COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE REMLI c. FRANCE
(Requête no 16839/90)
ARRÊT
STRASBOURG
23 avril 1996
En l’affaire Remli c. France 1,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A 2, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
R. Pekkanen,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
B. Repik,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint, Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 novembre 1995 et 30 mars 1996,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme ("la Commission") le 18 janvier 1995, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 16839/90) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Saïd André Remli, avait saisi la Commission le 16 mai 1990 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) la Convention.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et a désigné ses conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 5 mai 1995, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. B. Walsh, M. R. Pekkanen, M. M.A. Lopes Rocha, M. L. Wildhaber, M. G. Mifsud Bonnici et M. B. Repik, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l’avocate du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément aux ordonnances rendues en conséquence, les mémoires du requérant et du Gouvernement et les observations écrites du délégué sont parvenus au greffe respectivement les 7 août, 25 août et 2 octobre 1995. Le 8 juin 1995, le secrétaire de la Commission avait fourni au greffier divers documents qu’il avait demandés sur les instructions du président.
5. Ainsi qu’en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 21 novembre 1995, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. M. Perrin de Brichambaut, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
Mme M. Dubrocard, magistrat détaché à la direction des
affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
M. F. Fèvre, magistrat détaché à la direction des affaires
criminelles et des grâces du ministère de la Justice,
M. P. Mollard, juge d’instance au tribunal
d’instance de Metz, conseils;
- pour la Commission
M. J.-C. Geus, délégué;
- pour le requérant
Me C. Waquet, avocate au Conseil d’Etat et à la Cour
de cassation, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Geus, Me Waquet et M. Perrin de Brichambaut, ainsi que les deux derniers en leurs réponses à la question d’un juge.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPECE
6. Français d’origine algérienne, M. Saïd André Remli est actuellement détenu à la maison d’arrêt des Baumettes à Marseille.
A. Le contexte de l’affaire
7. Le 16 avril 1985, lors d’une tentative d’évasion de la maison d’arrêt de Lyon-Montluc, le requérant et un codétenu de nationalité algérienne, M. Boumédienne Merdji, assommèrent un gardien qui décéda quatre mois plus tard des suites des coups reçus.
8. Ils furent inculpés du chef d’homicide volontaire ayant pour objet de faciliter, préparer ou exécuter le délit d’évasion et de tentative d’évasion. Par un arrêt du 12 août 1988, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Lyon les renvoya en jugement devant la cour d’assises du Rhône. Le 5 décembre 1988, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par M. Remli contre l’arrêt de renvoi.
B. La procédure devant la cour d’assises du Rhône
9. Les débats devant la cour d’assises se déroulèrent les 12, 13 et 14 avril 1989. Le premier jour, à l’ouverture de la séance, les jurés composant le jury de jugement ainsi que deux jurés supplémentaires furent tirés au sort. Les accusés en récusèrent cinq, soit le maximum légal, et le ministère public deux. Le jury fut ensuite définitivement constitué et l’audition des témoins commença.
10. Le 13 avril 1989, vers 13 h 50, à la reprise de la séance, les avocats du requérant déposèrent des conclusions tendant à ce qu’il leur soit donné acte de propos tenus le 12 avril, avant l’ouverture de l’audience, par l’un des jurés et entendus par une tierce personne, Mme M., et à ce que le témoignage écrit de cette dernière ainsi que lesdites conclusions soient joints au procès-verbal des débats.
11. L’attestation de Mme M., datée du 13 avril, est ainsi rédigée:
"Je soussignée, Mme [M.], atteste sur l’honneur avoir assistéaux faits suivants:
Je me trouvais à la porte du tribunal vers 13 heures, à côtéd’un groupe de personnes. D’après leur conversation, j’ai puentendre par hasard qu’elles faisaient partie du jury tiré au sort pour l’affaire Merdji [et] Remli contre Pahon.
L’une d’entre elles a ensuite laissé échapper les parolessuivantes: "En plus, je suis raciste."
Je ne connais pas le nom de cette personne mais je peuxindiquer qu’elle se trouvait à gauche du juré situéimmédiatement à gauche du juge placé à la gauche du président.
Ne pouvant me déplacer à l’audience pour confirmer les faitsen raison de l’hospitalisation récente de ma fille mais metenant à la disposition de la justice si mon audition s’avèreindispensable, j’ai établi la présente attestation pour serviret valoir ce que de droit."
12. La cour, composée en l’occurrence des seuls président et assesseurs, se retira pour délibérer puis rendit l’arrêt suivant:
Attendu que selon l’attestation manuscrite d’une dame [M.]datée du 13 avril 1989, l’un des jurés composant le jury de laprésente affaire a déclaré "en plus, je suis raciste" à laporte du tribunal vers 13 heures;
Que selon cette attestation et les conclusions, ces proposont été tenus avant l’ouverture de la première audience de laprésente affaire et hors de la présence des magistratscomposant la cour;
Qu’ainsi la cour n’est pas en mesure de donner acte de faitsqui se seraient passés hors de sa présence;
Par ces motifs,
Rejette les conclusions de donner acte dont elle est saisie;
Dit que les conclusions des demandeurs et l’attestation dela dame [M.] seront joints au procès-verbal des débats;
13. Le 14 avril 1989, la cour d’assises condamna M. Remli à la réclusion criminelle à perpétuité et M. Merdji à une peine de vingt ans de réclusion criminelle assortie d’une période de sûreté des deux tiers.
