la désignation d'un « avocat spécial » dans certaines affaires touchant à la sécurité nationale. Les dispositions en sont contenues dans la loi de 1997 sur la Commission spéciale de recours en matière d'immigration (Special Immigration Appeals Commission Act – « la loi de 1997 ») et dans la loi de 1998 sur l'Irlande du Nord (Northern Ireland Act – « la loi de 1998 »). En vertu de cette législation, lorsqu'il est nécessaire pour des motifs tenant à la sécurité nationale que le tribunal saisi siège à huis clos en l'absence de la personne concernée et de ses représentants, l'Attorney-General peut désigner un avocat spécial pour assumer dans la procédure les intérêts de la personne concernée. La législation prévoit que l'avocat spécial n'est toutefois pas « responsable envers la personne dont il est chargé d'assumer les intérêts », ce qui a pour effet d'autoriser et d'obliger l'avocat spécial à garder secrète toute information ne pouvant être divulguée.
47. Ainsi, par exemple, en matière d'immigration les règles pertinentes au regard de la loi de 1997 sont contenues dans le règlement de procédure de 1998, pris pour l'application de la loi sur la Commission spéciale de recours en matière d'immigration (Statutory Instrument no 1998/1881). L'article 3 de ce règlement de procédure prévoit que, dans l'exercice de ses fonctions, la Commission de recours veille à ce qu'aucune divulgation d'informations n'ait lieu qui soit contraire aux intérêts de la sécurité nationale, aux relations internationales du Royaume-Uni, à la découverte ou à la prévention des infractions, ou en toutes autres circonstances où pareille divulgation serait de nature à nuire à l'intérêt public. L'article 7 se rapporte à l'avocat spécial institué par l'article 6 de la loi de 1997. Il prévoit notamment ce qui suit :
« 7. (...)
4) La fonction de l'avocat spécial est de représenter les intérêts de l'appelant
a) en formulant des observations devant la Commission de recours dans toute procédure dont l'appelant ou son représentant sont exclus ;
b) en contre-interrogeant les témoins dans toute procédure de ce type ;
c) en présentant des observations écrites à la Commission de recours.
5) Sauf ce qui est dit aux paragraphes 6 à 9, l'avocat spécial ne peut communiquer directement ou indirectement avec l'appelant ou son représentant sur aucune question liée à la procédure devant la Commission de recours.
6) L'avocat spécial peut communiquer avec l'appelant et son représentant à tout moment avant que le ministre ne lui soumette les éléments en cause.
7) A tout moment après que le ministre a communiqué les éléments en cause conformément à l'article 10 § 3, l'avocat spécial peut demander à la Commission de recours des instructions l'autorisant à solliciter de l'appelant ou de son représentant des informations en rapport avec la procédure.
8) La Commission de recours informe le ministre de toute demande d'instructions formulée au titre du paragraphe 7, et le ministre doit, dans un délai précisé par la Commission de recours, informer celle-ci de toute objection qu'il peut avoir à la communication des informations sollicitées ou à la forme proposée pour cette communication.
9) Lorsque le ministre formule une objection au titre du paragraphe 8, l'article 11 s'applique en tant que de besoin. »
Les articles 10 et 11, auxquels se réfère l'article 7, prévoient :
« 10. 1) Si le ministre entend s'opposer au recours, il doit, au plus tard dans les quarante-deux jours de la réception par lui d'une copie de l'acte d'appel,
a) produire devant la Commission de recours un résumé des faits sous-jacents à la décision attaquée, ainsi que les motifs de cette décision ;
b) informer la Commission de recours des raisons pour lesquelles il s'oppose au recours ; et
c) produire devant la Commission de recours une déclaration relative aux preuves invoquées par lui à l'appui.
2) Lorsque le ministre s'oppose à ce que des éléments mentionnés au paragraphe 1 soient divulgués à l'appelant ou à son représentant, il doit également
a) énoncer les raisons de son objection ;
b) produire une description des éléments litigieux revêtant une forme pouvant être montrée à l'appelant, si et dans la mesure où il lui est possible de le faire sans divulguer d'informations contraires à l'intérêt public.
3) Lorsqu'il formule une objection au titre du paragraphe 2, le ministre doit dès que possible mettre à la disposition de l'avocat spécial les éléments qu'il a produits devant la Commission de recours en vertu des paragraphes 1 et 2.
11. 1) La procédure visée au présent article se déroule en l'absence de l'appelant et de son représentant.
2) La Commission de recours statue sur la question de savoir s'il convient ou non d'entériner l'objection du ministre.
3) Elle invite au préalable l'avocat spécial à soumettre des observations écrites.
4) Après avoir examiné les observations soumises au titre du paragraphe 3, elle peut
a) inviter l'avocat spécial à formuler des observations orales ; ou
b) entériner les objections du ministre sans inviter l'avocat spécial à soumettre de nouvelles observations.
5) Lorsque la Commission de recours entend passer outre l'objection du ministre ou inviter celui-ci à produire des éléments sous une forme différente de celle sous laquelle il les a produits au titre de l'article 10 § 2 b), elle doit inviter le ministre et l'avocat spécial à formuler des observations orales.
6) Lorsque
a) la Commission de recours passe outre l'objection du ministre ou lui demande de produire des éléments sous une forme différente de celle sous laquelle il les a produits au titre de l'article 10 § 2 b), et que
b) le ministre souhaite s'opposer au recours,
il ne doit être invité à divulguer aucun élément couvert par l'objection rejetée s'il choisit de ne pas s'en prévaloir en s'opposant au recours. »
48. Dans le contexte de la procédure relative à l'égalité en matière d'emploi en Irlande du Nord, le régime mis en place par les articles 90 à 92 de la loi de 1998 et par les articles pertinents du règlement de procédure est identique au mécanisme adopté en vertu de la loi de 1997 (ci-dessus).
49. De surcroît, le gouvernement a déposé il y a peu devant le parlement deux projets qui prévoient la désignation d'« avocats spéciaux » (intervenant dans les mêmes conditions) dans d'autres circonstances. Le projet de 1999 sur les communications électroniques prévoit la désignation d'un « représentant spécial » dans les procédures devant un tribunal des communications électroniques devant être établi pour examiner les plaintes relatives à l'interception et à l'interprétation des communications électroniques. Dans le contexte de la procédure pénale, le projet de 1999 sur la justice pour les jeunes et les preuves en matière pénale prévoit la désignation par le tribunal d'un avocat spécial dans tous les cas où un juge interdit à un accusé non représenté de contre-interroger personnellement le plaignant qui se dit victime d'une infraction sexuelle.
procédure devant la commission
50. M. Rowe et M. Davis ont saisi la Commission le 20 décembre 1993. Ils alléguaient que leur procès en première instance et la procédure devant la Cour d'appel avaient violé les droits à eux garantis par l'article 6 §§ 1 et 3 b) et d) de la Convention.
51. La Commission a déclaré la requête (no 28901/95) recevable le 15 septembre 1997. Dans son rapport du 20 octobre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle formule l'avis unanime qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 combiné avec l'article 6 § 3 b) et d). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt1.
CONCLUSIONS PRéSENTéES à LA COUR
52. Dans leur mémoire comme à l'audience, les requérants ont invité la Cour à juger que, considérées globalement, les procédures suivies devant la Crown Court et la Cour d'appel ont violé l'article 6 § 1 de la Convention combiné avec l'article 6 § 3 b) et d), et à leur accorder une satisfaction équitable au titre de l'article 41.
Le Gouvernement demande pour sa part à la Cour de dire qu'il n'y a pas eu violation de la Convention en l'espèce.
EN DROIT
i. sur la violation alléguée de l'ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 b) ET d) de la CONVENTION
53. Les requérants allèguent que, prises ensemble, les procédures devant la Crown Court et la Cour d'appel ont violé les droits à eux garantis par l'article 6 §§ 1 et 3 b) et d) de la Convention, dont les parties pertinentes en l'espèce sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
54. Les intéressés considèrent que toute omission de divulguer des preuves pertinentes sape le droit à un procès équitable. Avec le Gouvernement et la Commission, ils reconnaissent que le droit à une divulgation intégrale n'est pas absolu et peut, lorsque sont poursuivis des buts légitimes, tels que la protection de la sécurité nationale, de témoins vulnérables ou de sources d'information, être soumis à des limitations, mais ils estiment que toute restriction aux droits de la défense doit être strictement proportionnée et assortie de garanties procédurales propres à compenser le handicap infligé à la défense. Tout en admettant que dans certaines circonstances il pourrait être nécessaire, dans l'intérêt public, d'exclure l'accusé et ses représentants de la procédure de divulgation, ils soutiennent que la procédure par laquelle l'accusation, sans en référer au juge, décida de ne pas divulguer certaines preuves pertinentes lors de leur procès a violé l'article 6. Ce défaut n'aurait pas été redressé par la procédure suivie devant la Cour d'appel : non contradictoire, celle-ci n'offrait aucune garantie contre les préventions ou erreurs judiciaires et il n'y fut pas possible de présenter des arguments au nom de la défense.