C. La procédure devant la Cour de cassation
14. M. Remli se pourvut en cassation. Il soutenait principalement que la cour d’assises avait commis une erreur de droit et méconnu l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, en considérant qu’elle n’était "pas en mesure de donner acte de faits qui se seraient passés hors de sa présence" alors qu’elle en avait la compétence.
15. Par un arrêt du 22 novembre 1989, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Elle retint notamment le motif suivant:
"(...) c’est à bon droit que la cour a refusé de donner actede faits qui, à les supposer établis, se seraient produits endehors de l’audience, en sorte qu’elle n’aurait pas été enmesure de les constater;"
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
16. La procédure devant la cour d’assises est régie par les articles 231 à 380 du code de procédure pénale ("CPP").
Cette juridiction comprend la cour proprement dite - le président et, en principe, deux assesseurs - ainsi que le jury, composé de citoyens remplissant les conditions d’aptitude prévues par la loi. Elle connaît essentiellement des crimes que lui renvoie la chambre d’accusation et des délits ou des contraventions qui leur sont connexes ou sont indivisibles avec eux. Ses arrêts ne sont pas motivés et ne peuvent faire l’objet d’un appel mais seulement d’un pourvoi en cassation.
A. Jury d’assises
1. Formation du jury de jugement
17. Pour chaque affaire inscrite au rôle de la cour d’assises, un jury de jugement est constitué à l’ouverture des débats. Il comprend neuf jurés, tirés au sort sur une liste de session. Cette dernière est formée de trente-cinq noms tirés au sort, chaque trimestre, sur une liste annuelle, elle-même composée d’un nombre de noms variable, tirés au sort sur des listes préparatoires, dressées dans chaque commune à la suite d’un premier tirage au sort effectué sur la liste électorale.
Sont également tirés au sort un ou plusieurs jurés supplémentaires qui assistent aux débats et, le cas échéant, remplacent le ou les titulaires empêchés.
Le jury de jugement est formé à l’instant même où sont sortis de l’urne neuf noms de jurés non récusés et les noms des jurés supplémentaires.
2. Récusation
18. Au moment du tirage au sort, à mesure que les noms des jurés sortent de l’urne, le ou les accusés ont la faculté d’en récuser jusqu’à cinq et le ministère public quatre. Ils ne peuvent exposer leurs motifs.
19. Aux termes des articles 668 CPP:
"Tout juge ou conseiller peut être récusé pour les causesci-après:
1o Si le juge ou son conjoint sont parents ou alliés de l’unedes parties ou de son conjoint jusqu’au degré de cousin issude germain inclusivement. La récusation peut être exercéecontre le juge, même au cas de divorce ou de décès de sonconjoint, s’il a été allié d’une des parties jusqu’au deuxièmedegré inclusivement;
2o Si le juge ou son conjoint, si les personnes dont il esttuteur, subrogé tuteur, curateur ou conseil judiciaire, si lessociétés ou associations à l’administration ou à lasurveillance desquelles il participe ont intérêt dans lacontestation;
3o Si le juge ou son conjoint est parent, allié, jusqu’au degréindiqué ci-dessus, du tuteur, subrogé tuteur, curateur ouconseil judiciaire d’une des parties ou d’un administrateur,directeur ou gérant d’une société, partie en cause;
4o Si le juge ou son conjoint se trouve dans une situation dedépendance vis-à-vis d’une des parties;
5o Si le juge a connu du procès comme magistrat, arbitre ouconseil, ou s’il a déposé comme témoin sur les faits du procès;
6o S’il y a eu procès entre le juge, son conjoint, leursparents ou alliés en ligne directe, et l’une des parties, sonconjoint ou ses parents ou alliés dans la même ligne;
7o Si le juge ou son conjoint ont un procès devant un tribunaloù l’une des parties est juge;
8o Si le juge ou son conjoint, leurs parents ou alliés en lignedirecte ont un différend sur pareille question que celledébattue entre les parties;
9o S’il y a eu entre le juge ou son conjoint et une des partiestoutes manifestations assez graves pour faire suspecter sonimpartialité."
L’article 669 CPP précise:
"L’inculpé, le prévenu, l’accusé et toute partie à l’instancequi veut récuser un juge d’instruction, un juge de police, un,plusieurs, ou l’ensemble des juges du tribunal correctionnel,des conseillers de la cour d’appel ou de la cour d’assisesdoit, à peine de nullité, présenter requête au premierprésident de la cour d’appel.
Les magistrats du ministère public ne peuvent être récusés.
La requête doit désigner nommément le ou les magistratsrécusés et contenir l’exposé des moyens invoqués avec toutesles justifications utiles à l’appui de la demande.
La partie qui aura procédé volontairement devant une cour,un tribunal ou un juge d’instruction ne sera reçue à demanderla récusation qu’à raison des circonstances survenues depuis,lorsqu’elles seront de nature à constituer une cause de récusation."
S’agissant de la cour d’assises, ces dispositions ne sont applicables qu’au président et aux assesseurs, et non aux jurés.
3. Serment
20. Le président adresse aux jurés, debout et découverts, le discours suivant:
"Vous jurez et promettez d’examiner avec l’attention la plusscrupuleuse les charges qui seront portées contre X..., de netrahir ni les intérêts de l’accusé, ni ceux de la société quil’accuse; de ne communiquer avec personne jusqu’après votredéclaration; de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni lacrainte ou l’affection; de vous décider d’après les charges etles moyens de défense, suivant votre conscience et votre intimeconviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennentà un homme probe et libre, et de conserver le secret desdélibérations, même après la cessation de vos fonctions."