55. Les requérants estiment qu'il était nécessaire, aux fins de l'article 6, de contrebalancer la non-participation de la défense à la procédure par l'introduction d'un élément contradictoire tel que la désignation d'un avocat indépendant qui eût été à même de présenter des arguments pour le compte de la défense quant au caractère pertinent ou non des preuves dissimulées, de vérifier le bien-fondé de la demande de reconnaissance d'une immunité d'intérêt public présentée par l'accusation et d'agir comme rempart indépendant contre le risque d'erreurs ou de préventions judiciaires. Et de citer quatre cas où une procédure faisant intervenir un « avocat spécial » a été introduite au Royaume-Uni (paragraphes 46-49 ci-dessus). Ces exemples démontreraient qu'un mécanisme de rechange était disponible qui eût assuré, dans toute la mesure du possible, le respect des droits de la défense dans le cadre d'une audience consacrée à l'examen de la question de savoir si l'intérêt public justifiait la rétention par l'accusation de certains éléments de preuve, tout en prenant en compte des soucis légitimes relatifs, par exemple, à la sécurité nationale ou à la protection de témoins ou de sources d'information, et il incomberait au Gouvernement de démontrer qu'il n'était pas possible en l'espèce d'introduire pareille procédure.
56. Le Gouvernement admet que dans les affaires où, pour des motifs d'intérêt public, des éléments pertinents ou potentiellement pertinents n'ont pas été divulgués à la défense, il importe de veiller à l'existence de garanties suffisantes pour protéger les droits de l'accusé. Il considère que le droit anglais, en principe comme en pratique dans la cause des requérants, offrait le niveau requis de protection. Ainsi à deux reprises la Cour d'appel, avec le bénéfice du recul et une vue d'ensemble claire des questions en jeu, examina les éléments litigieux, mit en balance l'intérêt des accusés à leur divulgation et l'intérêt public à les garder secrets et statua en faveur d'une non-divulgation.
57. Le Gouvernement soutient que le système faisant intervenir un avocat spécial proposé par les requérants ne s'imposait pas pour assurer le respect de l'article 6. La situation en l'espèce contrasterait avec celle qui prévalait dans les procédures en matière d'immigration, où, avant l'introduction du système prévoyant l'intervention d'un avocat spécial (arrêt Chahal cité au paragraphe 46 ci-dessus), il arrivait que le ministre souhaite expulser un individu pour des motifs tenant à la sécurité nationale : en l'occurrence, le juge national fut parfaitement en mesure d'examiner et de trancher l'ensemble des questions relatives à la divulgation des preuves. De surcroît, le système proposé engendrerait des difficultés importantes sur le plan pratique, par exemple pour déterminer les obligations de l'avocat spécial envers l'accusé, la quantité d'informations qu'il serait libre de transmettre à l'accusé et à ses avocats, ou encore la qualité des instructions qu'il pourrait escompter recevoir de la défense. Pareilles difficultés seraient particulièrement aiguës dans les affaires où il y a plusieurs accusés, car pour éviter le risque de conflits d'intérêts il faudrait alors désigner un avocat spécial pour chacun, de même que dans les procès de longue durée, où les questions de divulgation évoluent constamment.
58. La Commission formule l'avis que c'est le juge de première instance qui eût été le mieux à même de peser l'intérêt public à ne pas divulguer et la question de l'équité envers la défense, et que l'absence de pareil examen par ledit magistrat n'a pu être compensée par le contrôle effectué par la Cour d'appel. Elle note de surcroît qu'aucune juridiction ayant eu à connaître de la cause des requérants n'a eu, à aucun moment, la possibilité d'entendre des observations formulées au nom de la défense par un avocat spécialement désigné.
59. La Cour rappelle que les exigences du paragraphe 3 de l'article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1 (arrêt Edwards c. Royaume-Uni du 16 décembre 1992, série A no 247-B, p. 34, § 33). Eu égard aux circonstances de l'espèce, elle juge superflu d'examiner séparément sous l'angle du paragraphe 3 b) et d) les allégations des requérants, celles-ci s'analysant en un grief selon lequel les intéressés n'ont pas bénéficié d'un procès équitable. Aussi se bornera-t-elle à rechercher si, considérée dans son ensemble, la procédure a revêtu un caractère équitable (ibidem, pp. 34-35, § 34).
60. Tout procès pénal, y compris ses aspects procéduraux, doit revêtir un caractère contradictoire et garantir l'égalité des armes entre l'accusation et la défense : c'est là un des aspects fondamentaux du droit à un procès équitable. Le droit à un procès pénal contradictoire implique, pour l'accusation comme pour la défense, la faculté de prendre connaissance des observations ou éléments de preuve produits par l'autre partie (arrêt Brandstetter c. Autriche du 28 août 1991, série A no 211, pp. 27-28, §§ 66-67). De surcroît, l'article 6 § 1 exige, comme du reste le droit anglais (paragraphe 34 ci-dessus), que les autorités de poursuite communiquent à la défense toutes les preuves pertinentes en leur possession, à charge comme à décharge (arrêt Edwards précité, p. 35, § 36).
61. Cela dit, les requérants l'admettent au demeurant (paragraphe 54 ci-dessus), le droit à une divulgation des preuves pertinentes n'est pas absolu. Dans une procédure pénale donnée, il peut y avoir des intérêts concurrents – tels que la sécurité nationale ou la nécessité de protéger des témoins risquant des représailles ou de garder secrètes des méthodes policières de recherche des infractions – qui doivent être mis en balance avec les droits de l'accusé (voir, par exemple, l'arrêt Doorson c. Pays-Bas du 26 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-II, p. 470, § 70). Dans certains cas, il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à la défense, de façon à préserver les droits fondamentaux d'un autre individu ou à sauvegarder un intérêt public important. Toutefois, seules sont légitimes au regard de l'article 6 § 1 les mesures restreignant les droits de la défense qui sont absolument nécessaires (arrêt Van Mechelen et autres c. Pays-Bas du 23 avril 1997, Recueil 1997-III, p. 712, § 58). De surcroît, si l'on veut garantir un procès équitable à l'accusé, toutes difficultés causées à la défense par une limitation de ses droits doivent être suffisamment compensées par la procédure suivie devant les autorités judiciaires (arrêts Doorson précité, p. 471, § 72, et Van Mechelen et autres précité, p. 712, § 54).
62. Lorsque des preuves ont été dissimulées à la défense au nom de l'intérêt public, il n'appartient pas à la Cour de dire si pareille attitude était absolument nécessaire car, en principe, c'est aux juridictions internes qu'il revient d'apprécier les preuves produites devant elles (arrêt Edwards précité, pp. 34-35, § 34). La Cour a quant à elle pour tâche de contrôler si le processus décisionnel appliqué dans un cas donné a satisfait autant que possible aux exigences du contradictoire et de l'égalité des armes et était assorti de garanties aptes à protéger les intérêts de l'accusé.
63. Lors du procès en première instance des requérants, l'accusation décida, sans en référer au juge, de garder par-devers elle, au nom de l'intérêt public, certaines preuves pertinentes. Pareille procédure, où l'accusation s'emploie elle-même à apprécier l'importance des informations dissimulées à la défense, pour la mettre en regard de l'intérêt public à tenir ces informations secrètes, ne saurait satisfaire aux exigences précitées de l'article 6 § 1. De fait, ce principe est reconnu par la jurisprudence anglaise depuis l'arrêt Ward (paragraphes 37 et suivants ci-dessus).
64. Certes, au début de l'audience d'appel le représentant de l'accusation avisa la défense que certaines informations lui avaient été cachées, sans toutefois révéler la nature de celles-ci, et à deux reprises, lors d'audiences non contradictoires où elle entendit les observations de la Couronne, la Cour d'appel se pencha sur les éléments dissimulés à la défense et se prononça pour leur non-divulgation.