Chacun des jurés, appelé individuellement par le président, répond en levant la main: "Je le jure."
B. Incidents contentieux au cours des débats et donné-acte
21. Lorsqu’un fait de nature à porter atteinte aux droits de l’une des parties intervient au cours des débats, celle-ci peut demander à la cour d’assises - composée en l’occurrence des seuls président et assesseurs - d’en "donner acte". C’est le seul moyen dont elle dispose pour le faire constater. La Cour de cassation ne peut statuer sur des griefs invoqués mais dont il n’a pas été demandé acte à la cour d’assises et qui ne sont pas constatés sur le procès-verbal des débats (Cour de cassation, chambre criminelle, 23 décembre 1899, Bulletin criminel (Bull. crim.) no 380; 24 juillet 1913, Bull. crim. no 365; 12 mai 1921, Bull. crim. no 211; 31 janvier 1946, Bull. crim. no 40; 5 mai 1955, Bull. crim. no 28; 21 novembre 1973, Bull. crim. no 427; 22 avril 1977, Dalloz-Sirey 1978, p. 28).
La cour d’assises peut refuser de donner acte de faits qui se seraient passés en dehors de l’audience. Elle apprécie en outre souverainement s’il y a lieu d’ordonner une enquête pour vérifier leur exactitude (Cour de cassation, chambre criminelle, 16 mars 1901, Bull. crim. no 85; 16 janvier 1903, Bull. crim. no 23; 5 août 1909, Bull. crim. no 422; 29 février 1984, Albarracin; 8 juillet 1985, Garbidjian).
22. Les arrêts incidents ainsi rendus ne peuvent être attaqués par la voie du recours en cassation qu’en même temps que l’arrêt sur le fond (article 316 CPP).
C. Renvoi pour cause de suspicion légitime
23. L’article 662 CPP dispose:
"En matière criminelle, correctionnelle ou de police, lachambre criminelle de la Cour de cassation peut dessaisir toutejuridiction d’instruction ou de jugement et renvoyer laconnaissance de l’affaire à une autre juridiction du mêmeordre, soit si la juridiction normalement compétente ne peutêtre légalement composée, ou si le cours de la justice setrouve autrement interrompu, soit pour cause de suspicion légitime.
La requête aux fins de renvoi peut être présentée soit parle procureur général près la Cour de cassation, soit par leministère public établi près la juridiction saisie, soit parl’inculpé, soit par la partie civile.
La présentation de la requête n’a point d’effet suspensif àmoins qu’il n’en soit autrement ordonné par la Cour decassation.
La chambre criminelle apprécie souverainement si les faits allégués constituent ou non une telle cause (Cour de cassation, chambre criminelle, 26 novembre 1931, Bull. crim. no 272; 9 mai 1932, Bull. crim. no 126; 22 mars 1933, Bull. crim. no 61; 17 novembre 1964, Bull. crim. no 301). Elle exige que le requérant établisse l’existence de circonstances suffisamment graves pour que puisse être sérieusement suspectée l’impartialité de la juridiction en cause.
Cette procédure ne peut s’appliquer qu’à une juridiction entière, et non à un ou plusieurs membres d’une juridiction collégiale (Cour de cassation, chambre criminelle, 25 novembre 1976, Bull. crim. no 343; Revue de science criminelle et de droit pénal comparé 1977, p. 603, observations J. Robert).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
24. M. Remli a saisi la Commission le 16 mai 1990. Il se plaignait de ce que sa cause n’avait pas été entendue par un tribunal impartial et d’avoir en outre fait l’objet d’une discrimination fondée sur l’origine raciale au mépris des articles 6 par. 1 et 14 (art. 6-1, art. 14) de la Convention. Il prétendait également ne pas avoir bénéficié du recours effectif devant une instance nationale prescrit par l’article 13 (art. 13) de la Convention.
25. Le 1er avril 1994, la Commission a ajourné l’examen des griefs tirés de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) pris isolément et combiné avec l’article 14 (art. 14) et a déclaré la requête (no 16839/90) irrecevable pour le surplus. Le 12 avril, elle a déclaré le premier grief recevable et a estimé qu’il n’était pas nécessaire qu’elle se prononçât séparément sur le second, celui-ci se confondant avec le problème de l’impartialité du tribunal. Dans son rapport du 30 novembre 1994 (article 31) (art. 31), elle conclut, par sept voix contre quatre, qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Le texte intégral de son avis et des deux opinions dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt 3.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
26. Dans son mémoire, le Gouvernement demande à la Cour de "bien vouloir rejeter la requête de M. Remli".
27. De son côté, le requérant
"conclut à ce qu’il plaise à la Cour (...):- condamner la France pour violation des articles 6 par. 1(art. 6-1) et 14 (art. 14) de la Convention;- lui accorder la satisfaction équitable prévue parl’article 50 (art. 50) (...)"
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 (art. 6) DE LA CONVENTION
28. Le requérant se prétend victime d’une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, ainsi libellé:
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...)par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera(...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)"
A. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement
29. Comme déjà devant la Commission, le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité.
1. Sur le non-épuisement des voies de recours internes
a) Quant au grief tiré de l’article 6 (art. 6) de la Convention
30. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes: non seulement la demande de donner acte présentée par M. Remli à la cour d’assises n’aurait pas été pertinente, mais en plus ce dernier n’aurait ni sollicité une enquête ni introduit de requête de renvoi pour cause de suspicion légitime.
La cour d’assises du Rhône ne pouvait donner acte de faits qui, à supposer qu’ils fussent établis, se seraient déroulés en dehors de la salle d’audience. Par ailleurs, en ne sollicitant pas une enquête sur la véracité des faits allégués, l’intéressé se serait privé d’un recours susceptible de remédier à la violation alléguée. En effet, si l’enquête avait permis d’établir ledit fait, la cour d’assises aurait pu remplacer le juré en cause par l’un des jurés supplémentaires. En cas de refus de la cour d’assises de faire droit à la demande d’enquête, M. Remli aurait pu déposer devant la chambre criminelle de la Cour de cassation une requête de renvoi pour cause de suspicion légitime aux fins d’obtenir le dessaisissement immédiat de la cour d’assises du Rhône. Une telle procédure ne s’appliquerait qu’à une juridiction entière et non à un ou plusieurs membres d’une juridiction collégiale suspectés de partialité. Toutefois, dans la mesure où le juré en cause n’avait pas été récusé, l’impartialité de la cour d’assises dans sa globalité risquait d’être affectée et la procédure de la requête en suspicion légitime aurait donc trouvé à s’appliquer. En vertu de l’article 662 du code de procédure pénale, la Cour de cassation aurait pu donner un effet suspensif à ladite requête.
31. D’après le requérant, la demande de donner acte constituait le recours prévu par l’article 26 (art. 26) de la Convention puisque seule celle-ci permettait de faire constater les faits litigieux. Il aurait appartenu à la cour d’assises d’ordonner d’office une enquête si elle estimait insuffisant l’élément de preuve - la déclaration écrite de Mme M. - déposé par M. Remli. Une demande d’enquête ne saurait d’ailleurs s’analyser en une voie de recours au sens de l’article 26 (art. 26). Quant à la demande de renvoi pour cause de suspicion légitime, elle présenterait un caractère tout à fait exceptionnel et ne pourrait viser qu’une juridiction dans sa globalité et non un seul juré. En l’absence d’effet suspensif d’une telle requête, la cour d’assises aurait de toute façon continué à siéger, si bien que le mal aurait été consommé.
32. La Commission partage cette dernière thèse.
33. La Cour rappelle que la finalité de l’article 26 (art. 26) est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, l’arrêt Hentrich c. France du 22 septembre 1994, série A no 296-A, p. 18, par. 33). Ainsi, le grief dont on entend saisir la Commission doit d’abord être soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées. Néanmoins, seules les voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée doivent être épuisées (voir, entre autres, l’arrêt Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique du 20 novembre 1995, série A no 332, p. 19, par. 27).
34. En l’espèce, la demande de donner acte constituait un des préalables à tout pourvoi ultérieur puisque la Cour de cassation ne peut être saisie de griefs dont la cour d’assises n’a pas donné acte et qui n’ont pas été portés au procès-verbal des débats. La cour d’assises peut certes refuser de donner acte de faits survenus en dehors de l’audience, mais elle dispose du pouvoir d’ordonner une enquête aux fins de vérifier leur fondement (paragraphe 21 ci-dessus). Dans ces conditions, et eu égard au fait qu’en présentant l’attestation écrite de Mme M. à la cour d’assises, le requérant a mis cette dernière juridiction en mesure d’exercer son pouvoir d’enquête, la Cour considère que la demande de donner acte constituait un recours effectif.
La requête de renvoi pour cause de suspicion légitime, elle, ne peut viser qu’une juridiction dans son ensemble.
Quand se trouve en cause l’impartialité d’un membre donné d’une juridiction, seule la procédure de récusation peut être mise en oeuvre. Or, s’agissant des membres du jury, la récusation ne peut jouer qu’au moment de leur tirage au sort, si bien que l’on ne pouvait plus l’utiliser en l’occurrence.
Il échet donc d’écarter l’exception.
b) Quant au grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 6 (art. 14+6)
35. Le Gouvernement soutient que, devant les juridictions nationales, M. Remli ne s’est pas plaint d’une discrimination fondée sur la race ou l’origine nationale. Le requérant invoquerait ainsi l’article 14 (art. 14) pour la première fois devant les organes de la Convention.
36. D’après le requérant, la violation de l’article 14 (art. 14) peut être alléguée devant lesdits organes dans la mesure où elle résulte de l’arrêt de la Cour de cassation lui-même.
37. Dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Commission a estimé que ce grief se confondait avec celui tiré de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et qu’il n’appelait donc pas un examen séparé.
38. Eu égard au but de la condition d’épuisement des voies de recours internes (paragraphe 33 ci-dessus), la Cour accueille l’exception présentée par le Gouvernement quant à la recevabilité du moyen fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 6 (art. 14+6).
2. Sur la tardiveté de la requête
39. Le Gouvernement excipe aussi et à titre subsidiaire de la tardiveté de la requête. L’arrêt du 22 novembre 1989 rejetant le pourvoi en cassation contre le refus de donner acte de faits survenus hors la salle d’audience ne constituerait pas la décision interne définitive faisant courir le délai de six mois à observer pour saisir la Commission. En effet, la Cour de cassation, juge du droit et non du fait, considérerait que la cour d’assises décide souverainement s’il y a lieu ou non de donner acte de faits qui se sont déroulés hors de sa présence. Partant, ledit délai aurait commencé à courir dès le 14 avril 1989, date de l’arrêt incident de la cour d’assises, de telle sorte que le requérant ne l’aurait pas respecté.