65. Toutefois, la Cour considère que cette procédure devant la Cour d'appel n'a pu remédier au manque d'équité du procès résultant de l'absence de tout contrôle par le juge de première instance des preuves non communiquées à la défense. A la différence dudit magistrat, qui vit les témoins déposer et connaissait parfaitement l'ensemble des preuves produites et des questions soulevées, les juges de la Cour d'appel étaient tributaires, pour apprécier la possible pertinence des éléments non divulgués, des comptes rendus du procès devant la Crown Court et des explications fournies par le représentant de l'accusation. De surcroît, le juge de première instance aurait été en mesure de contrôler la nécessité d'une divulgation tout au long du procès, évaluant ainsi l'importance des preuves dissimulées à un stade où de nouvelles questions surgissaient, où il eût été possible, en contre-interrogeant les témoins clés, d'entamer sérieusement la crédibilité de ceux-ci, et où il était toujours loisible à la défense de structurer son argumentation de diverses manières et de faire porter l'accent sur tel aspect plutôt que sur tel autre. Par contraste, la Cour d'appel fut obligée d'effectuer son appréciation ex post facto, et elle peut même avoir été influencée, sans en être consciente, par le verdict de culpabilité rendu par le jury et avoir ainsi sous-estimé l'importance des preuves non divulguées.
66. En conclusion, l'omission par l'accusation de produire les preuves litigieuses devant le juge de première instance, l'empêchant ainsi de statuer sur la question de la divulgation, a privé les requérants d'un procès équitable. Les faits de la présente espèce la distinguent de l'affaire Edwards précitée. Dans cette dernière, en effet, la procédure d'appel permit de remédier aux défauts qui avaient entaché celle de première instance car à ce stade la défense avait reçu la plupart des informations manquantes et la Cour d'appel eut la possibilité d'apprécier à la lumière d'arguments détaillés et pertinents présentés par la défense l'impact des nouveaux éléments sur la solidité de la condamnation (op. cit., p. 35, §§ 36-37).
67. Il en résulte qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
ii. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. L'article 41 de la Convention est ainsi libellé :
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
69. Les requérants invitent la Cour à leur allouer en équité une indemnité pour dommage moral. Le Gouvernement soutient que le constat d'une violation vaudrait en soi satisfaction équitable.
70. La Cour estime comme le Gouvernement que le constat d'une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral éventuellement subi par les intéressés.
B. Frais et dépens
71. Les requérants sollicitent le remboursement, d'une part, des frais et dépens de Liberty, soit 28 065,15 livres sterling (GBP), taxe sur la valeur ajoutée (« TVA ») comprise, et, d'autre part, des honoraires de leurs avocats, lesquels s'élèvent au total à 25 380 GBP, TVA comprise, pour les trois requêtes (la leur, celle de M. Jasper (no 27052/95) et celle de M. Fitt (no 29777/96) ; paragraphe 3 ci-dessus). Le Gouvernement soutient que, sur un certain nombre de points, les frais engagés n'étaient pas nécessaires ni raisonnables quant à leur taux.
72. Statuant en équité, la Cour alloue à MM. Rowe et Davis la somme de 25 000 GBP, plus tout montant pouvant être dû au titre de la TVA, moins les sommes déjà versées par le Conseil de l'Europe dans le cadre de l'assistance judiciaire.
C. Intérêts moratoires
73. D'après les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Angleterre et au pays de Galles à la date d'adoption du présent arrêt est de 7,5 % l'an.
par ces motifs, la cour, à l'unanimité,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, pour frais et dépens, 25 000 GBP (vingt-cinq mille livres sterling), plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, moins 15 233,40 FRF (quinze mille deux cent trente-trois francs français quarante centimes), à convertir en livres sterling au taux applicable à la date de prononcé du présent arrêt ;
b) que ces sommes seront à majorer d'un intérêt simple de 7,5 % l'an, à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 16 février 2000.
Pour le Président
Elisabeth Palm Vice-présidente
Paul Mahoney Greffier adjoint
1-2. Note du greffe : entré en vigueur le 1er novembre 1998.
1. Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique, il n’y figurera que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT ROWE ET DAVIS c. ROYAUME-UNI