40. M. Remli combat cette thèse. Le pourvoi en cassation contre les arrêts incidents de la cour d’assises serait expressément prévu par l’article 316, dernier alinéa, du code de procédure pénale.
41. Dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Commission prend note des dispositions de l’article 316 du code de procédure pénale. Elle rappelle ensuite que la Cour de cassation se reconnaît compétente pour statuer sur d’éventuelles violations de la Convention, directement applicable en droit français, et que le Gouvernement n’a pas démontré que les moyens soulevés devant la Cour de cassation et tirés de la Convention se heurtaient à une jurisprudence si établie que le pourvoi en cassation ne pourrait passer pour un recours efficace.
Le délégué de la Commission remarque par ailleurs que la Cour de cassation n’a pas déclaré irrecevable le moyen pris de la violation de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
La date à considérer sous l’angle de l’article 26 (art. 26) serait donc celle de l’arrêt de la Cour de cassation, soit le 22 novembre 1989.
42. La Cour rappelle que le pourvoi en cassation figure parmi les voies de recours à épuiser en principe pour se conformer à l’article 26 (art. 26). A supposer même qu’il fût probablement voué à l’échec, en l’espèce, son introduction ne constituait donc pas une initiative futile; partant, elle a eu à tout le moins pour effet de reporter le point de départ du délai de six mois (voir, en dernier lieu, l’arrêt A. c. France du 23 novembre 1993, série A no 277-B, pp. 47-48, par. 30). Il échet dès lors d’écarter l’exception de tardiveté.
B. Sur le bien-fondé du grief
43. Selon M. Remli, une juridiction appelée à juger des personnes de nationalité ou d’origine étrangère manque d’impartialité lorsqu’elle comprend un juré qui a affiché publiquement, avant l’audience, des sentiments racistes. Le juré en cause n’aurait pas dû siéger dans une affaire qu’il n’était pas capable d’apprécier en toute objectivité.
Or la cour d’assises du Rhône a rejeté sa demande de donner acte des propos litigieux alors qu’elle aurait eu la compétence d’y faire droit. La déclaration écrite de Mme M. serait pourtant claire, circonstanciée et exempte d’ambiguïté ou contradiction, rapporterait avec précision lesdits propos et identifierait leur auteur.
Lorsque, comme en l’espèce, les faits allégués sont de nature à jeter un très fort doute sur l’impartialité de l’un des jurés, la cour d’assises aurait l’obligation d’en donner acte faute de quoi, elle refuserait à l’accusé la possibilité d’obtenir son jugement par un tribunal impartial. Bref, la cour d’assises et la Cour de cassation auraient dû réagir.
44. Le Gouvernement reconnaît qu’une juridiction comportant en son sein un juré se déclarant raciste ne peut passer pour impartiale. Néanmoins, la réalité de telles opinions racistes devrait être acquise avec certitude et la preuve devrait être rapportée que celles-ci ont pu affecter la décision de condamnation. Or, en l’espèce, l’attestation de Mme M. ne serait pas suffisamment sérieuse et étayée pour constituer un élément de preuve de nature à jeter objectivement un doute sur l’impartialité du jury. D’une part, elle serait en contradiction avec les affirmations des conseils du requérant et, d’autre part, la phrase "En plus, je suis raciste" pourrait aussi bien avoir été prononcée sous forme de boutade ou en liaison avec une autre affaire ou uniquement avec le coaccusé du requérant, de nationalité algérienne, et non avec ce dernier qui est de nationalité française. Il ne serait donc pas possible de considérer comme établie l’existence d’un doute quant à l’impartialité d’un membre du jury ayant jugé le requérant.
Par ailleurs, une cour n’aurait pas à vérifier toutes les remarques qu’un juré peut faire avant d’être tiré au sort. En l’espèce, le juré en question n’a pas été récusé. Après cela, c’est l’impartialité du jury lui-même qui est mise en jeu. Or dans la présente affaire, il est difficile de qualifier le jury dans sa totalité de partial, d’autant plus que d’après le code de procédure pénale, une décision défavorable à l’accusé ne peut être prise qu’à la majorité d’au moins huit voix.
45. D’après la Commission, l’attestation rédigée par Mme M. était exempte de contradiction et permettait d’identifier précisément l’auteur des propos. La cour d’assises n’ayant pas vérifié les faits allégués, le requérant pouvait légitimement mettre en doute son impartialité, et les craintes de celui-ci à cet égard seraient objectivement justifiées. Il y aurait donc eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
46. La Cour renvoie aux principes établis par sa jurisprudence et relatifs à l’indépendance et à l’impartialité des tribunaux. Ils valent pour les jurés comme pour les magistrats, professionnels ou non (voir l’arrêt Holm c. Suède du 25 novembre 1993, série A no 279-A, p. 14, par. 30).
Pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge un défaut d’impartialité, l’optique de l’accusé entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l’intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (voir notamment les arrêts Saraiva de Carvalho c. Portugal du 22 avril 1994, série A no 286-B, p. 38, par. 35, et Padovani c. Italie du 26 février 1993, série A no 257-B, p. 20, par. 27).
47. La Cour note qu’en l’espèce la cour d’assises du Rhône était appelée à juger M. Remli et son coaccusé, tous deux d’origine maghrébine, et qu’une tierce personne, Mme M., a attesté par écrit avoir entendu l’un des membres du jury déclarer: "En plus, je suis raciste."
Il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la valeur probante de la déclaration écrite de Mme M. ni sur la réalité des propos racistes imputés au juré en cause. Elle se borne à constater que les conseils du requérant ont déposé ladite déclaration - qui contenait une allégation grave dans le contexte de l’affaire - devant la cour d’assises et lui ont demandé de leur en donner acte. Cette dernière juridiction a rejeté la requête sans même examiner l’élément de preuve qui lui était présenté, au motif de pure forme qu’elle n’était "pas en mesure de donner acte de faits qui se seraient passés hors de sa présence". Elle n’a en outre pas ordonné d’enquête pour vérifier le fait litigieux - et, le cas échéant, en donner ensuite acte à la défense - alors qu’elle en avait la possibilité. En conséquence, le requérant n’était en mesure ni d’obtenir le remplacement du juré en cause par l’un des jurés supplémentaires ni d’invoquer ledit fait à l’appui de son pourvoi en cassation (paragraphe 21 ci-dessus). Il ne pouvait non plus récuser ledit juré puisque le jury était définitivement constitué (paragraphe 17 ci-dessus) et aucun appel contre l’arrêt d’assises ne lui était ouvert (paragraphe 16 ci-dessus).
48. Avec la Commission, la Cour considère que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention implique pour toute juridiction nationale l’obligation de vérifier si, par sa composition, elle constitue "un tribunal impartial" au sens de cette disposition lorsque, comme en l’espèce, surgit sur ce point une contestation qui n’apparaît pas d’emblée manifestement dépourvue de sérieux.
Or, dans la présente affaire, la cour d’assises du Rhône n’a pas procédé à une telle vérification, privant ainsi M. Remli de la possibilité de remédier, le cas échéant, à une situation contraire aux exigences de la Convention. Cette constatation, eu égard à la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable, suffit à la Cour pour conclure à la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
"Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autreautorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement oupartiellement en opposition avec des obligations découlant dela (...) Convention, et si le droit interne de ladite Partiene permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cettedécision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde,s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable."
A. Dommage moral
50. M. Remli sollicite 1 000 000 francs français (FRF) pour dommage moral.
51. Le délégué de la Commission invite la Cour à évaluer ledit dommage en équité.
52. Avec le Gouvernement, la Cour estime que le constat d’une infraction à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) fournit en soi une satisfaction équitable suffisante.
B. Révision de l’arrêt ou réduction de la peine
53. Le requérant demande ensuite à être rejugé par une cour d’assises présentant toutes les garanties d’impartialité ou, à défaut, à voir sa peine de réclusion criminelle à perpétuité commuée en une peine de quinze années de réclusion criminelle.
54. Avec le Gouvernement et le délégué de la Commission, la Cour rappelle que l’article 50 (art. 50) ne lui donne pas compétence pour adresser une telle injonction à un Etat contractant (voir, par exemple, l’arrêt Saïdi c. France du 20 septembre 1993, série A no 261-C, p. 57, par. 47).
C. Frais et dépens
55. M. Remli réclame 166 896 FRF (taxe sur la valeur ajoutée - TVA - comprise) pour frais et dépens, soit 118 600 FRF pour ceux supportés devant les juridictions nationales et 48 296 FRF pour ceux engagés devant les organes de la Convention.
56. Le Gouvernement soutient que l’intéressé n’a pas fourni de justificatif quant à ces dépenses, si bien qu’il convient de rejeter sa demande ou, à défaut, de surseoir à statuer sur l’application de l’article 50 (art. 50). Il ajoute qu’en tout état de cause, il n’y a pas lieu à remboursement des frais et dépens engagés devant les juridictions internes.
57. Quant au délégué de la Commission, il estime que le remboursement des frais et dépens doit être limité à ceux qui ont été exposés pour redresser, dans l’ordre interne et dans l’ordre international, la violation alléguée.
58. Constatant que le requérant a détaillé ses prétentions dans son mémoire et ses observations complémentaires, et statuant en équité, la Cour accorde à ce dernier 60 000 FRF, TVA comprise.
D. Intérêts moratoires
59. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt était de 6,65 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, par sept voix contre deux, l’exception préliminairedu Gouvernement fondée sur le non-épuisement des voies derecours internes quant au grief tiré de l’article 6 (art. 6)de la Convention;
2. Dit, à l’unanimité, que faute d’épuisement des voies de recoursinternes, elle ne peut connaître du grief tiré de l’article 14de la Convention combiné avec l’article 6 (art. 14+6);
3. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire duGouvernement fondée sur le dépassement du délai de six mois;
4. Dit, par cinq voix contre quatre, qu’il y a eu violation del’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
5. Dit, à l’unanimité, que le présent arrêt constitue unesatisfaction équitable suffisante quant au préjudice allégué;
6. Dit, par huit voix contre une, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 60 000 (soixante mille)francs français, pour frais et dépens, montant à majorer d’unintérêt non capitalisable de 6,65 % l’an à compter del’expiration dudit délai et jusqu’au versement;
7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 23 avril 1996.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé des opinions dissidentes de MM. Thór Vilhjálmsson, Pettiti, Lopes Rocha et Mifsud Bonnici.
R. R.
H. P.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
(Traduction)
Sur les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement, je suis d’accord avec la majorité de la Cour. Sur le fond, par contre, j’aimerais formuler les remarques suivantes. Si j’examine la violation alléguée au regard de l’expérience quotidienne des juges et des avocats, il m’apparaît évident qu’elle est peu réaliste et qu’elle n’aurait pas pu influencer le verdict, à supposer même que l’exposé des faits par le requérant soit exact. J’estime très respectueusement que le grief est d’une insignifiance telle que l’affaire échappe au domaine des droits de l’homme. Je suis par conséquent en désaccord avec la majorité de la Cour sur le bien-fondé de l’affaire et ne constate aucune violation de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI
J’ai voté avec la minorité pour la non-violation de la Convention, en opposition avec le raisonnement suivi par la majorité de la chambre.
Celle-ci considère que le refus de donner acte prononcé par la cour d’assises à propos de la déclaration écrite de Mme M. est de nature à mettre en doute, au moins pour M. Remli, l’impartialité de la juridiction au sens de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
Pour parvenir à cette conclusion, la chambre part du texte de la déclaration de Mme M., ainsi rédigée:
"Je soussignée, Mme [M.], atteste sur l’honneur avoir assistéaux faits suivants:
Je me trouvais à la porte du tribunal vers 13 heures, à côtéd’un groupe de personnes. D’après leur conversation, j’ai puentendre par hasard qu’elles faisaient partie du jury tiré ausort pour l’affaire Merdji [et] Remli contre Pahon.
L’une d’entre elles a ensuite laissé échapper les parolessuivantes: "En plus, je suis raciste."
Je ne connais pas le nom de cette personne mais je peux indiquer qu’elle se trouvait à gauche du juré situéimmédiatement à gauche du juge placé à la gauche du président.
Ne pouvant me déplacer à l’audience pour confirmer les faitsen raison de l’hospitalisation récente de ma fille mais metenant à la disposition de la justice si mon audition s’avèreindispensable, j’ai établi la présente attestation pour serviret valoir ce que de droit."
Elle prend également en compte l’arrêt de la cour d’assises qui retient les motifs suivants:
Attendu que selon l’attestation manuscrite d’une dame [M.]datée du 13 avril 1989, l’un des jurés composant le jury de laprésente affaire a déclaré "en plus, je suis raciste" à laporte du tribunal vers 13 heures;
Que selon cette attestation et les conclusions, ces proposont été tenus avant l’ouverture de la première audience de laprésente affaire et hors de la présence des magistrats composant la cour;
Qu’ainsi la cour n’est pas en mesure de donner acte de faitsqui se seraient passés hors de sa présence;
Certes, la chambre indique au paragraphe 47 qu’elle ne se prononce pas sur la valeur probante de la déclaration, mais elle la retient quant à sa date et à sa teneur, au risque de se contredire. Ce faisant, la chambre admet au moins implicitement que le prétendu propos aurait été tenu le 12 avril 1989 et aurait donc nécessité une réaction de la cour d’assises.
Mais le texte de la déclaration ne peut être glosé ou interprété. Pris dans sa rédaction textuelle, il signifie que le propos aurait été entendu le 13 avril 1989. En effet, le 12, Mme M., à la porte du palais avant l’audience, ne pouvait matériellement savoir qu’il s’agissait d’un des jurés composant le jury de l’affaire Remli puisque le tirage au sort n’a eu lieu qu’après 13 heures, le 12.
L’avocat de M. Remli a situé le propos dans ses conclusions comme tenu le 12, erreur manifeste. Le 12 d’ailleurs, il eût été possible de récuser le juré lors du tirage au sort, ce qui fut le cas pour d’autres jurés. Le 13, ce n’était plus possible. De ce fait, le refus de donner acte était légitime. En tout état de cause, la défense disposait le 13 d’autres moyens pour tirer au clair la difficulté, soit demande d’audition de Mme M. en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, soit demande d’enquête. Si même ces demandes avaient été rejetées, la défense aurait pu tirer les conséquences de ces refus, mais par tactique, elle en a décidé autrement. La chambre (paragraphe 48) reproche à la cour d’assises de n’avoir pas procédé à une vérification. Ceci comporte le risque de se substituer à la juridiction nationale dans l’appréciation du fait, d’autant que la nature et l’incidence sur la portée du propos "hypothétique" n’ont pas été explicitées dans l’arrêt. En tout cas, c’est, suivant la chambre, l’impossibilité de remédier à une telle situation qui fonderait la décision de violation. Ceci me paraît critiquable.
Pour étayer un tel raisonnement, la chambre eut dû, selon moi, d’une part, se prononcer sur l’absence de demande d’audition et de demande d’enquête et, d’autre part et surtout, se prononcer sur l’exercice qui restait ouvert à la défense d’exercer la requête en suspicion légitime en déposant une requête de renvoi devant la chambre criminelle.
La chambre a examiné au titre de l’exception de non-épuisement cet acte de procédure en fonction de son caractère non suspensif, mais ne l’a pas traité au titre du remède approprié pour corriger, s’il y avait lieu, tout risque de non-impartialité ou même d’apparence de partialité.
Certes, la requête en suspicion légitime n’était pas suspensive. Certes, en cas d’admission par la chambre criminelle de la Cour de cassation, la décision viserait la collégialité et non le seul juré critiqué.
Mais au sens de l’article 6 (art. 6) de la Convention, le remède à l’éventuelle non-impartialité peut résulter d’un recours visant la collégialité et non exclusivement un recours visant un seul juge ou juré.
En tout cas, la chambre devait se prononcer sur ce point et sur la suite que pouvait entraîner le dépôt de la requête en suspicion légitime.
Au surplus, dans le cas d’espèce, rien dans la procédure interne n’établissait que le propos, s’il avait été tenu, eût été déterminant pour la collégialité et pour le vote du jury (voir le paragraphe 44 de l’arrêt).
Il faut se garder d’excès dans la théorie de l’apparence au regard de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
Dans le cas d’espèce, la chambre me paraît s’être écartée de la ligne traditionnelle de la Cour, en ne prenant pas en compte les voies de recours du droit interne permettant de remédier au moins au niveau du dernier degré de juridiction à des risques de non-respect de la règle d’impartialité.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOPES ROCHA
Je regrette de ne pas être d’accord avec la majorité en ce qui concerne le fond de l’affaire.
Avec M. le juge Pettiti, je suis d’avis qu’en l’espèce, rien ne prouve que les propos attribués au juré en cause aient pu jeter un doute sur l’impartialité de la cour d’assises dans sa totalité: à supposer qu’ils fussent réels, ils ne suffisaient pas à mettre raisonnablement en cause l’impartialité de ladite cour.
De tels propos, pris hors d’un contexte dont on ignore les détails et les circonstances particulières pourraient ne relever que d’une "boutade". Ils ne démontrent pas forcément un parti pris susceptible d’influencer le vote de leur auteur au stade de la décision collégiale.
Comme le souligne M. le juge Thór Vilhjálmsson dans son opinion dissidente, le grief est d’une insignifiance telle au regard de l’ensemble des faits de la cause qu’il ne peut raisonnablement convaincre de l’existence d’une violation du droit à un tribunal impartial.
C’est pourquoi, à mon avis, il n’y a pas eu violation de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MIFSUD BONNICI
(Traduction)
1. Compte tenu des voies procédurales ouvertes au requérant après que son avocat l’eut informé des propos prétendument entendus par Mme M., j’ai jugé que sa requête était vouée à l’échec car il n’avait pas épuisé les voies de recours internes avant de saisir les organes de la Convention.
2. Le jury, composé de neuf jurés et deux jurés supplémentaires, avait été constitué et la cour d’assises avait commencé l’audition des témoins. D’après les règles du code français de procédure pénale, il n’était plus possible, à ce stade, de récuser un juré. Le requérant a donc eu raison de demander à la cour de prendre acte de l’incident rapporté par Mme M. La cour n’a pas donné suite à la demande d’examen de ces allégations mais a tout de même ordonné que les conclusions écrites de l’avocat et la déclaration de Mme M. soient jointes au procès-verbal des débats.
3. A ce stade du procès, le requérant aurait pu tirer parti des dispositions de l’article 662 du code de procédure pénale (paragraphe 23 de l’arrêt), en demandant à la Cour de cassation de renvoyer l’affaire devant une autre juridiction de jugement pour suspicion légitime de partialité. Il lui était possible de procéder ainsi parce que la cour d’assises avait décidé de joindre au procès-verbal des débats la déclaration de Mme M. ainsi que les conclusions écrites de la défense. La décision de la cour d’assises ne pouvait en pratique viser d’autre but, compte tenu des termes des règles internes de procédure pénale.
4. Certes, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, une telle demande ne peut être satisfaite que si la suspicion de partialité vise la juridiction entière et non un seul membre d’une composition collégiale, mais je considère que la Cour de cassation aurait dû être en mesure de revoir sa jurisprudence en la matière en fonction des règles de la Convention, que doivent à présent suivre les tribunaux français. La doctrine du précédent ne fait pas partie de l’ordre juridique français.
5. L’on peut objecter que cela est trop demander au requérant. Cependant, j’estime que tel est l’esprit de l’article 26 (art. 26) de la Convention, selon lequel toutes les voies de recours internes disponibles doivent être épuisées avant de saisir les organes de la Convention. Tout Etat contractant doit bénéficier de toutes les occasions d’"éviter ou redresser les violations alléguées", selon les termes de l’arrêt Cardot c. France du 19 mars 1991 (série A no 200, p. 19, par. 36) et de l’arrêt antérieur De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique du 18 novembre 1970 (série A no 12, p. 29, par. 50), lequel invite les Etats à "remédier [à leurs actes] dans leur ordre juridique interne". Compte tenu de la rigidité des règles de la procédure pénale en France, j’estime qu’il était d’autant plus indispensable d’appliquer en l’occurrence l’article 26 (art. 26) que les actes dont il s’agit peuvent être considérés comme susceptibles de se produire fréquemment dans des procès d’assises. Je me sens en outre conforté dans cette opinion du fait que la cour d’assises aurait facilement pu remplacer un juré par un juré supplémentaire, sauf si elle estimait n’avoir cette compétence au regard du code de procédure pénale que si elle disposait d’une directive, directe ou non, donnée en ce sens par la Cour de cassation.
6. Compte tenu de ce qui précède, je n’examinerai pas l’affaire plus avant, car il me semble disproportionné de considérer que, même en admettant que l’un des neuf jurés siégeant au procès aux côtés de trois juges nourrissait des préjugés racistes, ce fait conduise à conclure que le procès n’était pas "équitable" car le tribunal n’était pas "impartial". Selon moi, cette circonstance, considérée à la lumière de l’ensemble de la procédure (arrêt Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne du 6 décembre 1988, série A no 146, p. 31, par. 68), ne justifie pas un constat de violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
1 L'affaire porte le n° 4/1995/510/593. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes
2 Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994 et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors
3 Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions, 1996), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.
ARRÊT REMLI c. FRANCE
ARRÊT REMLI c. FRANCE
ARRÊT REMLI c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
ARRÊT REMLI c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI
ARRÊT REMLI c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE PETTITI
ARRÊT REMLI c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LOPES ROCHA
ARRÊT REMLI c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MIFSUD BONNICI
ARRÊT REMLI c. FRANCE
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE MIFSUD BONNICI